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HOMMES ET HÉROS.

O la grande et belle destinée des hommes qui peuvent se dire à leur lit de mort: « Ma vie n'a pas été inutile; je n'ai pas été un oisif fardeau sur la terre: poète, j'ai consolé les hommes par mes vers; homme d'État, j'ai servi ma patrie par ma parole et par mes actes; soldat, je l'ai défendue par mes

armes. »

PAUL JANET.

Épaminondas.

Je me souviens, avec un plaisir mêlé d'orgueil, d'avoir vécu familièrement avec le plus grand homme peut-être que la Grèce ait produit. Et pourquoi ne pas accorder ce titre au général qui perfectionna l'art de la guerre, qui effaça la gloire des généraux les plus célèbres, et ne fut jamais vaincu que par la fortune; à l'homme d'État qui donna aux Thébains une supériorité qu'ils n'avaient jamais eue, et qu'ils perdirent à sa mort; au négociateur qui prit toujours dans les Diètes 1 l'ascendant sur les autres députés de la Grèce, et qui sut retenir dans l'alliance de Thèbes,sa patrie, les nations jalouses de l'accroissement de cette nouvelle puissance; à celui qui fut aussi éloquent que la plupart des orateurs d'Athènes, aussi dévoué à sa patrie que Léonidas 2, et plus juste peut-être qu'Aristide lui-même.

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... Dans une vie où l'homme privé n'est pas moins admirable que l'homme public, il suffira de choisir au hasard quelques traits, qui serviront à caractériser l'un et l'autre.

1. Assemblées où l'on discute les affaires politiques dans certains pays.

2. Roi de Sparte (491-430 av. J.-C.), le héros des Thermopyles où il périt avec ses trois cents Spartiates.

3. Général et homme d'État athénien, célèbre par ses vertus et ses talents, reçut du peuple le nom de Juste (540 à 468 av. J.-C).

Sa maison était moins l'asile que le sanctuaire de la pauvreté. Elle y régnait avec la joie pure de l'innocence, avec la paix inaltérable du bonheur, au milieu des autres vertus auxquelles elle prêtait de nouvelles forces, et qui la paraient de leur éclat. Elle y régnait dans un dénuement si absolu qu'on aurait de la peine à le croire. Prêt à faire une irruption dans le Péloponèse, Épaminondas fut obligé de travailler à son équipage. Il emprunta cinquante drachmes', et c'était à peu près dans le temps qu'il rejetait,avec indignation, cinquante pièces d'or qu'un prince de Thessalie avait osé lui offrir. Quelques Thébains essayèrent vainement de partager leur fortune avec lui; mais il leur faisait partager l'honneur de soulager les malheureux.

Nous le trouvâmes, un jour, avec plusieurs de ses amis qu'il avait rassemblés. Il leur disait : « Sphondrias a une fille en âge d'être mariée. Il est trop pauvre pour lui constituer une dot. Je vous ai taxés chacun en particulier suivant vos facultés. Je suis obligé de rester quelques jours chez moi; mais, à ma première sortie, je vous présenterai cet honnête citoyen. Il est juste qu'il reçoive de vous ce bienfait, et qu'il en connaisse les auteurs. » Tous souscrivirent à cet arrangement, et le quittèrent en le remerciant de sa confiance. Timagène, inquiet de ce projet de retraite, lui en demanda le motif. Il répondit simplement : « Je suis obligé de faire blanchir mon manteau. » En effet, il n'en avait qu'un.

Un moment après entra Micythus. C'était un jeune homme qu'il aimait beaucoup. « Diomédon de Cyzique est arrivé, dit Micythus; il s'est adressé à moi pour l'introduire auprès de vous. Il a des propositions à vous faire de la part du roi de Perse, qui l'a chargé de vous remettre une somme considérable. Il m'a même forcé d'accepter

1. La drachme était la principale monnaie d'argent des Grecs. La drachme attique contenait six oboles et valait à peu près 97 centi mes et demi de notre monnaie; la drachme d'Égine valait environ franc 42 centimes de notre monnaie.

cinq talents1. Faites-le venir, » répondit Épaminondas. « Écoutez, Diomédon, lui dit-il; si les vues d'Artaxerxès sont conformes aux intérêts de ma patrie, je n'ai pas besoin de ses présents; si elles ne le sont pas, tout l'or de son empire ne me ferait pas trahir mon devoir. Vous avez jugé de mon cœur par le vôtre; je vous le pardonne; mais sortez au plus tôt de cette ville, de peur que vous ne corrompiez les habitants. Et vous, Micythus, si vous ne rendez à l'instant même l'argent que vous avez reçu, je vais vous livrer au magistrat. » Nous nous étions écartés pendant cette conversation, et Micythus nous en fit le récit le moment d'après.

La leçon qu'il venait de recevoir, Épaminondas l'avait donnée plus d'une fois à ceux qui l'entouraient. Pendant qu'il commandait l'armée, il apprit que son écuyer avait vendu la liberté d'un captif. « Rendez-moi mon bouclier, lui dit-il; depuis que l'argent a souillé vos mains, vous n'êtes plus fait pour me suivre dans les dangers. »

Zélé disciple de Pythagore2, il en imitait la frugalité. Il s'était interdit l'usage du vin, et prenait souvent un peu de miel pour toute nourriture. La musique, qu'il avait apprise sous les plus habiles maîtres, charmait quelquefois ses loisirs. Il excellait dans le jeu de la flûte; et, dans les repas où il était prié, il chantait à son tour en s'accompagnant de la lyre.

