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Le Drapeau.

Voyez-vous, disait souvent le vieux capitaine Fougerel en frappant sur la table, vous ne savez pas, vous autres, ce que c'est que le drapeau. Il faut avoir été soldat; il faut avoir passé la frontière et marché sur des chemins qui ne sont plus ceux de la France; il faut avoir été éloigné du pays, sevré de toute parole de la langue qu'on a parlée depuis l'enfance; il faut s'être dit, pendant les journées d'étapes et de fatigue, que tout ce qui reste de la patrie absente, c'est ce lambeau de soie aux trois couleurs françaises qui clapote là-bas, au centre du bataillon; il faut n'avoir eu, dans la fumée de la bataille, d'autre point de ralliement que ce morceau d'étoffe déchirée pour comprendre, pour sentir tout ce que contient dans ses plis cette chose sacrée qu'on appelle le drapeau. Le drapeau, mes pauvres amis, mais, sachez-le bien, c'est, contenu dans un seul mot, rendu palpable dans un seul objet, tout ce qui fut, tout ce qui est la vie de chacun de nous le foyer où l'on naquit, le coin de terre où l'on grandit, le premier sourire d'enfant, la mère qui vous berce, le père qui gronde, les premiers ans, la première larme, les espoirs, les rêves, les chimères, les souvenirs; c'est toutes ces joies à la fois, toutes enfermées dans un mot, dans un nom, le plus beau de tous, la patrie.

Qui, je vous le dis, le drapeau, c'est tout cela, c'es! l'honneur du régiment, ses gloires et ses titres flamboyant en lettres d'or sur ses couleurs fanées qui portent des noms de victoires; c'est comme la conscience des braves gens qui marchent à la mort sous ses plis; c'est le devoir dans ce qu'il a de plus sévère et de plus fier, représenté parce qu'il a de plus grand : une idée flottant dans un étendard. Aussi bien, étonnez-vous qu'on l'aime, ce drapeau parfois en haillons, et qu'on se fasse pour lui trouer la poitrine ou broyer le crâne. Il semble que tous les cœurs du régiment tiennent à sa

hampe par des fils invisibles. Le perdre, c'est la honte
éternelle. Autant vaudrait souffleter un à un ces milliers
d'hommes que de leur arracher, d'un seul coup, leur
drapeau.

Non, non, cent fois non! vous ne comprendrez jamais
ce que peut souffrir un homme qui sait que son drapeau
est demeuré, comme une partie intégrante du pays aux
from
mains de l'ennemi. C'est une idée fixe, qui dès lors leat
torture et le déchire. Le drapeau est là-bas! Ils l'ont
pris, ils le gardent! Nuit et jour il y songe, il en rêve, il
en meurt parfois.

Qu'est-ce qu'un drapeau? Vous me direz : Un symbole... et qu'importe qu'il figure, ici ou là, dans une revue ou une apothéose? Symbole, soit; mais tant que l'espèce humaine aura besoin de se rattacher à quelque croyance saine, mâle et vraie, il lui en faudra encore, de ces symboles dont la vue seule remue en nous, jusqu'au fond de l'être, tous les généreux sentiments, tout ce qui vous porte vers le dévouement, le sacrifice, l'abnégation et le devoir.

JULES CLARETIE.

(Le Drapeau. - Dentu.)

Le Petit Village.

I

Où était-il le petit village?

Dans quel pli de terrain cache-t-il ses maisons blanches? Se groupent-elles autour de l'église, au fond de quelque hollow creux? ou, le long d'une grande route, s'en vont-elles gaiement à la file? ou encore grimpent-elles sur un coteau, comme des chèvres capricieuses, étageant et cachant à demi leurs toits rouges dans les verdures?

A-t-il un nom doux à l'oreille, le petit village? Est-ce un nom tendre, aisé aux lèvres françaises, ou quelque nom allemand, rude, hérissé de consonnes, rauque comme un cri de corbeau ?

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Et moissonne-t-on, vendange-t-on dans le petit village? Est-ce pays de blés ou pays de vignobles? A cette heure, que font les habitants dans les terres, au grand soleil? Le soir, au retour, le long des sentiers, s'arrêtent-ils pour voir d'un coup d'œil les larges récoltes, en remerciant le ciel de l'année heureuse? crop

II

Je me l'imagine volontiers sur un coteau. Il est là, si discret dans les arbres, que, de loin, on le prendrait pour un champ de rochers écroulés et couverts de mousse. Mais des fumées sortent des branches; dans un sentier qui descend la pente, des enfants poussent une brouette. Alors, de la plaine, on le regarde avec une envie jalouse; on passe, en emportant le souvenir de ce nid entrevu.

