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Le lion se retourna pour défier du regard l'homme déchu.

Le tigre, le loup, toutes les bêtes féroces s'arrêtèrent de même, grincèrent des dents, poussèrent des cris de haine et puis s'élancèrent sur d'autres proies.

Déjà l'aigle et le vautour fondaient sur les colombes.

Une goutte de sang qui tombait des nuées se mêla aux larmes d'Eve.

Adam dit alors avec amertume:

<< Hier, ces animaux m'étaient soumis et nous aimaient; à présent, les uns s'éloignent de l'homme avec terreur, les autres osent le menacer.

>> Tous les êtres de la création sont-ils donc nos ennemis? >>

L'homme parlait encore, quand il se sentit lécher la main et vit le chien à ses pieds.

Le pauvre animal l'avait suivi pas à pas; il semblait partager les douleurs de son maître: ses yeux étaient humides comme s'il pleurait aussi.

Adam lui passa la main sur la tête; Ève essuya ses pleurs pour le caresser.

Le chien témoigna sa soumission et sa reconnaissance. Il se releva, bondit, aboya de joie, se roula encore aux pieds d'Adam et d'Eve; enfin, il arrêta sur eux son regard franc et fidèle.

Adam dit alors d'une voix émue:

« L'Éternel ne nous a point tout enlevé puisqu'il nous laisse un ami. »

Ainsi, dès le premier jour, le chien fut appelé ami de l'homme.

Caïn et Abel étaient déjà de jeunes hommes.

Or, à l'ombre d'un arbre touffu, Adam se reposait des travaux du matin; Eve, assise près de lui, filait en silence; le chien était couché à leurs pieds.

Tout à coup l'animal se dresse, hume l'air et pousse un hurlement plaintif.

Adam éveillé tressaille; jamais son chien fidèle n'a hurlé de la sorte:

<< Ce n'est point ainsi qu'il aboie à l'approche des bêtes féroces; ce n'est point ainsi qu'il aboie quand il fait paître les troupeaux, ni même quand il poursuit le gibier des forêts. »

Le chien gémit en levant la tête vers le ciel; ses hurlements inconnus glacent les cœurs d'Adam et d'Ève.

Il a tourné vers eux de tristes regards, il lèche leurs pieds, il flaire le sol, il cherche une trace.

Adam et Ève le suivent avec effroi.

Le chien, qui les guide, gémit toujours.

Il les conduit ainsi jusqu'au lieu où repose le cadavre sanglant d'Abel; ses hurlements lugubres continuent, tandis qu'Adam et Ève éclatent en sanglots déchirants.

Le champ de la mort était désert, les troupeaux s'étaient enfuis; pas un animal ne resta près du corps inanimé du jeune pasteur.

Seulement, le serpent glissa sous les ronces et fit entendre son sifflement aigu.

Au loin, dans les sombres nuées, la voix de l'Éternel maudissait Caïn, meurtrier de son frère.

Adam dit alors avec amertume :

« J'avais deux fils, deux fils que nous aimions; mais celui-ci est mort, et l'autre, maudit de Dieu, n'existe plus pour nous! »

Le chien, cessant de hurler, léchait timidement les mains d'Adam et d'Ève.

Lorsque la terre eut recouvert les dépouilles d'Abel, Adam et Ève reprirent lentement le chemin de leur demeure; le chien les suivait pas à pas; il partageait leur douleur; ses yeux étaient humides comme s'il pleurait aussi.

Adam s'arrêta sur le seuil et dit d'une voix émue : « L'Éternel ne nous a point tout enlevé puisqu'il nou: laisse un ami. »

Ainsi, dès le premier jour de deuil, le chien fut encore appelé ami de l'homme.

La femme ayant mis au jour un troisième fils, Adam lui donna le nom de Seth et, tenant dans ses bras l'enfant nouveau-né, rendit grâces à l'Éternel.

Des transports de joie éclataient dans la demeure du premier homme.

Son chien fidèle était vieux. Il ne pouvait plus prendre part à la chasse, ni même garder les troupeaux; ses membres avaient perdu leurs forces..

Cependant, il dressa la tête et aboya faiblement; il partageait le bonheur de son maître; ses yeux étaient humides comme s'il pleurait aussi.

