Page images
PDF
EPUB

sur la fenêtre. Elle restait quelque temps immobile, étonnée, effrayée presque de son bonheur. Puis elle partait avec un petit cri de joie qui m'allait au cœur. Je la suivais longtemps des yeux; et, quand elle avait disparu derrière les sorbiers du jardin, je me mettais à pleurer amèrement, et j'en avais pour tout un jour à inquiéter ma mère par mon air abattu et souffrant.

GEORGE SAND.
(Lettres d'un voyageur. Calmann Lévy.)

Mes lectures.

Mai 1835.

Je suis de ceux pour qui la connaissance d'un livre peut devenir un véritable événement moral. Le peu de bons ouvrages dont je me suis pénétré depuis que j'existe a développé le peu de bonnes qualités que j'ai. Je ne sais ce qu'auraient produit de mauvaises lectures; je n'en ai point fait, ayant eu le bonheur d'être bien dirigé dès mon enfance. Il ne me reste donc à cet égard que les plus doux et les plus chers souvenirs.

Un livre a toujours été pour moi un ami, un conseil, un consolateur éloquent et calme, dont je ne voulais pas épuiser vite les ressources et que je gardais pour les grandes occasions. Oh! quel est celui de nous qui ne se rappelle avec amour les premiers ouvrages qu'il a dévorés et savourés! La couverture d'un bouquin poudreux, que vous retrouvez sur les rayons d'une armoire oubliée, ne vous a-t-elle jamais retracé les gracieux tableaux de vos jeunes années ? N'avez-vous pas cru voir surgir devant vous la grande prairie, baignée des rouges clartés du soir, lorsque vous le lûtes pour la première fois, le vieil ormeau et la haie qui vous abritèrent, et le fossé dont le revers vous servit de lit de repos et de table de travail, tandis que la grive chantait la retraite à ses compagnes et que le pipeau du vacher se perdait

dans l'éloignement? Oh! que la nuit tombait vite sur ces pages divines! que le crépuscule faisait cruellement flotter les caractères sur la feuille pâlissante! C'en est fait, les agneaux bêlent, les brebis sont arrivées à l'étable, le grillon prend possession des chaumes de la plaine. Les formes des arbres s'effacent dans le vague de l'air, comme tout à l'heure les caractères sur le livre. Il faut partir; le chemin est pierreux, l'écluse est étroite et glissante, la côte est rude; vous êtes couvert de sueur, mais vous aurez beau faire, vous arriverez trop tard, le souper sera commencé. C'est en vain que le vieux domestique qui vous aime aura retardé le coup de cloche autant que possible; vous aurez l'humiliation d'entrer le dernier, et la grand'mère, inexorable sur l'étiquette, même au fond de ses terres, vous fera, d'une voix douce et triste, un reproche bien léger, bien tendre, qui vous sera plus sensible qu'un châtiment sévère. Mais quand elle vous demandera, le soir, la confession de votre journée, et que vous aurez avoué, en rougissant, que vous vous êtes oublié à lire dans un pré, et que vous aurez été sommé de montrer le livre, après quelques hésitations et une grande crainte de le voir confisqué sans l'avoir fini, vous tirerez en tremblant de votre poche, quoi? Estelle et Némorin ou Robinson Crusoé! oh! alors, la grand'mère sourit. Rassurez-vous, votre trésor vous sera rendu; mais il ne faudra pas désormais oublier l'heure du souper.

Heureux temps! ô ma Vallée Noire! ô Corinne! ô Bernardin de Saint-Pierre ! ô l'Iliade! Millevoye! ô Atala! ô les saules de la rivière! ô ma jeunesse écoulée! ô mon vieux chien qui n'oubliait pas l'heure du souper, et qui répondait au son de la cloche par un douloureux hurlement de regret et de gourmandise!

GEORGE SAND.
(Lettres d'un voyageur.)

CINQUIÈME PARTIE

ÉTUDES MORALES

LE FOYER.

Oh! l'amour d'une mère ! - amour que nul n'oublie,
Pain merveilleux qu'un Dieu partage et multiplie !
Table toujours servie au paternel foyer!

Chacun en a sa part, et tous l'ont tout entier !

VICTOR HUGO.

Le pays natal.

