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Je sortis, et je descendis, ou plutôt je me précipitai par cet escalier, transporté de colère, et laissai cet homme si riche dans son hôpital.

MONTESQUIEU.
(Lettre XLV.)

Siège de Philippsbourg.

Du camp de Philippsbourg, le 3 juillet 1734.

C'est ici que l'on dort sans lit,

Et qu'on prend ses repas par terre.
Je vois et j'entends l'atmosphère
Qui s'embrase et qui retentit
De cent décharges de tonnerre;
Et, dans ces horreurs de la guerre,
Le Français chante, boit et rit.
Bellone va réduire en cendres
Les courtines de Philisbourg,
Par cinquante mille Alexandres
Payés à quatre sous par jour.
Je les vois, prodiguant leur vie,
Chercher les combats meurtriers,
Couverts de fange et de lauriers,
Et pleins d'honneur et de folie.
Je vois briller au milieu d'eux
Ce fantôme nommé la Gloire,
A l'œil superbe, au front poudreux,
Portant au cou cravate noire,
Ayant sa trompette en sa main,
Sonnant la charge et la victoire,
Et chantant quelques airs à boire,
Dont ils répètent le refrain.

O nation brillante et vaine!
Illustres fous, peuple charmant,
Que la Gloire à son char enchaîne!

1. Déesse de la guerre et sœur de Mars dont elle accompagnait le char sanglant.

Il est beau d'affronter gaiment

Le trépas et le prince Eugène1.

VOLTAIRE.

(Épitre XLII.)

Richesse de la langue française.

Au château de Ferney, en Bourgogne, 24 janvier 1761. Je suis très sensible, monsieur, à l'honneur que vous me faites de m'envoyer votre livre: De l'Excellence de la langue italienne. Permettez-moi cependant quelques réflexions en faveur de la langue française, que vous paraissez dépriser un peu trop.

Je crois, monsieur, qu'il n'y a aucune langue parfaite. Il en est des langues comme de bien d'autres choses, dans lesquelles les savants ont reçu la loi des ignorants. C'est le peuple ignorant qui a formé les langages; les ouvriers ont nommé tous leurs instruments. Les peuplades, à peine rassemblées, ont donné des noms à tous leurs besoins; et après un très grand nombre de siècles, les hommes de génie se sont servis, comme ils ont pu, des termes établis au hasard par le peuple.

Il me paraît qu'il n'y a dans le monde que deux langues véritablement harmonieuses, la grecque et la latine. Ce sont en effet les seules dont les vers aient une vraie mesure, un rythme certain, un vrai mélange de dactyles et de spondées 2, une valeur réelle dans les syllabes. Les ignorants qui formèrent ces deux langues avaient sans doute la tête plus sonnante, l'oreille plus juste, les sens plus délicats que les autres nations.

1. Eugène de Savoie, connu sous le nom de prince Eugène, fut l'un des plus grands hommes de guerre de son temps et l'un des plus implacables ennemis de Louis XIV (1667-1736).

2. Spondée. Terme de versification: pied composé de deux syllabes longues. Le dactyle est formé d'une syllabe longue suivie de deux brèves,

X

deduth

aucun

Vous vantez, monsieur, et avec raison, l'extrême abondance de votre langue, mais permettez-nous de n'être pas dans la disette. Il n'est, à la vérité, a idiome au monde qui peigne toutes les nuances des choses. Toutes les langues sont pauvres à cet égard; aucune ne peut exprimer, par exemple, en un seul mot, l'amour fondé sur l'estime, ou sur la beauté seule, ou sur la convenance des caractères, ou sur le besoin d'aimer. Il en est ainsi de toutes les passions, de toutes les qualités de notre âme. Ce que l'on sent le mieux est souvent ce qui manque de terme.

Mais, monsieur, ne croyez pas que nous soyons réduits à l'extrême indigence que vous nous reprochez en tout. Vous faites un catalogue en deux colonnes de votre superflu et de notre pauvreté; vous mettez d'un côté orgoglio, alterigia, superbia, et de l'autre, orgueil tout seul. Cependant, monsieur, nous avons orgueil, superbe, hauteur, fierté, morgue, élévation, dédain, arrogance, insolence, gloire, gloriole, présomption, outrecuidance. Tous ces mots expriment des nuances différentes, de même que chez vous orgoglio, alterigia, superbia, ne sont pas toujours synonymes.

Vous nous reprochez, dans votre alphabet de nos misères, de n'avoir qu'un mot pour signifier vaillant.

Je sais, monsieur, que votre nation est très vaillante. quand elle veut, et quand on le veut; l'Allemagne et la France ont eu le bonheur d'avoir à leur service de très braves et de très grands officiers italiens.

L'italico valor non è ancor morto 1.