Jamais il ne brigua ni ne refusa les charges publiques. Plus d'une fois il servit comme simple soldat, sous des généraux sans expérience, que l'intrigue lui avait fait préférer. Plus d'une fois les troupes, assiégées dans leur camp, et réduites aux plus fâcheuses extrémités, implorèrent son secours. Alors il dirigeait les opérations, repoussait l'ennemi, et ramenait tranquillement l'armée,

1. Voir page 18, note 4.

2. Philosophe grec, né à Samos au vra siècle av. J.-C. Il voyagea beaucoup et exerça une grande influence morale et politique sur ses contemporains. Passionné pour les mathématiques, il leur fit faire de remarquables progrès : table de Pythagore, carré de l'hy. poténuse...

sans se souvenir de l'injustice de sa patrie, ni du service qu'il venait de lui rendre.

Il ne négligeait aucune circonstance pour relever le courage de sa nation, et la rendre redoutable aux autres peuples. Avant sa première campagne du Péloponèse, il engagea quelques Thébains à lutter contre les Lacédémoniens qui se trouvaient à Thèbes. Les premiers eurent l'avantage; et, de ce moment, ses soldats commencèrent à ne plus craindre les Lacédémoniens. Il campait en Arcadie; c'était en hiver. Les députés d'une ville voisine vinrent lui proposer d'y entrer, et d'y prendre des logements. << Non, dit Épaminondas à ses officiers; s'ils nous voyaient assis auprès du feu, ils nous prendraient pour des hommes ordinaires. Nous resterons ici malgré la rigueur de la saison. Témoins de nos luttes et de nos exercices, ils seront frappés d'étonnement. >>

Daïphantus et Jollidas, deux officiers généraux qui avaient mérité son estime, disaient un jour à Timagène : « Vous l'admireriez bien plus, si vous l'aviez suivi dans ses expéditions; si vous aviez étudié ses marches, ses campements, ses dispositions avant la bataille, sa valeur brillante, et sa présence d'esprit dans la mêlée; si vous l'aviez vu, toujours actif, toujours tranquille, pénétrer d'un coup d'œil les projets de l'ennemi, lui inspirer une sécurité funeste, multiplier autour de lui des pièges presque inévitables, maintenir en même temps la plus exacte discipline dans son armée, réveiller par des moyens imprévus l'ardeur de ses soldats, s'occuper sans cesse de leur conservation et surtout de leur honneur.

C'est par des attentions si touchantes qu'il s'est attiré leur amour. Excédés de fatigue, tourmentés de la faim, ils sont toujours prêts à exécuter ses ordres, à se précipiter dans le danger. Ces terreurs paniques1, si fréquentes dans les autres armées, sont inconnues dans la sienne.

1. Terreur panique frayeur subite et sans fondement que les anciens Grecs croyaient inspirée par le dieu Pan. La plus célèbre de ces paniques fut celle qui fit prendre la fuite aux Gaulois marchant au pillage du temple de Delphes,

Quand elles sont près de s'y glisser, il sait d'un mot les dissiper ou les tourner à son avantage. Nous étions sur le point d'entrer dans le Péloponèse; l'armée ennemie vint se camper devant nous. Pendant qu'Epaminondas en examine la position, un coup de tonnerre répand l'alarme parmi ses soldats. Le devin ordonne de suspendre la marche. On demande avec effroi au général ce qu'annonce un pareil présage : « Que l'ennemi a choisi un mauvais camp! » s'écrie-t-il avec assurance. Le courage des troupes se ranima, et le lendemain elles forcèrent le passage.

Les deux officiers thébains rapportèrent d'autres faits que je supprime. J'en omets plusieurs qui se sont passés sous mes yeux, et je n'ajoute qu'une réflexion. Épaminondas, sans ambition, sans vanité, sans intérêt, éleva en peu d'années sa nation au point de grandeur où nous avons vu les Thébains. Il opéra ce prodige, d'abord par l'influence de ses vertus et de ses talents. En même temps qu'il dominait sur les esprits par la supériorité de son génie et de ses lumières, il disposait à son gré des passions des autres, parce qu'il était maître des siennes1. BARTHÉLEMY. (Voyages du jeune Anacharsis.)

Régulus.

Après avoir combattu tour à tour Agathocle' en Afrique et Pyrrhus en Sicile, les Carthaginois en vinrent aux

1. Épaminondas fut blessé à mort à la bataille de Mantinée (362 av. J.-C.). L'un de ses amis s'étant écrié dans l'égarement de sa douleur: « Tu meurs, Épaminondas! si du moins tu laissais des enfants! Je laisse, répondit-il en expirant, deux filles immortelles : la victoire de Leuctres et celle de Mantinée. »

2. Fils d'un potier de Sicile, Agathocle, de simple soldat devint général, puis tyran de Syracuse (359 à 287 av. J.-C.).

3. Pyrrhus, roi d'Épire, fut le meilleur capitaine de son temps (Ie siècle av. J.-C.); il se rendit célèbre par ses luttes contre les Romains.

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