Je me souviens de m'être rencontré, voilà quelques années, dans un coupé de diligence, avec un élève du lycée Saint-Louis qui, pour la première fois depuis cinq ans, allait passer les vacances dans sa famille. Malgré la différence de nos âges, nous nous prîmes bientôt d'amitié l'un pour l'autre. C'était un aimable jeune homme, presque un enfant encore, turbulent, expansif et tendre. Il me parlait avec une joie pétulante de sa mère, de ses deux sœurs, du domaine où il était né, et qu'il allait revoir après cinq ans d'absence. Je me plaisais à l'écouter: en l'écoutant je me reportais, avec bonheur et mélancolie, aux jours heureux de ma jeunesse. Comme nous venions de gravir à pied une côte rapide, arrivé sur le plateau, je ne pus m'empêcher de me récrier en voyant le paysage qui se déroulait à nos pieds. C'était merveilleux en effet: des bois diaprés de mille couleurs; des coteaux cou

ronnés de pampres rougis par l'automne; la rivière qu'enflammait le couchant; des villages fumant çà et là; des clochers perçant le feuillage éclairci; l'ombre des peupliers s'allongeant sur l'herbe des prés; puis, de la vallée montant jusqu'à nous, tous les parfums, toutes les rumeurs, toutes les harmonies du soir. Mon jeune gars hocha la tête:

- Si vous voulez voir quelque chose de beau, me dit-il, il faut venir avec moi à Fresnes.

- Qu'est-ce que Fresnes? lui demandai-je.

[ocr errors]

Fresnes, répondit-il, c'est où je vais, c'est le domaine où je suis né, où m'attendent ma mère et mes sœurs. Et c'est beau?

[ocr errors][merged small][merged small]

Oui, c'est un peu beau, ajouta-t-il avec un fin sourire.
Vous avez des bois?

Des forêts.

De l'eau?

Un lac, une rivière.

Des coteaux?

Vous pouvez dire des montagnes.

Ce doit être en effet un beau pays, lui répliquai-je. Le reste de la journée il ne fut question que de Fresnes entre nous. Le lendemain, dans la matinée, la diligence relaya devant la porte du Lion d'Or, dans une méchante ville appelée, je crois, Saint-Maixent, à deux petites lieues de Fresnes; c'était là que mon jeune ami et moi devions nous séparer. Un domestique l'attendait en effet, au débotté, avec deux chevaux. Le conducteur ayant déclaré que la voiture, par je ne sais quel vice d'administration, s'attarderait à Saint-Maixent au moins durant quatre heures, je cédai aux instances de mon jeune camarade, et me décidai à l'accompagner jusqu'au domaine de ses pères. J'étais curieux de visiter cet Éden', et d'en emporter l'image dans mon souvenir. J'enfourchai donc le cheval du serviteur, et nous par

1. Éden, lieu de délices et de bonheur. Nom que la Bible donne au paradis terrestre, premier séjour d'Adam et d'Eve.

times au galop de nos bêtes. Nous avancions au milieu d'un pays plat, nu, sec et morne; mais je me rassurai en songeant à Vaucluse1 où l'on arrive, par enchantement, au détour d'un rocher aride.

Enfin, après une heure de galop, nos chevaux s'arrêtèrent au bout d'un village, devant une grille de bois peinte en vert; mon compagnon se jeta à bas de sa monture, tomba dans les bras de trois femmes qui pleuraient de joie, et ce fut pendant quelques minutes des embrassements que la parole humaine ne saurait exprimer. Bien que fort ému et véritablement attendri, je cherchais du regard le lac et la rivière, les montagnes et les forêts. A franchement parler, c'était un pays infâme. Les premiers transports apaisés, l'enfant me prit par la main :

Tenez, me dit-il, les yeux mouillés de larmes; voici nos forêts, nos montagnes; et, là-bas, notre lac et notre rivière. Hier, avais-je raison? savez-vous rien au monde de plus beau?

J'ouvris de grands yeux pour mieux voir. Le lac était une mare où barbotaient une douzaine de canards; la rivière, un filet d'eau malsaine; la forêt, un bouquet de chênes au feuillage rongé moins par l'automne que par les chenilles; les montagnes, quelques quartiers de roc à moitié ruinés par les mineurs.

Charme du pays natal! Charme de la patrie! puissance des lieux où s'est écoulée notre enfance! magie du coin de terre où nos yeux se sont ouverts à la lumière des cieux!

JULES SANDEAU.
(Nouvelles.)

1. Vaucluse, célèbre fontaine chantée par le poète italien Pétrarque. Elle donne son nom au département dont Avignon est le cheflieu.

« PreviousContinue »