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recommandable à jamais par son patriotisme et par le bon emploi de ses richesses immenses.

Peterbas ne suspendit ses travaux que pour aller voir sans cérémonie, à Utrecht et à la Haye, Guillaume, roi d'Angleterre et stathouder des Provinces-Unies. De retour à Amsterdam, il y reprit ses premières occupations, et acheva de ses mains un vaisseau de soixante pièces de canon qu'il avait commencé, et qu'il fit partir pour Arkhangel, n'ayant pas alors d'autre port sur les mers de l'Océan.

Non seulement il faisait engager à son service des réfugiés français, des Suisses, des Allemands: mais il faisait partir des artisans de toute espèce pour Moscou, et n'envoyait que ceux qu'il avait vus travailler luimême. Il est très peu de métiers et d'arts qu'il n'approfondît dans les détails: il se plaisait surtout à réformer les cartes des géographes, qui alors plaçaient au hasard toutes les positions des villes et des fleuves de ses États peu connus. On a conservé la carte sur laquelle il traça la communication de la mer Caspienne et de la mer Noire, qu'il avait déjà projetée. La jonction de ces deux mers était plus facile que celle de l'Océan et de la Méditerranée, exécutée en France; mais l'idée d'unir la mer d'Azof et la Caspienne effrayait alors l'imagination.

Il continua dans Amsterdam ses occupations ordinaires de constructeur de vaisseaux, d'ingénieur, de géographe, de physicien pratique, jusqu'au milieu de janvier 1698, et alors il partit pour l'Angleterre, toujours à la suite de sa propre ambassade.

Le roi Guillaume lui envoya son yacht et deux vaisseaux de guerre. Sa manière de vivre fut la même que celle qu'il s'était prescrite dans Amsterdam et dans Sardam. Il se logea près du grand chantier à Deptford, et ne s'occupa guère qu'à s'instruire. Les constructeurs hollandais ne lui avaient enseigné que leur méthode et leur routine il connut mieux l'art en Angleterre ; les vaisseaux s'y bâtissaient suivant des proportions mathématiques. Il se perfectionna dans cette science, et bientôt

il en pouvait donner des leçons. Il travailla, selon la méthode anglaise, à la construction d'un vaisseau qui se trouva un des meilleurs voiliers de la mer.

L'art de l'horlogerie, déjà perfectionné à Londres, attira son attention; il en connut parfaitement toute la théorie. Le capitaine et ingénieur Perri, qui le suivit de Londres en Russie, dit que depuis la fonderie des canons jusqu'à la filerie des cordes, il n'y eut aucun métier qu'il n'observât et auquel il ne mit la main, toutes les fois qu'il était dans les ateliers.

On trouva bon, pour cultiver son amitié, qu'il engageât des ouvriers comme il avait fait en Hollande : mais outre les artisans, il eut ce qu'il n'aurait pas trouvé si aisément à Amsterdam, des mathématiciens.

Il observait et calculait les éclipses avec l'Écossais Fergusson. Il connaissait bien les mouvements des corps célestes, et même les lois de la gravitation qui les dirige.

Avant que Pierre quittât l'Angleterre, le roi Guillaume lui fit donner le spectacle le plus digne d'un tel hôte, celui d'une bataille navale. On ne se doutait pas alors que le czar en livrerait un jour de véritables contre les Suédois, et qu'il remporterait des victoires sur la mer Baltique. Enfin Guillaume lui fit présent du vaisseau sur lequel il avait coutume de passer en Hollande, nommé le Royal Transport, aussi bien construit que magnifique. Pierre retourna sur ce vaisseau en Hollande, à la fin de mai 1698. Il amenait avec lui trois capitaines de vaisseau de guerre, vingt-cinq patrons de vaisseau nommés aussi capitaines, quarante lieutenants, trente pilotes, trente chirurgiens, deux cent cinquante canonniers, et plus de trois cents artisans. Cette colonie d'hommes habiles en tout genre passa de Hollande à Arkhangel sur le Royal Transport, et de là fut répandue dans les endroits où leurs services étaient nécessaires. Ceux qui furent engagés à Amsterdam prirent la route de Narva, qui appartenait à la Suède.

Pendant qu'il faisait ainsi transporter les arts d'Angleterre et de Hollande dans son pays, les officiers qu'il avait

envoyés à Rome et en Italie engageaient aussi quelques artistes. Son général Sheremetoff, qui était à la tête de son ambassade en Italie, allait de Rome à Naples, à Venise, à Malte; et le czar passa à Vienne avec les autres ambassadeurs. Il avait à voir la discipline guerrière des Allemands, après les flottes anglaises et les ateliers de Hollande. VOLTAIRE.

