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demi-lieue de là; mais bientôt les forces lui manquèrent, et il fut obligé de la mettre à terre, et de se reposer auprès d'elle. Virginie lui dit alors : « Mon frère, le jour baisse; tu as encore des forces, et les miennes me manquent; laisse-moi ici, et retourne seul à notre case pour tranquilliser nos mères. - Oh! non, dit Paul, je ne te quitterai pas. Si la nuit nous surprend dans ces bois, j'allumerai du feu, j'abattrai un palmiste, tu en mangeras le chou, et je ferai avec ses feuilles un ajoupa pour te mettre à l'abri. » Cependant Virginie, s'étant un peu reposée, cueillit, sur le tronc d'un vieux arbre penché sur le bord de la rivière, de longues feuilles de scolopendre qui pendaient de son tronc. Elle en fit des espèces de brodequins dont elle s'entoura les pieds, que les pierres des chemins avaient mis en sang; car, dans l'empressement d'être utile, elle avait oublié de se chausser. Se sentant soulagée par la fraîcheur de ces feuilles, elle rompit une branche de bambou, et se mit en marche, en s'appuyant d'une main sur ce roseau, et de l'autre sur son frère.

Ils cheminaient ainsi doucement à travers les bois; mais la hauteur des arbres et l'épaisseur de leur feuillage leur firent bientôt perdre de vue la montagne sur laquelle ils se dirigeaient, et même le soleil, qui était déjà près de se coucher. Au bout de quelque temps, ils quittèrent, sans s'en apercevoir, le sentier frayé dans lequel ils avaient marché jusqu'alors, et ils se trouvèrent dans un labyrinthe d'arbres, de lianes et de roches, qui n'avait plus d'issue. Paul fit asseoir Virginie, et se mit à courir çà et là, tout hors de lui, pour chercher un chemin hors de ce fourré épais; mais il se fatigua en vain. Il monta au haut d'un grand arbre, pour découvrir au moins la montagne; mais il n'aperçut autour de lui que les cimes des arbres, dont quelques-unes étaient éclairées par les derniers. rayons du soleil couchant. Cependant l'ombre des montagnes couvrait déjà les forêts dans les vallées; le vent se calmait, comme il arrive au coucher du soleil; un profond silence régnait dans ces solitudes, et on n'y entendait d'autre bruit que le bramement des cerfs, qui

Nouv. lectures littéraires.

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venaient chercher leur gîte dans ces lieux écartés. Paul, dans l'espoir que quelque chasseur pourrait l'entendre, cria alors de toute sa force : « Venez, venez au secours de Virginie! » Mais les seuls échos de la forêt répondirent à sa voix, et répétèrent à plusieurs reprises: «Virginie!... Virginie! »

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Paul descendit alors de l'arbre, accablé de fatigue et de chagrin il chercha les moyens de passer la nuit dans ce lieu; mais il n'y avait ni fontaine, ni palmiste, ni même de branches de bois sec propre à allumer du feu; il sentit alors, par expérience, toute la faiblesse de ses ressources, et il se mit à pleurer. Virginie lui dit : « Ne pleure point, mon ami, si tu ne veux m'accabler de chagrin. C'est moi qui suis la cause de toutes tes peines, et de celles qu'éprouvent maintenant nos mères. Il ne faut rien faire, pas même le bien, sans consulter ses parents. Oh! j'ai été bien imprudente! » et elle se prit à verser des larmes. Cependant elle dit à Paul : « Prions Dieu, mon frère, et il aura pitié de nous. » A peine avaientils achevé leur prière, qu'ils entendirent un chien aboyer. « C'est, dit Paul, le chien de quelque chasseur qui vient le soir tuer les cerfs à l'affût. » Peu après, les aboiements du chien redoublèrent. « Il me semble, dit Virginie, que c'est Fidèle, le chien de notre case. Oui, je reconnais sa voix serions-nous si près d'arriver, et au pied de notre montagne?» En effet, un moment après, Fidèle était à leurs pieds, aboyant, hurlant, gémissant, et les accablant de caresses. Comme ils ne pouvaient revenir de leur surprise, ils aperçurent Domingue qui accourait à eux. A l'arrivée de ce bon noir, qui pleurait de joie, ils se mirent aussi à pleurer, sans pouvoir lui dire un mot. Quand Domingue eut reprit ses sens « O mes jeunes maîtres, leur dit-il, que vos mères ont d'inquiétude! comme elles ont été étonnées, quand elles ne vous ont plus trouvés au retour de la messe, où je les accompagnais! Marie, qui travaillait dans un coin de l'habitation, n'a su nous dire où vous étiez allés. J'allais, je venais autour de l'habitation, ne sachant moi-même