Non, je le crois plutôt dans un coin de la plaine, au bord du ruisseau. Il est si petit qu'un rideau de peupliers le cache à tous les yeux. Ses chaumières disparaissent dans les oseraies de la rive. Un bout de prairie verte lui sert de tapis; une haie vive le clôt de toutes parts, comme un grand jardin. On passe à côté de lui sans le voir. Les voix des laveuses sonnent, semblables à des voix de fauvettes. Pas un filet de fumée. Il dort dans sa paix, au fond de son alcôve verte.

Aucun de nous ne le connaît. La ville voisine sait à peine qu'il existe, et il est si humble que pas un géographe ne s'est soucié de lui. Ce n'est personne. Son nom prononcé n'éveille aucun souvenir. Dans la foule des villes aux noms retentissants, il est un inconnu, sans histoire, sans gloires et sans hontes, qui s'efface modestement.

Et c'est pour cela sans doute qu'il sourit si doucement, le petit village. Ses paysans vivent au désert; les marmots se roulent sur la berge; les femmes filent dans l'ombre des arbres. Lui, tout heureux de son obscurité, s'emplit des gaietés du ciel! Son rayon de soleil lui suffit; sa joie est faite de son silence, de son humilité, de ce rideau de peupliers qui le cache au monde entier.

III

Et, demain peut-être, le monde entier saura qu'il existe, le petit village.

Ah! misère la rivière sera rouge, le rideau de peupliers aura été rasé par les boulets, les chaumières éventrées montreront le désespoir muet des familles, le petit village sera célèbre.

Plus de chant de laveuses, plus de marmots se roulant sur la berge, plus de récoltes, plus de silence, plus d'humilité heureuse. Un nouveau nom dans l'histoire, victoire ou défaite, une nouvelle page sanglante, un nouveau coin du pays engraissé par le sang de nos enfants.

Il rit, il sommeille, il ignore qu'il donnera son nom à une tuerie, et demain il sanglotera, il retentira dans l'Europe avec des râles d'agonie. Puis, il restera sur la terre comme une tache de sang. Lui, si gai, si tendre, il s'entourera d'un cercle d'ombre sinistre, il verra les visiteurs blêmes passer devant ses ruines, comme on passe devant les dalles de la Morgue1. Il sera maudit.

Nous, s'il est Austerlitz ou Magenta, nous l'entendrons sonner dans nos cœurs avec des éclats de clairons. Et, s'il est Waterloo, il roulera lugubrement dans nos mémoires, comme le son d'un tambour voilé d'un crêpe, menant les funérailles de la nation.

Qu'il regrettera alors ses rives solitaires, ses paysans ignorants, son coin perdu, si loin des hommes, connu seulement des hirondelles qui y revenaient à chaque printemps! Souillé, honteux, avec son ciel empli d'un vol de corbeaux, et ses terres grasses puant la mort, il vivra éternellement dans les siècles, comme un coupegorge, un endroit louche où deux nations se seront égorgées.

Le nid d'amour, le nid de paix, le petit village, ne sera

1. Endroit où l'on expose les corps des personnes mortes hors de leur domicile, afin qu'elles puissent être reconnues : la Morgue de Paris.

plus qu'un cimetière, une fosse commune, où les mères éplorées ne pourront aller déposer des couronnes.

IV

La France a semé le monde de ces cimetières lointains. Aux quatre coins de l'Europe, nous pourrions nous agenouiller et prier. Nos champs de repos ne s'appellent pas seulement le Père-Lachaise, Montmartre, Montparnasse1; ils s'appellent encore du nom de toutes nos victoires et de toutes nos défaites. Il n'y a pas, sous le ciel, un coin de terre où ne soit couché un Français assassiné, de la Chine au Mexique, des neiges de la Russie aux sables d'Égypte.

Cimetières silencieux et déserts qui dorment lourdement dans la paix immense de la campagne. La plupart, presque tous, s'ouvrent au pied de quelque hameau désolé dont les murs croulants sont encore pleins d'épouvante. Waterloo n'était qu'une ferme; Magenta comptait à peine cinquante maisons. Un vent affreux a soufflé sur ces infiniment petits, et leurs syllabes, la veille innocentes, ont pris une telle odeur de sang et de poudre, qu'à jamais l'humanité frissonnera, en les sentant sur ses lèvres.

Pensif, je regardais une carte du théâtre de la guerre. Je suivais les bords du Rhin, j'interrogeais les plaines et les montagnes. Le petit village était-il à gauche, était-il à droite du fleuve ? Fallait-il le chercher dans les environs des places fortes, ou, plus loin, dans quelque solitude large?

Et j'essayais alors, en fermant les yeux, de m'imaginer cette paix, ce rideau de peupliers tiré devant les maisons blanches, ce bout de prairie que rase le vol des hirondelles, ces chansons des lavandières, cette terre vierge que la guerre va violer, et dont les clairons souf

1. Noms des trois grands cimetières parisiens.

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