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Toujours du plaisir n'est pas du plaisir.

Un souverain de l'Orient, célèbre par sa sagesse, recevait tous les jours des plaintes contre un de ses parents, gouverneur d'une province importante de son empire, nommé Iran. C'était un homme de haute naissance, dont le fond n'était pas mauvais, mais qui était corrompu par la vanité et par la mollesse. Il souffrait rarement qu'on lui parlât, et jamais qu'on osât le contredire. Les paons ne sont pas plus vains; les tortues ont moins de paresse. Il ne respirait que la gloire et les faux plaisirs. Voici comment le monarque entreprit de le corriger.

Il lui envoya un chef de musique avec douze chanteurs et vingt-quatre instrumentistes, un maître d'hôtel avec six cuisiniers, et quatre chambellans1 qui ne devaient pas

1. Gentilshommes chargés de tout ce qui concerne le service intérieur de la chambre d'un souverain. Ils portaient, pour insignes de leur dignité, une clef d'or attachée à la poche droite de l'habit.

le quitter. L'ordre du roi portait que l'étiquette suivante serait inviolablement observée, et voici comment les choses se passèrent.

Le premier jour, dès qu'Iran fut éveillé, le maître de musique entra suivi des chanteurs et des instrumentistes; on chanta une cantate 1 qui dura deux heures, et de trois en trois minutes le refrain était :

Que son mérite est extrême!
Que de grâce! que de grandeur!
Ah! combien monseigneur
Doit être content de lui-même!

Après l'exécution de la cantate, un chambellan lui fit une harangue de trois quarts d'heure, dans laquelle on le louait expressément de toutes les bonnes qualités qui lui manquaient. La harangue finie, on le conduisit à table au son des instruments. Le dîner dura trois heures. Dès qu'il ouvrait la bouche pour parler, le premier chambellan disait « Il aura raison. » A peine avait-il prononcé quatre paroles que le second chambellan s'écriait : « Il a raison. » Les deux autres chambellans faisaient de grands éclats de rire des bons mots qu'Iran avait dits ou qu'il avait dû dire. Après dîner on lui répéta la can

tate.

Cette première journée lui parut délicieuse. Il trouva que le roi l'honorait selon ses mérites. La seconde lui parut moins agréable; la troisième fut gênante; la quatrième fut insupportable; la cinquième fut un supplice. Enfin outré d'entendre toujours chanter:

Ah! combien monseigneur
Doit être content de lui-même!

d'entendre toujours dire qu'il avait raison, et d'être harangué tous les jours à la même heure, il écrivit à la

1. Petit poème composé pour être chanté : les cantates de JeanBaptiste Rousseau.

2. Mis hors de lui, irrité.

cour pour supplier le roi qu'il daignât rappeler ses chambellans, ses musiciens, son maître d'hôtel; il promit d'être désormais moins vain et plus appliqué. Il se fit moins encenser1, eut moins de fêtes et fut plus heureux; car, comme dit un auteur oriental : « Toujours du plaisir n'est pas du plaisir. »>

VOLTAIRE.
(Contes.)

Un ami.

Je n'ai d'ami qu'un chien. Je ne sais pour quels torts, De ma main, certain jour, il reçut l'étrivière 2.

Ce chien me repêcha, le soir, dans la rivière;

Il n'en fut pas plus vain, moi, j'eus bien des remords.
Nous ne faisons, depuis, qu'une âme dans deux corps.
Lorsqu'on m'emportera sur la triste civière,

Je veux que mon ami me suive au cimetière,
Le front bas, comme il sied au cortège des morts.

On comblera ma fosse. Alors, ô pauvre bête,
Las de flairer le sol, de mes pieds à ma tête,
Seul au monde, et tout fou de n'y comprendre rien,

Tu japperas trois fois ; je répondrai peut-être.
Mais si rien ne répond, hélas! c'est que ton maître
Est bien mort! Couche-toi pour mourir, mon bon chien.
JOSEPHIN SOULARY.

(Sonnets.)

1. Brûler de l'encens devant quelqu'un; par conséquent lui donner des louanges excessives.

2. Courroie à laquelle est suspendu l'étrier. Coup d'étrivière, coup donné avec l'étrivière. Par extension, tout mauvais traitement qui humilie ou déshonore.

dortoir

Les fils d'aujourd'hui.

I

Il y a quelques années, me trouvant en Touraine, dans un petit bourg nommé Dammartin, le hasard me mit en relation avec un charpentier, nommé Villeneuve, dont le caractère énergique, l'intelligence vive, quoique inculte, m'avaient frappé. Son savoir se bornait à la lecture, à l'écriture et à quelques notions de dessin linéaire. Mais nul ne conduisait mieux un atelier, nul ne gouvernait plus fermement dix ou quinze hommes dans un travail difficile; il avait le don de l'autorité. Dans un grand hiver, un pont de bois ayant été emporté par la débâcle des glaçons, Villeneuve avait montré, dans cette circonstance critique, de singulières ressources d'invention et de courage.

Resté veuf avec son fils, il voulut que cet enfant fût élevé autrement que lui. A douze ans, il le fit entrer dans une école professionnelle; à quinze, il l'envoyait à l'école centrale de Châlons1. Voisins et amis le blâmèrent d'instruire son fils comme un monsieur. « J'ai trop souffert de mon ignorance, dit-il, pour faire de mon fils un ignorant. » Le jour du départ pour l'école centrale, je fus témoin des adieux du fils et du père, et je demeurai profondément touché de la déférence affectueuse de l'un, de la tendresse digne de l'autre. Je les revis un an après le retour. Quel changement! Ce n'est pas que le jeune homme eût trompé les espérances de son père. Entré le premier à l'école centrale, il en sort le premier. On le compte parmi les ingénieurs civils distingués, mais c'en est fait de la joie du père. Son fils ne vient plus chez lui que par hasard, au moment des chasses ou des vacances. Ses succès, les éloges de ses chefs, l'admiration bête des habitants du bourg, lui ont tourné la tête. A peine de

1. École des arts et métiers de Châlons.

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