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Le chevalier de Nantouillet était tombé de cheval il va au fond de l'eau, il revient, il retourne, il revient entore; enfin il trouve la queue d'un cheval, il s'y attache; ce cheval le mène à bord, il monte sur le cheval, se trouve à la mêlée, reçoit deux coups dans son chapeau, il revient gaillard. Voilà qui est d'un sang-froid qui me fait souvenir d'Oronte1, prince des Massagètes 2.

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10. Le roi se mêle depuis peu de faire des vers; MM. de Saint-Aignan et Dangeau lui apprennent comme il faut s'y prendre. Il fit l'autre jour un madrigal3, que lui-même ne trouva pas trop joli. Un matin, il dit au maréchal de Grammont: « Monsieur le maréchal, lisez, je vous prie, ce petit madrigal, et voyez si vous en avez jamais vu un si impertinent. Parce qu'on sait que depuis peu j'aime les vers, on m'en apporte de toutes les façons. » Le maréchal, après avoir lu, dit au roi : « Sire, Votre Majesté juge divinement bien de toutes choses: il est vrai que voilà le plus sot et le plus ridicule madrigal que j'aie jamais lu. » Le roi se mit à rire,et lui dit : « N'est-il pas vrai que celui qui l'a fait est bien fat? Sire, il n'y a pas moyen de lui donner un autre nom. Oh bien! dit le roi, je suis ravi que vous m'en ayez parlé si bonnement; c'est moi qui l'ai fait. — Ah! Sire, quelle trahison! que Votre Majesté me le rende ; je l'ai lu brusquement. Non, monsieur le maréchal : les premiers sentiments sont toujours les plus naturels. » Le roi a fort ri de cette folie, et tout le monde trouve que voilà la plus cruelle petite chose que l'on puisse faire à un vieux courtisan. Pour moi, qui aime à faire des réflexions,

1. Personnage de Cyrus, célèbre roman de Mlle de Scudéry. 2. Les Massagètes habitaient à l'est et au nord de la mer Caspienne. Ils étaient nomades et pasteurs; leur intrépidité les rendait redoutables.

3. Petit poème à idées délicates, raffinées et galantes.

je voudrais que le roi en fit là-dessus, et qu'il jugeât par là combien il est loin de connaître jamais la vérité.

Les Lettres de Madame de Sévigné.

Nous avons peine, en 1829, avec nos habitudes d'occupations positives, à nous représenter fidèlement la vie 'de causerie et de loisir de l'ancienne société française. Le monde va si vite de nos jours, et tant de choses sont 'tour à tour amenées sur la scène, que nous n'avons pas trop de tous nos instants pour les regarder et les saisir. Les journées pour nous se passent en études, les soirées en discussions sérieuses; de conversations à l'amiable, de causeries, peu ou point.

A l'époque dont nous parlons, loin d'être un obstacle à suivre le mouvement littéraire, religieux ou politique, ce genre de vie était le plus propre à l'observer; il suffisait de regarder quelquefois du coin de l'œil et sans bouger de sa chaise, et puis l'on pouvait, le reste du temps, vaquer à ses goûts et à ses amis.

C'était, comme dit madame de Sévigné, des conversations infinies: « Après le dîner, écrit-elle quelque part à sa fille, nous allâmes causer dans les plus agréables bois du monde; nous y fûmes jusqu'à six heures dans plusieurs sortes de conversations si bonnes, si tendres, si aimables, si obligeantes et pour vous et pour moi que j'en suis pénétrée. »

Au milieu de ce mouvement de société si facile et si simple, si capricieux et si gracieusement animé, une visite, une lettre reçue, insignifiante au fond, était un événement auquel on prenait plaisir, et dont on se faisait part avec empressement. Les plus petites choses tiraient leur prix de la manière et de la forme; c'était de l'art que, sans s'en apercevoir et négligemment, l'on mettait jusque dans la vie. Qu'on se rappelle la visite de madame de Chaulnes aux Rochers.

On a beaucoup dit que madame de Sévigné soignait curieusement ses lettres, et qu'en les écrivant elle songeait, sinon à la postérité, du moins au monde d'alors, dont elle recherchait le suffrage. Cela est faux; le temps de Voiture et de Balzac1 était déjà loin. Elle écrit d'ordinaire au courant de la plume, et le plus de choses qu'elle peut; et, quand l'heure presse, à peine si elle relit.

