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de taille, l'air ingénu, de gros souliers aux pieds et un bâton à la main. Un rire universel accueille le nouveau venu. L'examinateur lui fait remarquer ce qu'il croit être une méprise, et sur sa réponse qu'il vient pour subir l'examen, il lui permet de s'asseoir. On attendait avec impatience le tour du petit paysan. Il vient enfin. Dès les premières questions, La Place reconnaît une fermeté d'esprit qui le surprend. Il pousse l'examen au delà de ses limites naturelles; il va jusqu'à l'entrée du calcul infinitésimal: les réponses sont toujours claires, précises, marquées au coin d'une intelligence qui sait et qui sent. La Place est touché; il embrasse le jeune homme et lui annonce qu'il est le premier de la promotion. L'école se lève tout entière, et accompagne en triomphe dans la ville le fils du boulanger de Nancy. Vingt ans après, La Place disait à l'empereur: « Un des plus beaux examens que j'aie vu passer dans ma vie est celui de votre aide de camp le général Drouot. »

Un décret de la Convention nationale, qui appelait au service les dix premiers élèves de la promotion où il avait été compris, ne tarda pas d'envoyer Drouot à l'armée du Nord en qualité de second lieutenant au 1er régiment d'artillerie à pied. L'armée du Nord avait à sauver Dunkerque assiégé par les Anglais et les Hollandais sous le commandement du duc d'York. Successivement chassé de toutes ses positions, l'ennemi s'était retranché au pied de la petite ville d'Hondschoote, par où il couvrait encore les places de Bergues, de Furnes et de Dunkerque. Il s'agissait de l'arracher de ce poste, qui était son der< nier point d'appui. L'armée française s'y porta deux fois sans réussir dans son attaque, à cause de l'artillerie qui la foudroyait. Dans une troisième tentative, Drouot, qui commandait la 14 compagnie de son régiment en l'absence du capitaine et du premier lieutenant, établit de lui-même une batterie qui assura le succès du mouve

ment et le gain de la bataille par la prise de la redoute d'Hondschoote. Un représentant du peuple vint lui adresser des félicitations. Drouot remarquant qu'on ne poursuivait pas les Anglais, dont la retraite était fort périlleuse, on lui fit entendre que les troupes étaient fatiguées « Des troupes victorieuses, répondit-il, n'ont pas besoin de repos. >>

Le service que rendit Drouot à la bataille d'Hondschoote, il le rendit cent fois dans le cours de sa vie militaire. Mais tant qu'il occupa des grades inférieurs, la renommée n'en apprit que peu de chose à la France. Doué d'un coup d'œil sûr, d'une intrépidité égale à sa présence d'esprit, il possédait l'art d'obtenir du canon dans un moment donné un effet décisif. C'est ainsi que sur les bords de la Trebia, en 1799, il couvrit la retraite du général Macdonald, qui, avec les restes de l'armée de Naples, avait en vain tenté, dans un combat sanglant, de se faire jour à travers les forces russes et autrichiennes pour rejoindre Moreau dans le Piémont. Le général Macdonald, élevé aux premiers honneurs de la guerre, n'oublia point l'officier de la Trebia. Il le retrouva dans une occasion mémorable où Drouot avait à disputer contre une accusation capitale sa vie et son honneur, et il lui rendit un témoignage digne de tous les deux. Ce fut la source d'une amitié qui s'épancha de longues années dans une correspondance d'un intérêt touchant. On n'eût pu croire que tant de délicatesse ingénieuse et tendre sortît de l'âme de deux vieux soldats.

*

Tant que la France avait été victorieuse, c'est-à-dire pendant vingt ans, Drouot, malgré ses services, était demeuré dans un rang inférieur et comme à l'arrière-garde de la gloire. Il avait vu se former dans les batailles tous nos capitaines renommés, les Jourdan, les Hoche, les Marceau, génération primitive d'où avait fleuri le rameau plus fécond encore de l'empire, les Victor, les Macdonald,

