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même avec la moitié de l'argent qu'il dépensait pour cela chaque semaine. L'arrangement fut agréé; et Franklin, se contentant d'une soupe de gruau qu'il faisait grossièrement lui-même, mangeant debout et vite un morceau de pain avec un fruit, ne buvant que de l'eau, n'employa point tout entière la petite somme qui lui fut remise par son frère. Il économisa sur elle assez d'argent pour acheter des livres, et sur les heures consacrées aux repas assez de temps pour les lire.

Franklin a ainsi formé tout seul son esprit aux connaissances les plus avancées de son temps, et plié son âme à la vertu par des soins et avec un art qu'il a enseignés aux autres.

... Peu de carrières ont été aussi pleinement, aussi glorieusement remplies que celle de ce fils d'un teinturier de Boston, qui commença par couler du suif dans des moules de chandelles, se fit ensuite imprimeur, rédigea les premiers journaux américains, fonda les premières manufactures de papier dans ces colonies, dont il accrut la civilisation matérielle et les lumières; découvrit l'identité du fluide électrique et de la foudre; devint membre de l'Académie des sciences de Paris et de presque tous les corps savants de l'Europe; fut auprès de la métropole le courageux agent des colonies soumises; auprès de la France et de l'Espagne, le négociateur heureux des colonies insurgées, et se plaça à côté de George Washington', comme fondateur de leur indépendance; enfin, après avoir fait le bien pendant quatre-vingt-quatre ans, mourut environné des respects des deux mondes comme un sage qui avait étendu la connaissance des lois de l'univers, comme un grand homme qui avait contribué à l'affranchissement et à la prospérité de sa patrie, et mérita non seulement que l'Amérique tout entière portât son deuil, mais que l'Assemblée constituante de France s'y associât par un décret public.

MIGNET.

(Vie de Franklin. Perrin, édit.) 1. L'un des fondateurs de la République des États-Unis, dont il

fut le premier président (1732-1799).

Pierre le Grand.

Pierre le Grand avait une taille haute, dégagée, bien formée, le visage noble, des yeux animés, un tempérament robuste, propre à tous les exercices et à tous les travaux; son esprit était juste, ce qui est le fonds de tous les vrais talents, et cette justesse était mêlée d'une inquiétude qui le portait à tout entreprendre et à tout faire.

Il s'en fallait beaucoup que son éducation eût été digne de son génie. Cependant malgré les mauvais exemples, et même malgré les plaisirs, il s'appliquait à l'art militaire et au gouvernement: on devait déjà reconnaître en lui le germe d'un grand homme.

On s'attendait encore moins qu'un prince qui était saisi d'un effroi machinal qui allait jusqu'à la sueur froide et à des convulsions, quand il fallait passer un ruisseau, deviendrait un jour le meilleur homme de mer dans le Septentrion. Il commença par dompter la nature en se jetant dans l'eau malgré son horreur pour cet élément; l'aversion se changea même en un goût dominant.

L'ignorance dans laquelle on l'éleva le faisait rougir. Il apprit de lui-même, et presque sans maîtres, assez d'allemand et de hollandais pour s'expliquer et pour écrire intelligiblement dans ces deux langues. Les Allemands et les Hollandais étaient pour lui les peuples les plus polis; puisque les uns exerçaient déjà dans Moscou une partie des arts qu'il voulait faire naître dans son empire, et les autres excellaient dans la marine qu'il regardait comme l'art le plus nécessaire.

Un jour Pierre se promenant à Ismaëlof, une des maisons de plaisance de son aïeul, aperçut parmi quelques raretés une petite chaloupe anglaise qu'on avait absolument abandonnée: il demanda à son maître de mathématiques pourquoi ce petit bateau était autrement construit que ceux qu'il avait vus sur la Moskowa. Son professeur lui répondit qu'il était fait pour aller à

voiles et à rames. Le jeune prince voulut incontinent en faire l'épreuve; mais il fallait le radouber, le ragréer. Le constructeur Brant mit en état la chaloupe, et la fit voguer sur la rivière d'Yauza qui baigne les faubourgs de la ville.

Pierre fit transporter sa chaloupe sur un grand lac dans le voisinage du monastère de la Trinité; il fit bâtir par Brant deux frégates et trois yachts, et en fut lui-même le pilote. Enfin longtemps après, en 1694, il alla à Arkhangel, et, ayant fait construire un petit vaisseau dans ce port, il s'embarqua sur la mer Glaciale qu'aucun souverain ne vit jamais avant lui; il était escorté d'un vaisseau de guerre hollandais, et suivi de tous les navires marchands abordés à Arkhangel. Déjà il apprenait la manœuvre, et malgré l'empressement des courtisans à imiter leur maître, il était le seul qui l'apprît.

Il n'était pas moins difficile de former des troupes de terre affectionnées et disciplinées que d'avoir une flotte. Ses premiers essais de marine sur un lac, avant son voyage d'Arkhangel, semblèrent seulement des amusements de l'enfance d'un homme de génie; et ses premières tentatives pour former des troupes ne parurent aussi qu'un jeu.