(Histoire de l'empire de Russie.)

Les Soldats de l'An Deux.

O soldats de l'an deux! ô guerres! épopées!
Contre les rois tirant ensemble leurs épées,
Prussiens, Autrichiens,

Contre toutes les Tyrs et toutes les Sodomes,
Contre le czar du Nord, contre ce chasseur d'hommes,
Suivi de tous ses chiens,

Contre toute l'Europe avec ses capitaines,
Avec ses fantassins couvrant au loin les plaines,
Avec ses cavaliers,

Tout entière debout comme une hydre vivante,
Ils chantaient, ils allaient, l'âme sans épouvante
Et les pieds sans souliers!

Au levant, au couchant, partout, au sud, au pôle,
Avec de vieux fusils sonnant sur leur épaule,
Passant torrents et monts,

Sans repos, sans sommeil, coudes percés, sans vivres,
Ils allaient fiers, joyeux, et soufflant dans leurs cuivres,
Ainsi que des démons!

La liberté sublime emplissait leurs pensées.
Flottes prises d'assaut, frontières effacées
Sous leur pas souverain,

O France, tous les jours c'était quelque prodige,
Chocs, rencontres, combats; et Joubert sur l'Adige,
Et Marceau sur le Rhin!

Nouv. lectures littéraires.

18

*

On battait l'avant-garde, on culbutait le centre;
Dans la pluie et la neige et de l'eau jusqu'au ventre
On allait en avant!

Et l'un offrait la paix, et l'autre ouvrait ses portes,
Et les trônės, roulant comme des feuilles mortes,
Se dispersaient au vent!

Oh! que vous étiez grands au milieu des mêlées,
Soldats! L'œil plein d'éclairs, faces échevelées
Dans le noir tourbillon,

Ils rayonnaient, debout, ardents, dressant la tête;
Et comme les lions aspirent la tempête
Quand souffle l'aquilon,

Eux, dans l'emportement de leurs luttes épiques,
Ivres, ils savouraient tous les bruits héroïques,
Le fer heurtant le fer,

La Marseillaise ailée et volant dans les balles,
Les tambours, les obus, les bombes, les cymbales,
Et ton rire, ô Kléber!

La Révolution leur criait :

Volontaires,

Mourez pour délivrer tous les peuples vos frères !
Contents, ils disaient oui.

Allez, mes vieux soldats, mes généraux imberbes!
Et l'on voyait marcher ces va-nu-pieds superbes
Sur le monde ébloui!

La tristesse et la peur leur étaient inconnues;
Ils eussent, sans nul doute, escaladé les nues,
Si ces audacieux,

En retournant les yeux dans leur course olympique,
Avaient vu derrière eux la grande République
Montrant du doigt les cieux!

VICTOR HUGO.
(Les Châtiments).

-

Le général Drouot.

Le jeune Drouot s'était senti poussé à l'étude des lettres par un très précoce instinct. Agé de trois ans, il allait frapper à la porte des frères des écoles chrétiennes, et, comme on lui en refusait l'entrée parce qu'il était encore trop jeune, il pleurait beaucoup. On le reçut enfin Ses parents, témoins de son application toute volontaire, lui permirent, avec l'âge, de fréquenter des leçons plus élevées, mais sans lui rien épargner des devoirs et des gênes de leur maison. Rentré de l'école ou du collège, il lui fallait porter le pain chez les clients, se tenir dans la chambre publique avec tous les siens, et subir dans ses oreilles et son esprit les inconvénients d'une perpétuelle distraction. Le soir, on éteignait la lumière de bonne heure par économie, et le pauvre écolier devenait ce qu'il pouvait, heureux lorsque la lune favorisait par un éclat plus vif la prolongation de sa veillée. On le voyait profiter ardemment de ces rares occasions. Dès les deux heures du matin, quelquefois plus tôt, il était debout; c'était le temps où le travail domestique recommençait à la lueur d'une seule et mauvaise lampe. Il reprenait aussi le sien; mais la lampe infidèle, éteinte avant le jour, ne tardait point de lui manquer de nouveau; alors il s'approchait du four ouvert et enflammé, et continuait, à ce rude soleil, la lecture de Tite-Live ou de César.

Telle est cette enfance dont la mémoire poursuivait le général Drouot jusque dans les splendeurs des Tuileries.

* *

C'était durant l'été de 1793. Une nombreuse et florissante jeunesse se pressait à Châlons-sur-Marne dans une des salles de l'école d'artillerie. Le célèbre La Place y faisait, au nom du gouvernement, l'examen de cent quatre-vingts candidats au grade d'élève sous-lieutenant. La porte s'ouvre. On voit entrer une sorte de paysan, petit

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