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gens qui sont vus d'en haut et de revers, et qui ne peuvent pas trouver un seul coin où ils soient en sûreté. On dit qu'on a trouvé les dehors tout pleins de corps dont le canon a emporté les têtes comme si on les avait coupées avec des sabres. Cela n'empêche pas que plusieurs de nos gens n'aient fait des actions de grande valeur. Les grenadiers du régiment des gardes françaises et ceux des gardes suisses se sont entre autres extrêmement distingués. On raconte plusieurs actions particulières, que je vous redirai quelque jour, et que vous entendrez avec plaisir: mais en voici une que je ne puis différer de vous dire, et que j'ai ouï conter au roi même.

Un soldat du régiment des fusiliers, qui travaillait à la tranchée, y avait posé un gabion1; un coup de canon vint, qui emporta son gabion: aussitôt il en alla poser à la même place un autre, qui fut sur-le-champ emporté par un autre coup de canon. Le soldat, sans rien dire, en prit un troisième, et l'alla poser; un troisième coup de canon emporta ce troisième gabion. Alors le soldat, rebuté, se tint en repos; mais son officier lui commanda de ne point laisser cet endroit sans gabion. Le soldat dit : « J'irai, mais j'y serai tué. » Il y alla, et, en posant son quatrième gabion, eut le bras fracassé d'un coup de canon. Il revint, soutenant son bras pendant avec l'autre bras, et se contenta de dire à son officier : « Je l'avais bien dit. » Il fallut lui couper le bras, qui ne tenait presque à rien. Il souffrit cela sans desserrer les dents, et, après l'opération, dit froidement : « Je suis donc hors d'état de travailler; c'est maintenant au roi à me nourrir. »

Je crois que vous me pardonnerez le peu d'ordre de cette narration; mais assurez-vous qu'elle est fort vraie... Je vous dirai, pour achever, qu'apparemment la ville sera prise en deux jours. Il y a déjà une grande brèche au bastion; et même un officier vient, dit-on, d'y monter avec deux ou trois soldats, et s'en est revenu parce qu'il n'était point suivi, et qu'il n'y avait encore

1. Panier rempli de terre servant à former parapet et à protéger les soldats.

aucun ordre pour cela. Vous jugez bien que ce bastion ne tiendra guère; après quoi il n'y a plus que la vieille enceinte de la ville, où les assiégés ne nous attendront pas: mais vraisemblablement la garnison laissera faire la capitulation aux bourgeois, et se retirera dans le château, qui ne fait pas plus de peur à M. de Vauban que la ville.

M. le prince d'Orange1 n'a point encore marché, et pourra bien marcher trop tard. Nous attendons avec impatience des nouvelles de la mer. RACINE. (A Boileau.)

Mort de Vatel.

A Paris, dimanche 26 avril 1671.

Il est dimanche 26 avril; cette lettre ne partira que mercredi; mais ce n'est pas une lettre, c'est une relation que Moreuil vient de me faire de ce qui s'est passé à Chantilly 2 touchant Vatel. Je vous écrivis vendredi qu'il s'était poignardé; voici l'affaire en détail. Le roi arriva le jeudi au soir; la promenade, la collation dans un lieu tapissé de jonquilles, tout cela fut à souhait. On soupa; il y eut quelques tables où le rôti manqua, à cause de plusieurs dîners à quoi l'on ne s'était pas attendu; cela saisit Vatel, il dit plusieurs fois : « Je suis perdu d'honneur; voici un affront que je ne supporterai pas. » Il dit à Gourville « La tête me tourne, il y a douze nuits que je n'ai dormi; aidez-moi à donner des ordres. » Gourville le soulagea en ce qu'il put. Le rôti qui avait manqué, non pas à la table du roi, mais aux vingt-cinquièmes, lui revenait toujours à l'esprit. Gourville le dit à M. le Prince. M. le Prince alla jusque dans la chambre de Valel, et lui dit : « Vatel, tout va bien; rien n'était si

1. Guillaume III, prince d'Orange, stathouder de Hollande en 1672 et roi d'Angleterre en 1689. Ennemi acharné de Louis XIV qui dut le reconnaître roi d'Angleterre par le traité de Ryswick, 1697. 2. Voir page 155, note 1.

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beau que le souper du roi. » Il répondit : « Monseigneur, votre bonté m'achève; je sais que le rôti a manqué à deux tables. Point du tout, dit M. le Prince; ne vous fâchez point, tout va bien. » Minuit vint; le feu d'artifice ne réussit pas, il fut couvert d'un nuage; i coûtait seize mille francs. A quatre heures du matin, Vatel s'en va partout; il trouve tout endormi; il rencontre un petit pourvoyeur qui lui apportait seulement deux charges de marée1; il lui demande : « Est-ce là tout?

