CRIQUEVILLE. Ce que vous voudrez... Un déjeuner... au Café de Paris? MONTDOUILLARD. C'est tenu. CRIQUEVILLE. Commençons par les qualités... Ah! ne me cachez pas votre gilet !... c'est mon livre. MONTDOUILLARD. Je l'étale... Allez! CRIQUEVILLE, lorgnant le gilet. — J'y lis d'abord... que vous êtes un homme charmant. MONTDOUILLARD. Ça... ce n'est pas malin! CRIQUEVILLE, continuant. D'un esprit des plus distingués, d'un commerce agréable... MONTDOUILLARD, flatté et étonné. Ah! mais... c'est curieux ça ! CRIQUEVILLE. Possédant au plus haut degré le tact des affaires... le génie de la spéculation! MONTDOUILLARD. Ah! mais... c'est très curieux, ça ! CRIQUEVILLE. Si je me trompe, reprenez-moi. MONTDOUILLARD. allez toujours! CRIQUEVILLE. Non, vous ne vous trompez pas!... Grand, généreux, brave, loyal... MONTDOUILLARD, à part. - C'est inouï ! il n'oublie rien ! CRIQUEVILLE. Enfin, monsieur, cet admirable gilet me révèle chez vous un mérite bien rare... celui qui fait l'homme supérieur, l'homme vraiment accompli... MONTDOUILLARD. - Lequel? CRIQUEVILLE. Vous n'aimez pas les compliments... vous détestez la flatterie... MONTDOUILLARD. C'est vrai! (A part.) Ma parole, c'est écrasant! - CRIQUEVILLE. Eh bien, monsieur, vous voyez... Oui! très bien pour les qualités... mais les défauts! mes défauts? CRIQUEVILLE, à part. — J'ai une faim de crocodile! (Haut.) Permettez... (Après avoir lorgné le gilet.) Pas un seul ! MONTDOUILLARD, vivement. Vous avez gagné! (A part.) C'est prodigieux! il est très spirituel! (Haut.) Parbleu! monsieur, vous m'allez... je veux que nous soyons amis! Ce cher! Tiens! comment vous appelez-vous? MONTDOUILLARD. allons déjeuner! Moi aussi!... Puisque j'ai perdu... CRIQUEVILLE. Oh! un autre jour!... rien ne presse... Du tout!... aujourd'hui... j'y tiens! MONTDOUILLARD. (A part.) C'est un de mes amis qui paye! CRIQUEVILLE. A vos ordres... partez devant... je vous suis... j'attends mon domestique. MONTDOUILLARD. C'est ça!... je vais faire ouvrir les huîtres... et vous annoncer à mes amis!... Dites-donc, vous nous referez la lecture de mon gilet? CRIQUEVILLE. Oh! c'est que... MONTDOUILLARD. Si! Si! devant le monde... ça me fera plaisir... Adieu. (A part, en sortant.) Il est charmant! charmant! charmant! EUGÈNE LABICHE. (La Chasse aux Corbeaux. Calmann Lévy, édit.) SEPTIÈME PARTIE SCÈNES ET TABLEAUX DE LA NATURE La plaine brille, heureuse et pure, VICTOR HUGO. Le printemps. Le temps a laissé son manteau De soleil luisant, clair et beau. Il n'y a bête ni oiseau Qu'en son jargon ne chante ou crie: Rivière, fontaine et ruisseau 1 Le temps a laissé son manteau CHARLES D'ORLÉANS. 1. D'orfavrerie artistement travaillées. (Rondeaux.) Avril. Avril, l'honneur et des bois Avril, la douce espérance Nourrissent leur jeune enfance; Avril, l'honneur des prés verls, Qui, d'une humeur bigarrée, Leur parure diaprée ; Avril, c'est ta douce main De la nature, desserre Une moisson de senteurs Embaumant l'air et la terre. C'est toi, courtois et gentil, Retires ces passagères, Du printemps les messagères. L'aubépine et l'églantin L'œillet, le lis et les roses, A foison, Montrent leurs robes écloses. 1. Pers désigne toutes les nuances du bleu; en général, cepen dant, un bleu foncé. 2. Hirondelles. Le gentil rossignolet, Découpe dessous l'ombrage Au doux chant de son ramage. RÉMY BELLEAU. Symphonie du printemps. D'abord un frémissement à peine sensible, un sourd frisson qui court à travers la forêt: murmure mystérieux de l'herbe qui pousse, de la feuille qui se déplie et de la sève qui monte; puis, au bord des taillis où jaunissent les cornouillers en fleurs, au fond des combes1 humides où le joli-bois épanouit ses calices roses, trois notes éclatent, trois notes vives, lestes et allègrement redoublées c'est le premier éveillé des chanteurs, le merle qui siffle sa chanson d'écolier aux arbres à peine bourgeonnants. Il a l'air de crier aux quatre coins de la forêt « Gai! gai! qu'on s'ébaudisse, voici le printemps revenu, voici la Saint-Aubin, où chaque oiseau marque déjà la place de son nid! >> A ce joyeux boute-en-train deux voix répondent : l'une, qui jaillit de dessous les grands couverts, veloutée et vibrante à la fois, c'est le pinson; -l'autre, partant des lisières, claire, naïve et sautillante, c'est la fauvette à tête noire. Ces deux nouveaux chanteurs n'ont qu'une courte mélodie; mais ils la répètent à satiété, comme s'ils éprouvaient le besoin de se bien convaincre eux-mêmes que l'hiver est sérieusement fini, et qu'en dépit des giboulées d'avril, le printemps n'est pas contremandé. Là-bas, dans la plaine où les blés et les seigles ver 1. Pli de terrain, petite vallée. |