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Il court se jeter sous un pin:

Sur l'herbe verte il se couche face contre terre.
Il met sous lui son olifant et son épée,

Et se tourne la tête du côté des païens.

Il est là, gisant sous un pin, le comte Roland;
Il a voulu se tourner du côté de l'Espagne.

Il se prit alors à se souvenir de plusieurs choses:
De tous les pays qu'il a conquis,

Et de douce France, et des gens de sa famille,
Et de Charlemagne, son seigneur, qui l'a nourri.
Il ne peut s'empêcher d'en pleurer et de soupirer.
Mais il ne veut pas se mettre lui-même à oubli,
Et, de nouveau, réclame le pardon à Dieu:

« O notre vrai père, » dit-il, « qui jamais ne mentis, Qui ressuscitas saint Lazare d'entre les morts

Et défendis Daniel contre les Lions,

Sauve, sauve mon âme et défends-la contre tous périls,
A cause des péchés que j'ai faits en ma vie. »

Il a tendu à Dieu le gant de sa main droite;
Saint Gabriel l'a reçu,

Alors sa tête s'est inclinée sur son bras,

Et il est allé, mains jointes, à sa fin.

La Chanson de Roland.
(Traduction Léon Gautier.)

Conte des bords du Rhin.

Il y a longtemps, bien longtemps, ceux d'Aix-la-Chapelle voulurent bâtir une église. Ils se cotisèrent, et l'on commença. On creusa les fondements, on éleva les murailles, on ébaucha la charpente, et pendant six mois ce fut un tapage assourdissant de scies, de marteaux et de cognées. Au bout de six mois, l'argent manqua. On fit appel aux pèlerins; on mit un bassin d'étain à la porte

de l'église, mais à peine s'il y tomba quelques targes1 ou quelques liards à la croix 2. Que faire ? Le sénat s'assembla, chercha, parla, avisa, consulta. Les ouvriers refusaient le travail, et l'herbe, et la ronce, et le lierre,et toutes les insolentes plantes des ruines s'emparaient déjà des pierres neuves de l'édifice abandonné. Fallait-il donc laisser là l'église? Le magnifique sénat des bourgmestres 3 était consterné. Comme il délibérait, entre un quidam ', un étranger, un inconnu, de haute taille et de belle mine.

Bonjour, bourgeois. De quoi est-il question? Vous êtes tous effarés. Votre église vous tient au cœur? Vous ne savez comment la finir! On dit que c'est l'argent qui vous manque?

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Passant, dit le sénat, allez-vous-en au diable. Il nous faudrait un million d'or.

Le voici, dit le gentilhomme; et, ouvrant une fenêtre, il montre aux bourgeois un grand chariot arrêté sur la place, à la porte de la maison de ville. Ce chariot était attelé de dix jougs de bœufs et gardé par vingt nègres d'Afrique armés jusqu'aux dents.

Un des bourgeois descend avec le gentilhomme, prend au hasard un des sacs dont le chariot était chargé, puis tous deux remontent, l'étranger et le bourgeois. On vida la sacoche devant le sénat : elle était en effet pleine d'or. Le sénat ouvre de grands yeux bêtes et dit à l'étranger: - Qui êtes-vous, monseigneur ?

Mes chers manants", je suis celui qui a de l'argent.

1. Monnaie des ducs de Bretagne, qui portait au revers l'image d'une targe, sorte de bouclier arabe.

2. Petite monnaie de cuivre valant un peu plus d'un centime et portant de face une croix. Le côté opposé à la face représentait des piliers; de là cette expression: jouer à croix ou pile.

3. Bourgmestre. Titre donné au premier magistrat des villes de Belgique et d'Allemagne. Ici, sénat des bourgmestres désigne l'assemblée des représentants de la cité les conseillers municipaux. 4. Quidam, personnage quelconque, dont on ignore le nom ou que l'on ne veut pas nommer.

5. Manant, manoir; du latin manere (demeurer). Les paysans attachés aux terres du manoir étaient des manants, tous vilains et roturiers et, par extension, hommes grossiers, mal élevés.

Que voulez-vous de plus? J'habite dans la Forêt-Noire, près du lac de Wildsée, non loin des ruines de Heidenstadt, la ville des païens. Je possède des mines d'or et d'argent, et,la nuit,je remue avec mes mains des fouillis d'escarboucles. Mais j'ai des goûts simples; je m'ennuie, je suis un être mélancolique, je passe mes journées à voir jouer sous la transparence du lac le tourniquet1 et le triton d'eau, et à regarder pousser, parmi les rochers, le polygonum amphybium 2. Sur ce, trève aux questions et aux billevesées 3. J'ai débouclé ma ceinture, profitez-en. Voilà votre million d'or. En voulez-vous ?

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Pardieu, oui! dit le sénat. Nous finirons notre église.
Eh bien, prenez; mais à une condition.

Laquelle, monseigneur?

Finissez votre église, bourgeois; prenez toute cette mitraille, mais promettez-moi, en échange, la première âme quelconque qui entrera dans votre église et qui en franchira la porte le jour où les cloches et les carillons en sonneront la dédicace.