les Duroc, les Lannes, les Bessières, et tant d'autres à qui le discours, pour obéir aux lois de la sobriété, fait bien plus défaut que la mémoire. Tous, vivants ou morts, étaient parvenus avant nos revers au comble de la réputation et des honneurs. Drouot seul était en retard de son immortalité. Comme une plante modeste et peu hâtive, il s'était caché à l'ombre des grands noms, et Dieu, se servant de sa vertu même pour en suspendre l'éclat, l'avait réservé à nos jours de malheur. La France fut étonnée d'apprendre, au bruit des campagnes de 1813 et de 1814, qu'elle possédait depuis longtemps le premier officier d'artillerie de l'Europe. Elle sut que le coup décisif des batailles de Lutzen, de Bautzen, de Watchau, avait été porté par ces immenses batteries de cent et cent cinquante bouches à feu, que le général Drouot rassemblait et conduisait avec une dextérité fabuleuse, et qui suppléaient, par leur soudaine action, à l'infériorité numérique de nos armées. Elle admira un mérite si lent à se produire; elle en aima l'à-propos touchant; elle considéra Drouot comme le dernier rejeton de cette généreuse lignée qui avait commencé à Jemmapes, et qui devait finir à Waterloo. Elle rattacha son souvenir au souvenir éloquent de ces combats où la victoire elle-même était mélancolique et découragée, parce qu'elle donnait la gloire sans donner le salut. L'empereur en jugea comme la France. Il discerna dans son aide de camp un génie et une intrépidité militaires qui lui faisait dire à SainteHélène « qu'il n'existait pas deux officiers dans le monde pareils à Murat pour la cavalerie, et à Drouot pour l'artillerie ». Il le reconnut supérieur à un grand nombre de ses maréchaux, et capable de commander cent mille hommes, ainsi qu'il l'affirmait encore dans ses entretiens de l'exil. Mais ce qu'il y remarqua surtout, c'était la simplicité, le désintéressement, la religion, une trempe d'âme enfin qui était comme la résurrection des physionomies les plus pures de l'antiquité.

(Le général Drouot.

LACORDAIRE. Poussielgue frères, édit.)

SIXIÈME PARTIE

PORTRAITS ET CARACTÈRES

Chacun veut en sagesse ériger sa folie.
BOILEAU.

Les manies.

Le fleuriste a un jardin dans un faubourg; il y court au lever du soleil, et il en revient à son coucher. Vous le voyez planté, et qui a pris racine au milieu de ses tulipes et devant la Solitaire il ouvre de grands yeux, il frotte ses mains, il se baisse, il la voit de plus près, il ne l'a jamais vuc si belle, il a le cœur épanoui de joie; il la quitte pour l'Orientale; de là il va à la Veuve; il passe au Drap d'or; de celle-ci à l'Agathe; d'où il revient enfin à la Solitaire, où il se fixe, où il se lasse, où il s'assied, où il oublie de dîner aussi est-elle nuancée, bordée, huilée, à pièces emportées; elle a un beau vase ou un beau calice; il la contemple, il l'admire. Dieu et la nature sont en tout cela ce qu'il n'admire point: il ne va pas plus loin que l'oignon de sa tulipe, qu'il ne livrerait pas pour mille écus, et qu'il donnera pour rien, quand les tulipes seront négligées et que les œillets auront prévalu. Cet homme raisonnable, qui a une âme, qui a un culte et une religion, revient chez soi fatigué, affamé, mais fort content de sa journée : il a vu des tulipes.

Parlez à cet autre de la richesse des moissons, d'une ample récolte, d'une bonne vendange : il est curieux de fruits; vous n'articulez pas, vous ne vous faites pas entendre. Parlez-lui de figues et de melons, dites que les poiriers rompent de fruit cette année, que les pêchers ont donné avec abondance; c'est pour lui un idiome inconnu: il s'attache aux seuls pruniers, il ne vous répond pas. Ne l'entretenez pas même de vos pruniers : il n'a de l'amour que pour une certaine espèce; toute autre que vous lui nommez le fait sourire et se moquer; il vous mène à l'arbre, cueille artistement cette prune exquise; il l'ouvre, vous en donne une moitié, et prend l'autre : « Quelle chair! dit-il; goûtez-vous cela? cela est-il divin? voilà ce que vous ne trouverez pas ailleurs. » Et là-dessus ses narines s'enflent, il cache avec peine sa joie et sa vanité par quelques dehors de modestie. O l'homme divin, en effet! homme qu'on ne peut jamais assez louer et admirer! homme dont il sera parlé dans plusieurs siècles! que je voie sa taille et son visage pendant qu'il vit; que j'observe les traits et la contenance d'un homme qui, seul entre les mortels, possède une telle prune!

Diphile' commence par un oiseau et finit par mille : sa maison n'en est pas égayée, mais empestée. La cour, la salle, l'escalier, le vestibule, les chambres, le cabinet, tout est volière; ce n'est plus un ramage, c'est un vacarme : les vents d'automne et les eaux dans leurs plus grandes crues ne font pas un bruit si perçant et si aigu; on ne s'entend non plus parler les uns les autres que dans ces chambres où il faut attendre, pour faire le compliment d'entrée, que les petits chiens aient aboyé. Ce n'est plus pour Diphile un agréable amusement, c'est une affaire laborieuse, et à laquelle à peine il peut suffire. Il passe les jours, ces jours qui échappent et qui ne reviennent plus, à verser du grain et à nettoyer des ordures. Il

1. Diphile paraît avoir désigné le poète Santeul, amateur passionné d'oiseaux. « Un des serins de Santeul chantait si bien et si souvent, qu'il prétendait que l'âme de Lulli avait passé dans le corps de cet oiseau. »>

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