Mais, si vous avez valente, prode, animoso, nous avons vaillant, valeureux, preux, courageux, intrépide, hardi, animé, audacieux, brave, etc. Ce courage, cette bravoure, ont plusieurs caractères différents, qui ont chacun leurs. termes propres. Nous dirions bien nos généraux sont vaillants, courageux, braves, etc.; mais nous distingue

1. « La vaillance italienne n'est pas encore éteinte. »

rions le courage vif et audacieux du général1 qui emporta, l'épée à la main, tous les ouvrages de Port-Mahon taillés dans le roc vif; la fermeté constante, réfléchie et adroite avec laquelle un de nos chefs' sauva une garnison entière d'une ruine certaine, et fit une marche de trente lieues, à la vue d'une armée ennemie de trente mille combattants.

Nous exprimerions encore différemment l'intrépidité tranquille que les connaisseurs admirèrent dans le petit-neveu du héros de la Valteline, lorsque, ayant vu son armée en déroute par une terreur panique de nos alliés, ce général ayant aperçu le régiment de Diesbach et un autre, qui faisaient ferme contre une armée victorieuse, quoiqu'ils fussent entamés par la cavalerie et foudroyés par le canon, marcha seul à ces régiments, loua leur valeur, leur courage, leur fermeté, leur intrépidité, leur vaillance, leur patience, leur audace, leur animosité, leur bravoure, leur héroïsme, etc. Voyez, monsieur, que de termes pour un! Ensuite il eut le courage de ramener ces deux régiments à petits pas, et de les sauver du péril où leur valeur les jetait; les conduisit en bravant les ennemis victorieux, et eut encore le courage de soutenir les reproches d'une multitude toujours mal instruite.

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Vous pourrez encore voir, monsieur, que le courage, la fermeté de celui qui a gardé Cassel et Gottingen malgré les efforts de soixante mille ennemis très valeureux, est un courage composé d'activité, de prévoyance et d'audace. C'est aussi ce qu'on a reconnu dans celui qui a sauvé Vesel. Croyez donc, je vous prie, monsieur, que nous avons, dans notre langue, l'esprit de faire sentir ce que les défenseurs de notre patrie ou de notre pays ont le mérite de faire.

Vous nous insultez, monsieur, sur le mot de ragoût; vous vous imaginez que nous n'avons que ce terme

1. Le maréchal de Richelieu, en 1756.— 2. Le maréchal de BelleIsle, en 1742. - 3. Le prince de Soubise à Rosbach. - 4. Le maréchal de Broglie. 6. Le marquis de Schomberg.

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5. Le comte de Vaux.

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pour exprimer nos mets, nos plats, nos entrées de table, et nos menus. Plût à Dieu que vous eussiez raison, je m'en porterais mieux! mais malheureusement nous avons un dictionnaire entier de cuisine.

Vous vous vantez de deux expressions pour signifier gourmand; mais daignez plaindre, monsieur, nos gourmands, nos goulus, nos friands, nos mangeurs, nos gloutons. gourmets

Vous ne connaissez que le mot de savant; ajoutez-y, s'il vous plaît, docte, érudit, instruit, éclairé, habile, lettré; vous trouverez parmi nous le nom et la chose. Croyez qu'il en est ainsi de tous les reproches que vous nous faites. Nous n'avons point de diminutifs; nous en avions autant que vous du temps de Marot, et de Rabelais, et de Montaigne; mais cette puérilité nous a paru indigne d'une langue ennoblie par les Pascal, les Bossuet, les Fénelon, les Pélisson, les Corneille, les Despréaux, les Racine, les Massillon, les La Fontaine, les La Bruyère, etc.); nous avons laissé à Ronsard, à Marot, à du Bartas, les diminutifs badins en otte et en ette, et nous n'avons guère conservé que fleurette, amourette, fillette, grandelette, vieillotte, nabote, maisonnette, villotte 1; encore ne les employons-nous que dans le style très familier. N'imitez pas le Buonmattei, qui, dans sa harangue à l'Académie de la Crusca, fait tant valoir l'avantage exclusif d'exprimer corbello, corbellino, en oubliant que nous Was the avons des corbeilles et des corbillons.

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Vous possédez, monsieur, des avantages bien plus réels, celui des inversions, celui de faire plus facilement cent bons vers en italien, que nous n'en pouvons faire dix en français. La raison de cette facilité, c'est que vous vous permettez ces hiatus, ces bâillements de syllabes qne nous proscrivons; c'est que tous vos mots, finissant en a, e, i, o, vous fournissent au moins vingt fois plus de rimes que nous n'en avons, et que, pardessus cela, vous pouvez encore vous passer de rimes.

1. Villotte est mis sans doute pour villette. (Beuchot).

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