Vous êtes le diable! cria le sénat.

Vous êtes des imbéciles! répondit Urian.

Les bourgmestres commencèrent par des soubresauts, des frayeurs et des signes de croix. Mais comme Urian était bon diable, et riait à se tordre les côtes en faisant sonner son or tout neuf, ils se rassurèrent et l'on négocia Le diable a de l'esprit. C'est à cause de cela qu'il est le diable. Après tout, disait-il, c'est moi qui perds au marché. Vous aurez votre million et votre église. Moi, je n'aurai qu'une âme. Et quelle âme, s'il vous plaît? La première venue. Une âme de hasard. Quelque mauvais drôle d'hypocrite qui jouera la dévotion et qui voudra, · par faux zèle, entrer le premier. Bourgeois, mes amis, 1. Nom vulgaire donné aux insectes du genre gyrin ou puces d'eau.

2. Plante aquatique de la famille des Polygonées; vulgairement langue de bœuf.

3. Discours frivoles, paroles creuses.

4. Familièrement basse monnaie, vil métal. Urian (Satan) agit en grand seigneur et semble professer le mépris des richesses.

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votre église s'annonce bien. L'épure me plaît. L'édifice sera beau, je crois... Ce serait dommage d'en rester là. Allons, mes compères, le million pour vous, l'âme pour moi. Est-ce dit?

Ainsi parlait le gentilhomme Urian. « Après tout, pensèrent les bourgeois, nous sommes bien heureux qu'il se contente d'une âme. Il pourrait bien, s'il regardait d'un peu près, les prendre toutes dans cette ville. »>

Le marché fut conclu, le million fut encaissé. Urian disparut dans une trappe d'où sortit une petite flamme bleue, comme il convient, et, deux ans après, l'église était bâtie.

Il va sans dire que tous les sénateurs avaient juré de ne conter la chose à personne, et il va sans dire que chacun d'eux, le soir même, avait conté la chose à sa femme. Ceci est une loi. Une loi que les sénateurs n'ont pas faite, mais qu'ils observent. Si bien que, lorsque l'église fut terminée, comme toute la ville, grâce aux femmes des sénateurs, savait le secret du sénat, personne ne voulut entrer dans l'église.

Nouvel embarras, non moins grand que le premier. L'église est bâtie, mais nul n'y veut mettre le pied; l'église est achevée, mais elle est vide. Or, à quoi bon une église vide? Le sénat s'assemble. Il n'invente rien. On appelle l'évêque de Tongres. Il ne trouve rien. On appelle les chanoines du chapitre. Ils n'imaginent rien. On appelle les moines du couvent.

Pardieu! dit un moine, il faut convenir, messeigneurs, que vous vous empêchez de peu de chose. Vous devez à Urian la première âme qui passera par la porte de l'église, mais il n'a pas stipulé de quelle espèce serait cette âme. Urian n'est qu'un sot, je vous le dis. Messei

1. Terme d'architecture dessin, plan d'une construction projetée.

2. Ville du Limbourg belge, importante sous les Romains; siège d'un évêché dès le iv siècle.

3. Ecclésiastiques membres d'un corps ou chapitre qui, attachés à une église cathédrale, servent de conseil à l'évêque.

gneurs, après une longue battue, on a pris vivant ce matin, dans la vallée de Borcette, un loup. Faites entrer ce loup dans l'église. Il faudra bien qu'Urian s'en contente. Ce n'est qu'une âme de loup, mais une âme quelconque.

- Bravo! dit le sénat, voilà un moine d'esprit! Le lendemain, dès l'aube, les cloches sonnèrent. Quoi! disent les bourgeois, c'est aujourd'hui la dédicace de l'église ! Mais qui donc osera y entrer le premier ? Ce ne sera pas moi. Ni moi. Ni moi. Ni moi. Ils accoururent en foule. Le sénat et le chapitre étaient devant le portail. Tout à coup on amène le loup dans une cage, et,à un signal, on ouvre à la fois les portes de la cage et les portes de l'église. Le loup, effrayé par la foule, voit l'église déserte et s'y enfonce. Urian attendait, la gueule ouverte et les yeux voluptueusement fermés. Jugez de sa rage quand il sentit qu'il avalait un loup. Il poussa un rugissement effrayant et vola quelque temps sous les hautes arches de l'église avec le bruit d'une tempête. Puis il sortit enfin, éperdu de colère, et,en sortant,donna dans la grande porte d'airain un si furieux coup de pied qu'elle se fendit du haut en bas. On montre encore celle fente aujourd'hui.

C'est pour cela, ajoutent les bonnes vieilles, qu'à gauche de la porte de l'église on a placé la statue du loup en bronze, et, à droite, une pomme de pin qui figure sa pauvre âme si stupidement mâchée par Urian.

VICTOR HUGO.
(Le Rhin.)

Les naufrageurs bretons.

Les gens de la côte étaient rassemblés au bec du Raz1.

1. Cap dangereux, sur la côte occidentale de Bretagne, en face l'ilot de Sein.

Au temps des Gaulois, l'ilot de Sein renfermait, dit-on, l'un des sanctuaires mystérieux des druidesses.

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