Oui, monsieur. » Il ne savait pas que Vatel avail envoyé à tous les ports de mer. Vatel attend quelque temps; les autres pourvoyeurs ne vinrent point; sa tête s'échauffait, il crut qu'il n'aurait point d'autre marée; }) trouva Gourville, il lui dit : « Monsieur, je ne survivrai point à cet affront-ci! » Gourville se moqua de lui. Vate! monte à sa chambre, met son épée contre la porte, et se la passe au travers du cœur; mais ce ne fut qu'au troisième coup, car il s'en donna deux qui n'étaient pas mortels il tombe mort. La marée cependant arrive de tous côtés: on cherche Vatel pour la distribuer, on va à sa chambre, on heurte, on enfonce la porte, on le trouve noyé dans son sang; on court à M. le Prince, qui fut au désespoir. M. le Duc pleura; c'était sur Vatel que tournait tout son voyage de Bourgogne. M. le Prince le dit au roi très tristement on dit que c'était à force d'avoir de l'honneur à sa manière; on le loua fort, on loua et blâma so courage.

Le roi dit qu'il y avait cinq ans qu'il retardait de venir à Chantilly, parce qu'il comprenait l'excès de cet embarras. Il dit à M. le Prince « qu'il ne devait avoir que deu tables, et ne point se charger de tout; il jura qu'il re souffrirait plus que M. le Prince en usât ainsi »; mais c'était trop tard pour le pauvre Vatel. Cependant Gourville tâcha de réparer la perte de Vatel; elle fut réparée:

1. Poisson de mer non salé.

2. On donnait ce titre au fils aîné du prince de Condé, appelé auss! duc d'Enghien. Quand le chef de la maison de Condé venait à mourir, M. le Duc devenait de droit M. le Prince.

on dîna très bien, on fit collation, on soupa, on se promena, on joua, on fut à la chasse; tout était parfumé de jonquilles, tout était enchanté.

Hier, qui était samedi, on fit encore de même; et,le soir, le roi alla à Liancourt où il avait commandé media noche; il y doit demeurer aujourd'hui. Voilà ce que Moreuil m'a dit, espérant que je vous le manderais. « Je jette mon bonnet par-dessus les moulins, et je ne sais rien du reste. >>

MADAME DE SÉVIGNÉ. (A madame de Grignan.)

...

Les foins.

Aux Rochers, le 22 juillet 1671.

Vous savez qu'on fait les foins. Je n'avais point d'ouvriers; j'envoie dans cette prairie, que les poètes ont célébrée, prendre tous ceux qui travaillaient pour venir nettoyer ici; et, en leur place, j'envoie mes gens faner. Savez-vous ce que c'est, faner? Il faut que je vous l'explique faner est la plus jolie chose du monde, c'est retourner du foin en batifolant dans une prairie; dès qu'on en sait tant, on sait faner. Tous mes gens y allèrent gaiement; le seul Picard vint me dire qu'il n'irait pas, qu'il n'était pas entré à mon service pour cela, que ce n'était pas son métier, et qu'il aimait mieux s'en aller à Paris. Ma foi, la colère m'a monté à la tête; je songeai que c'était la centième sottise qu'il m'avait faite; qu'il n'avait ni cœur ni affection; en un mot, la mesure était comble. Je l'ai pris au mot, et, quoi qu'on m'ait pu dire pour lui, je suis demeurée ferme comme un rocher, et il est parti. C'est une justice de traiter les gens selon leurs bons ou mauvais services. Si vous le revoyez, ne le recevez point, ne le protégez point, ne me blâmez point,

1. Un repas media noche, au milieu de la nuit; un souper.

et songez que c'est le garçon du monde qui aime le moins à faner, et qui est le plus indigne qu'on le traite bien. MADAME DE SÉVIGNÉ.

(A madame de Coulanges.)

Les forges de Cosne.

A Gien, vendredi 1er octobre 1677.

Hier au soir à Cosne nous allâmes dans un véritable enfer: ce sont des forges de Vulcain1; nous y trouvâmes huit ou dix cyclopes, forgeant, non pas les armes d'Énée, mais des ancres pour les vaisseaux; jamais vous n'avez vu redoubler des coups si justes, ni d'une si admirable cadence. Nous étions au milieu de quatre fourneaux; de temps en temps, ces démons venaient autour de nous, tout fondus de sueur, avec des visages pâles, des yeux farouches, des moustaches brutes, des cheveux longs et noirs; cette vue pouvait effrayer des gens moins polis.2 que nous. Pour moi, je ne comprenais pas qu'il fût possible de résister à nulle des volontés de ces messieurs-là · dans leur enfer. Enfin, nous en sortîmes avec une pluie de pièces de quatre sous, dont nous eûmes soin de les rafraîchir pour faciliter notre sortie3.

Nous avions vu la veille, à Nevers, une course la plus hardie qu'on puisse s'imaginer: quatre belles dans un carrosse, nous ayant vus passer dans les nôtres, eurent une telle envie de nous revoir, qu'elles voulurent ga

1. Voir page 148, note 1.

2. Poli: élégant, par opposition à rude, sauvage.

3. Comparer cette description à la suivante :

Cette forge était comme ensevelie sous des arbres. Il y faisait très sombre. Seule la lueur rouge d'un foyer formidable éclairait, par grands reflets, cinq forgerons aux bras nus, qui frappaient sur leurs enclumes avec un terrible fracas.

Ils se tenaient debout, enflammés comme des démons, l'œil ardent fixé sur le fer qu'ils torturaient, et leurs lourdes pensées montaient et retombaient avec leurs marteaux.

GUY DE MAUPASSANT.

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