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Penhor obéit, et dès qu'elle fut montée l'eau passa sur la tête d'Amel.

Penhor, pleurant tout son cœur par ses yeux, tenait l'enfant. Quand l'eau toucha sa ceinture, elle éleva le petit Raoul, après l'avoir pressé contre sa poitrine, et lui dit : Grimpé le long de moi, je vais t'aider. Tu mettras tes petits pieds sur mes épaules et tu te tiendras ferme... Oh! mère! dit l'enfant. Je ne veux pas !

Dépêche-toi, je le veux; peut-être que l'eau enfin s'arrêtera. En te soutenant sur moi, tu dureras un instant de plus, et si tu es sauvé, ce sera bien... Adieu, chéri de moi, mon fils, mon cœur; souviens-toi de ton père et de ta mère...

Elle ne parla plus, parce que l'eau couvrit sa bouche. Au-dessus des vagues, il ne resta que la tête blonde du petit Raoul, et un pli de sa robe azurée qui flottait au courant.

Or la Vierge de Saint-Vinol, juste en ce moment, sortait par la plus haute fenêtre de l'église où tout était noyé, abandonnant sa niche submergée pour se réfugier au ciel. Elle emportait toutes ses offrandes avec elle. En prenant son vol, elle aperçut la tête blonde du petit Raoul et le pli de sa robe bleue. La Vierge s'arrêta.

Cet enfant est à moi, dit-elle; je veux l'emporter aussi.

Et, en effet, elle le prit par ses doux cheveux, croyant le soulever aisément; mais l'enfant était lourd, lourd. pour un si petit corps; si lourd, que la sainte Vierge fut obligée de lâcher toutes ses offrandes et d'y mettre les deux mains.

Quand elle eut tout lâché, le lin, les tissus et les fleurs, elle put enfin soulever l'enfant, et alors elle ne s'étonna plus du poids qu'il pesait. Penhor, sa mère, s'attachait à lui de ses doigts mourants, et, de ses doigts mourants, le père s'attachait à la mère.

-Oh! dit la Vierge, émue et joyeuse à la vue de cette grappe de cœurs, Dieu a fait de belles choses sur la terre!

Et, dans un pan de sa robe étoilée, elle mit le père avec la mère, la mère avec l'enfant; trois amours qui n'ont qu'un seul nom la famille.

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La barque est petite et la mer immense,
La vague nous jette au ciel en courroux,
Le ciel nous renvoie au flot en démence :
Près du mât rompu prions à genoux!

De nous à la tombe il n'est qu'une planche :
Peut-être ce soir, dans un lit amer,

Sous un froid linceul, fait d'écume blanche,
Irons-nous dormir, veillés par l'éclair!

Fleur du paradis, sainte Notre-Dame,
Si bonne aux marins en péril de mort,
Apaise le vent, fais taire la lame,
Et pousse du doigt notre esquif au port.

Nous te donnerons, si tu nous délivres,
Une belle robe en papier d'argent,
Un cierge à festons pesant quatre livres,
Et, pour ton Jésus, un petit saint Jean.
THEOPHILE GAUTIER.

(Emauc et Camées. — Charpentier.}

Le dragon.

Ce fut par esprit de charité et par des vues de prudence que le grand maître de l'ordre des chevaliers hos

pitaliers, Hélion de Villeneuve, défendit à tous les chevaliers, sous peine de privation de l'habit, de s'attacher à combattre un serpent ou un crocodile, espèce d'animal amphibie qui vit et qui se nourrit dans les marais et au bord des grandes rivières.

Ce crocodile était d'une énorme grandeur, causait beaucoup de désordre dans l'île, et il avait même dévoré quelques habitants.

La retraite de ce furieux animal était dans une caverne située au bord d'un marais, au pied du mont SaintÉtienne, à deux milles de la ville. Il en sortait souvent pour chercher sa proie. Il mangeait des moutons, des vaches, quelquefois des chevaux quand ils approchaient de l'eau et du bord du marais; on se plaignait même qu'il avait dévoré de jeunes pâtres qui gardaient leurs troupeaux.

Plusieurs et des plus braves du couvent, en différents temps et à l'insu des autres, sortirent séparément de la ville pour tâcher de le tuer; mais on n'en vit revenir

aucun.

Comme l'usage des armes à feu n'était point encore inventé, et que la peau de cette espèce de monstre était couverte d'écailles à l'épreuve des flèches et des dards les plus acérés, les armes, pour ainsi dire, n'étaient pas égales, et le serpent les avait bientôt terrassés. Ce fut le motif qui obligea le grand maître à défendre aux chevaliers de tenter davantage une entreprise qui paraissait au-dessus des forces humaines.