Pierre forma d'abord, dans sa maison de campagne Préobazinsky, une compagnie de cinquante de ses plus jeunes domestiques; quelques enfants de boïards1 furent choisis pour en être officiers: mais, pour apprendre à ces boïards une subordination qu'ils ne connaissaient pas, il les fit passer par tous les grades, et lui-même en donna l'exemple, servant d'abord comme tambour, ensuite soldal, sergent et lieutenant dans la compagnie.

Cette compagnie fut bientôt nombreuse, et devint depuis le régiment des gardes Préobazinsky.

La constance dans toute entreprise formait le caractère de Pierre.

1. Mot russe qui signifie seigneurs nom que l'on donnait autrefois aux nobles de Russie et de Transylvanie.

Il résolut de s'éloigner quelques années de ses États, dans le dessein d'apprendre à les mieux gouverner. Il ne pouvait résister au violent désir de s'instruire par ses yeux, et même par ses mains, de la marine et des arts qu'il voulait établir dans sa patrie. Il se proposa de voyager inconnu en Danemark, dans le Brandebourg, en Hollande, à Vienne, à Venise et à Rome. Il n'y eut que la France e l'Espagne qui n'entrassent point dans son plan; l'Espagne, parce que ces arts qu'il cherchait y étaient alors trop négligés; et la France, parce qu'ils y régnaient peut-être avec trop de faste, et que la hauteur de Louis XIV, qui avait choqué tant de potentats, convenait mal à la simplicité avec laquelle il comptait faire ses voyages. C'était une chose inouïe dans l'histoire du monde qu'un roi de vingt-cinq ans qui abandonnait ses royaumes pour mieux régner.

Pierre et son ambassade prirent leur route, au mois d'avril 1697, par la Grande Novogorod1. De là on voyagea par l'Esthonie et par la Livonie, provinces autrefois contestées entre les Russes, les Suédois et les Polonais, et acquises enfin à la Suède par la force des armes.

L'ambassade passe par la Pomeranie, par Berlin; une partie prend sa route par Magdebourg, l'autre par Hambourg, ville que son grand commerce rendait déjà puissante, mais non pas aussi opulente et aussi sociable qu'elle l'est devenue depuis. On tourne vers Minden; on passe la Westphalie; et enfin on arrive par Clèves dans Amsterdam.

Le czar se rendit dans cette ville quinze jours avant l'ambassade; il logea d'abord dans la maison de la Compagnie des Indes, mais bientôt il choisit un petit logement dans les chantiers de l'amirauté. Il prit un habit de pilote, et alla dans cet équipage au village de Sardam, où l'on construisait alors beaucoup plus de vaisseaux encore qu'aujourd'hui. Ce village est aussi grand, aussi peuplé,

1. Ville de la Russie d'Europe et chef-lieu de gouvernement, sur la Wolkhov, à 192 kilomètres de Saint-Pétersbourg.

aussi riche, et plus propre que beaucoup de villes opulentes. Le czar admira cette multitude d'hommes toujours occupés; l'ordre, l'exactitude des travaux, la célérité prodigieuse à construire un vaisseau et à le munir de tous ses agrès, et cette quantité incroyable de magasins et de machines qui rendent le travail plus facile et plus sûr. Le czar commença par acheter une barque, à laquelle il fit de ses mains un mât brisé; ensuite il travailla à toutes les parties de la construction d'un vaisseau, menant la même vie que les artisans de Sardam, s'habillant, se nourrissant comme eux, travaillant dans les forges, dans les corderies, dans ces moulins dont la quantité prodigieuse borde le village, et dans lesquels on scie le sapin et le chêne, on tire l'huile, on fabrique le papier, on file les métaux ductiles. Il se fit inscrire dans le nombre des charpentiers sous le nom de Pierre Michaeloff. On l'appelait communément maître Pierre (Peterbas), et les ouvriers, d'abord interdits d'avoir un souverain pour compagnon, s'y accoutumèrent familièrement.

Tandis qu'il maniait à Sardam le compas et la hache, on lui confirma la nouvelle de la scission de la Pologne, et de la double nomination de l'électeur Auguste et du prince de Conti1. Le charpentier de Sardam promit aussitôt trente mille hommes au roi Auguste. Il donnait, de son atelier,des ordres à son armée d'Ukraine assemblée contre les Turcs.

Pour lui, il persistait à s'instruire dans plus d'un art; il allait de Sardam à Amsterdam travailler chez le célèbre anatomiste Ruysch; il faisait des opérations de chirurgie, qui en un besoin pouvaient le rendre utile à ses officiers, ou à lui-même. Il s'instruisait de la physique naturelle dans la maison du bourgmestre Vitsen, citoyen

1. François-Louis de Conti (1664-1709) fut élu roi de Pologne après la mort de Sobieski, en 1697. Il n'alla que jusqu'à Dantzig; là il apprit que son trône avait été occupé par Auguste II, électeur de Saxe.

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