Il fit un dernier effort, se traîna vers Adam et lécha ses pieds.

Adam lui passa la main sur la tête; Ève, pour le caresser, essuya ses larmes de joie

Le chien aboya encore, voulut bondir, mais retomba sans vie.

Adam dit alors d'une voix émue :

« L'Éternel a toujours eu pitié de nous; jusqu'à l'heure de la consolation, il nous a laissé notre ami. »

Ainsi mourut le premier ami de l'homme.

G. DE LA LANdelle.

(Publié dans l'Obole des conteurs.)

La conscience.

Lorsqu'avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,
Échevelé, livide au milieu des tempêtes,

Caïn se fut enfui de devant Jéhovah1,

Comme le soir tombait, l'homme sombre arriva

1. Jéhovah Celui qui jut, est et sera. Dieu redoutable des

Au bas d'une montagne en une grande plaine;
Sa femme fatiguée et ses fils hors d'haleine

Lui dirent : « Couchons-nous sur la terre, et dormons. »
Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts.
Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres

Il vit un œil, tout grand ouvert dans les ténèbres,
Et qui le regardait dans l'ombre fixement.

« Je suis trop près, » dit-il avec un tremblement.
Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,
Et se remit à fuir, sinistre, dans l'espace.

Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.
Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits,
Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve,
Sans repos, sans sommeil ; il atteignit la grève
Des mers dans le pays qui fut depuis Assur1.
« Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr.
Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes. >>
Et, comme il s'asseyait, il vit, dans les cieux mornes,
L'œil à la même place au fond de l'horizon.

Alors il tressaillit en proie au noir frisson.

<< Cachez-moi! » cria-t-il; et, le doigt sur la bouche, Tous ses fils regardaient trembler l'aïeul farouche. Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vont

Sous des tentes de poil dans le désert profond:

<< Étends de ce côté la toile de la tente. >>

Et l'on développa la muraille flottante;

Et, quand on l'eut fixée avec des poids de plomb :

<< Vous ne voyez plus rien? » dit Tsilla, l'enfant blond,

La fille de ses fils, douce comme l'aurore ;

Et Caïn répondit : « Je vois cet œil encore ! »

Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs Soufflant dans des clairons et frappant des tambours,

Hébreux. D'après la tradition chrétienne, ce nom fut révélé à Moïse dans le désert.

1. Le royaume d'Assur ou Assyrie, capitale Ninive pays situé à l'est du Tigre.

Cria : « Je saurai bien construire une barrière. »
Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière.
Et Caïn dit : « Cet œil me regarde toujours! »
Hénoch dit : « Il faut faire une enceinte de tours
Si terrible, que rien ne puisse approcher d'elle.
Bâtissons une ville avec sa citadelle.

1

Bâtissons une ville, et nous la fermerons. »
Alors Tubalcaïn, père des forgerons,

Construisit une ville énorme et surhumaine.
Pendant qu'il travaillait, ses frères, dans la plaine,
Chassaient les fils d'Enos et les enfants de Seth;
Et l'on crevait les yeux à quiconque passait;
Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles3.
Le granit remplaça la tente aux murs de toiles,
On lia chaque bloc avec des nœuds de fer,
Et la ville semblait une ville d'enfer;
L'ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes.
Ils donnèrent aux murs l'épaisseur des montagnes;
Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d'entrer. »
Quand ils eurent fini de clore et de murer,
On mit l'aïeul au centre en une tour de pierre;
Et lui restait lugubre et hagard. « O mon père!
L'œil a-t-il disparu? » dit en tremblant Tsilla.
Et Caïn répondit : « Non, il est toujours là. »

Alors il dit : « Je veux habiter sous la terre,
Comme dans son sépulcre un homme solitaire;
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »
On fit donc une fosse, et Caïn dit : « C'est bien! >>
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre ;
Quand il se fut assis sur sa chaise, dans l'ombre,
Et qu'on eut sur son front fermé le souterrain,
L'œil était dans la tombe et regardait Caïn.

VICTOR HUGO. (La Légende des siècles.)

1. Fils de Caïn; bâtit avec son père la première ville.

2. Fils de Seth.

3. Les étoiles semblaient, aux fils du fratricide, autant d'yeux qui scintillaient dans la nuit.

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