« En vérité, dit-elle, il faut un peu entre amis laisser trotter les plumes comme elles veulent : la mienne a toujours la bride sur le cou. » Mais il y a des jours où elle a plus de temps et où elle se sent davantage en humeur; alors, tout naturellement, elle soigne, elle arrange, elle compose à peu près autant que La Fontaine pour une de ses fables ainsi la lettre à M. de Coulanges sur le mariage de Mademoiselle; ainsi celle encore sur ce pauvre Picard qui est renvoyé pour n'avoir pas voulu faner. Ces sortes de lettres, brillantes de forme et d'art, et où il n'y avait pas trop de petits secrets ni de médisances, faisaient bruit dans la société, et chacun désirait les lire. « Je ne veux pas oublier ce qui m'est arrivé ce matin, écrit madame de Coulanges à son amie; on m'a dit: Madame, voilà un laquais de madame de Thianges; j'ai ordonné qu'on le fît entrer. Voici ce qu'il avait à me dire Madame, c'est de la part de madame de Thianges, qui vous prie de lui envoyer la lettre du cheval de madame de Sévigné et celle de la prairie. J'ai dit au laquais que je les porterais à sa maîtresse, et je m'en suis défaite. Vos lettres font tout le bruit qu'elles méritent, comme vous voyez; il est certain qu'elles sont délicieuses, et vous êtes comme vos lettres. >>

Les correspondances avaient donc alors, comme les conversations, une grande importance; mais on ne les composait ni les unes ni les autres; seulement on s'y livrait de tout son esprit et de toute son âme.

La Fontaine, peintre des champs et des animaux,

1. Guez de Balzac, auteur de lettres très appréciées (1594-1655). Notre langue doit à ses ouvrages une correction, une noblesse, une élégance qu'elle avait ignorées jusqu'à lui.

n'ignorait pas du tout la société, et l'a souvent retracée avec finesse et malice. Madame de Sévigné, à son tour, aimait beaucoup les champs; elle allait faire de longs séjours à Livry, chez l'abbé de Coulanges, ou à sa terre des Rochers en Bretagne ; et il est piquant de connaître sous quels traits elle a vu et peint la nature :

<< Je suis venue ici (à Livry) achever les beaux jours et dire adieu aux feuilles; elles sont encore toutes aux arbres, elles n'ont fait que changer de couleur; au lieu d'être vertes, elles sont aurores, et de tant de sortes d'aurore que cela compose un brocard d'or riche et magnifique, que nous voulons trouver plus beau que du vert, quand ce ne serait que pour changer. » Et quand elle est aux Rochers:

« Je serais fort heureuse dans ces bois, si j'avais une feuille qui chantât: ah! la jolie chose qu'une feuille qui chante ! » Et comme elle nous peint encore le triomphe du mois de mai, quand le rossignol, le coucou, la fauvette, ouvrent le printemps dans nos forêts! comme elle nous fait sentir et presque toucher ces beaux jours de cristal de l'automne, qui ne sont plus chauds, qui ne sont pas froids! Quand son fils, pour fournir à de folles dépenses, fait jeter bas les antiques bois de Buron, elle s'émeut, elle s'afflige avec toutes ces dryades fugitives et ces sylvains dépossédés; Ronsard n'a pas mieux déploré la chute de la forêt de Gastine1 ni M. de Chateaubriand celle des bois paternels.

Le style de madame de Sévigné a été si souvent et si spirituellement jugé, analysé, admiré, qu'il serait difficile aujourd'hui de trouver un éloge à la fois nouveau et convenable à lui appliquer: c'est le style large, lâché, abondant, qui suit le courant des idées; un style de première venue et primesautier, pour parler comme Montaigne lui-même; c'est celui de La Fontaine et de Molière, celui de Fénelon, de Bossuet, du duc de SaintSimon et de madame de Sévigné. Cette dernière y

1. Voir page 283 note 3.

excelle: elle laisse trotter sa plume la bride sur le cou, et, chemin faisant, elle sème à profusion, couleurs, comparaisons, images, et l'esprit et le sentiment lui échappent de tous côtés. Elle s'est placée ainsi, sans le vouloir ni s'en douter, au premier rang des écrivains de notre langue.

SAINTE-BEUVE.

(Portraits de femmes. Garnier, édit.)

Le château de Dinant

Dinant 1, 28 mai 1692.

Imaginez-vous, madame, qu'hier, après avoir marché six heures dans un assez beau chemin, nous vîmes un château bâti sur un roc, qui ne nous parut pas tel que nous pussions y loger, quand même on nous y aurait guindés. Nous en approchâmes fort près sans y voir aucun chemin habité; et nous vîmes enfin au pied de ce château, dans un abîme, et comme on verrait à peu près dans un puits fort profond, les toits d'un certain nombre de petites maisons qui nous parurent pour des poupées, et environnées de tous côtés de rochers affreux par leur hauteur et par leur couleur ; ils paraissent de fer et sont tout à fait escarpés. Il faut descendre dans cette horrible habitation par un chemin plus rude que je ne le puis dire; tous les carrosses faisaient des sauts à rompre tous les ressorts, et les dames se tenaient à tout ce qu'elles pouvaient. Nous descendîmes après un quart d'heure de ce tourment, et nous nous trouvâmes dans une ville composée d'une rue qui s'appelle la Grande, et où deux carrosses ne peuvent passer de front; il y en a de petites, où deux chaises à porteurs ne peuvent tenir. On n'y voit goutte, les maisons sont effroyables, et madame de Ville

1. Ville de Belgique, au sud de Namur.

2. Guindé. Au propre : hissé très haut à l'aide d'une machine,

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