Tous obéirent, à l'exception d'un seul, chevalier de la langue de Provence appelé Dieudonné de Gozon, qui, au préjudice de cette défense, et sans être épouvanté du sort de ses confrères, forma secrètement le dessein de combattre cette bête carnassière; et il résolut d'y périr ou d'en délivrer l'île de Rhodes.

On attribua cette résolution au courage déterminé de

1. Ordre militaire institué originairement pour recevoir et assister les pèlerins chevaliers de Rhodes, de Malte, de Saint-Jean de Jérusalem.

:

Nouv. lectures littéraires.

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ce chevalier. D'autres prétendent qu'il y fut engagé par les railleries fréquentes qu'on fit de son courage dans Rhodes, et sur ce qu'étant sorti plusieurs fois dela ville, pour combattre le serpent, il s'était contenté de le reconnaître de loin, et que, dans ce péril, il avait fait plus d'usage de sa prudence que de sa valeur.

Quoi qu'il en soit des motifs qui déterminèrent ce chevalier à tenter cette aventure, pour commencer à mettre son projet à exécution il passa en France, et se retira dans le château de Gozon, qui subsiste encore aujourd'hui (1731) dans la province de Languedoc.

Ayant reconnu que le serpent qu'il voulait attaquer n'avait point d'écailles sous le ventre, il forma sur cette observation le plan de son entreprise.

Il fit faire en bois ou en carton une figure de cette bête énorme, sur l'idée qu'il en avait conservée, et il tâcha surtout qu'on en imitât la couleur. Il dressa ensuite deux jeunes dogues à accourir à ses cris, et à se jeter sous le ventre de cette affreuse bête, pendant que, monté à cheval, couvert de ses armes et la lance à la main, il feignait de son côté de porter des coups en différents endroits.

Ce chevalier employa plusieurs mois à faire tous les jours cet exercice, et il ne vit pas plutôt ses dogues dressés à ce genre de combat qu'il retourna à Rhodes.

A peine fut-il arrivé dans l'île que, sans communiquer son dessein à qui que ce soit, il fit porter secrètement ses armes proche d'une église située au haut de la montagne de Saint-Étienne, où il se rendit accompagné seulement de deux domestiques qu'il avait amenés de France.

Il entra dans l'église, et, après s'être recommandé à Dieu, il prit les armes, monta à cheval, et ordonna à ses deux domestiques, s'il périssait dans ce combat, de s'en retourner en France; mais de se rendre auprès de lui, s'ils apercevaient qu'il eût tué le serpent ou qu'il en eût été blessé. Il descendit ensuite de la montagne avec ses deux chiens, marcha droit au marais et au repaire du

serpent qui, au bruit qu'il faisait, accourut, la gueule ouverte et les yeux étincelants, pour le dévorer.

Gozon lui porta un coup de lance, que l'épaisseur et la dureté des écailles rendit inutile. Il se préparait à redoubler ses coups; mais son cheval, épouvanté des sifflements et de l'odeur du serpent, refuse d'avancer, recule, se jette à côté; et il aurait été cause de la perte de son maître si, sans s'étonner, ce dernier ne se fût jeté à bas; et, mettant aussitôt l'épée à la main, accompagné de ses deux fidèles dogues, il joint cette horrible bête, et lui porte plusieurs coups en différents endroits, mais que la dureté des écailles l'empêcha d'entamer. Le furieux animal, d'un coup de queue, le jeta même à terre, et il en aurait été infailliblement dévoré si les deux chiens, suivant qu'ils avaient été dressés, ne se fussent attachés au ventre du serpent qu'ils déchiraient par de cruelles morsures, sans que, malgré tous ses efforts, il pût leur faire lâcher prise.

Le chevalier, à la faveur de ce secours, se relève, et, se joignant à ses deux dogues, enfonce son épée jusqu'aux gardes dans un endroit qui n'était point défendu par des écailles : il y fit une large plaie dont il sortit des flots de sang. Le monstre, blessé à mort, tombe sur le chevalier qu'il abat une seconde fois; et il l'aurait étouffé par le poids et la masse énorme de son corps, si les deux domestiques, spectateurs de ce combat, voyant le serpent mort, n'étaient accourus au secours de leur maître. Ils le trouvèrent évanoui et le crurent mort; mais, après l'avoir retiré de dessous le serpent avec beaucoup de peine, pour lui donner lieu de respirer s'il était encore en vie, ils lui ôtèrent son casque, et, après qu'on lui eut jeté de l'eau sur le visage, il ouvrit enfin les yeux. Le premier spectacle, et le plus agréable qui se pouvait présenter à sa vue, fut celui de voir son ennemi mort, et d'avoir réussi dans une entreprise si difficile, où plusieurs de ses confrères avaient succombé.

On n'eut pas plutôt appris dans la ville sa victoire et la mort du serpent, qu'une foule d'habitants sortirent audevant de lui. Les chevaliers le conduisirent en triomphe

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