de quel côté vous chercher. Enfin j'ai pris vos vieux habits à l'un et à l'autre; je les ai fait flairer à Fidèle; et, sur-le-champ, comme si ce pauvre animal m'eût entendu, il s'est mis à quêter sur vos pas. Il m'a conduit, toujours en remuant la queue, jusqu'à la Rivière-Noire. C'est là que j'ai appris d'un habitant que vous lui aviez ramené une négresse marronne, et qu'il vous avait accordé sa grâce. Mais quelle grâce! il me l'a montrée attachée, avec une chaîne au pied, à un billot de bois, et avec un collier de fer à trois crochets autour du cou. De là, Fidèle, toujours quêtant, m'a mené sur le morne de la Rivière-Noire, où il s'est arrêté encore en aboyant de toute sa force. C'était sur le bord d'une source, auprès d'un palmiste abattu, et près d'un feu qui fumait encore : enfin, il m'a conduit ici. Nous sommes au pied de la montagne, et il y a encore quatre bonnes lieues jusque chez nous. Allons, mangez et prenez des forces. » Il leur présenta aussitôt un gâteau, des fruits, et une grande calebasse remplie d'une liqueur composée d'eau, de vin, de jus de citron, de sucre et de muscade, que leurs mères avaient préparée pour les fortifier et les rafraîchir. Virginie soupira au souvenir de la pauvre esclave, et des inquiétudes de leurs mères. Elle répéta plusieurs fois : << Oh! qu'il est difficile de faire le bien! » Pendant que Paul et elle se rafraîchissaient, Domingue alluma du feu; et ayant cherché dans les roches un bois tortu qu'on appelle bois de ronde, et qui brûle tout vert en jetant une grande flamme, il en fit un flambeau qu'il alluma, car il était déjà nuit. Mais il éprouva un embarras bien plus grand quand il fallut se mettre en route : Paul et Virginie ne pouvaient plus marcher; leurs pieds étaient enflés et tout rouges. Domingue ne savait s'il devait aller bien loin de là leur chercher du secours, ou passer dans ce lieu la nuit avec eux. « Où est le temps, leur disait-il, où je vous portais tous deux à la fois dans mes bras? Mais maintenant vous êtes grands, et je suis vieux. » Comme il était dans cette perplexité, une troupe de noirs marrons se fit voir à vingt pas de là. Le chef

de ceite troupe, s'approchant de Paul et de Virginie, leur dit : « Bons petits blancs, n'ayez pas peur; nous vous avons vus passer ce matin avec une négresse de la RivièreNoire; vous alliez demander sa grâce à son mauvais maître. En reconnaissance, nous vous reporterons chez vous sur nos épaules. » Alors il fit un signe, et quatre noirs marrons des plus robustes firent aussitôt un brancard avec des branches d'arbres et des lianes, y placèrent Paul et Virginie, les mirent sur leurs épaules; et, Domingue marchant devant eux avec son flambeau, ils se mirent en route, aux cris de joie de toute la troupe, qui les comblait de bénédictions. Virginie, attendrie, disait à Paul: « 0 mon ami! jamais Dieu ne laisse un bienfait sans récompense. »

Ils arrivèrent vers le milieu de la nuit au pied de leur montagne, dont les croupes étaient éclairées de plusieurs feux. A peine ils la montaient, qu'ils entendirent des voix qui criaient : « Est-ce vous, mes enfants? » Ils répondirent avec les noirs : « Oui, c'est nous ! » et bientôt ils aperçurent leurs mères et Marie, qui venaient au-devant d'eux avec des tisons flambants. « Malheureux enfants, dit madame de la Tour, d'où venez-vous? dans quelles angoisses nous avez-vous jetées? Nous venons, dit Virginie, de la Rivière-Noire, demander la grâce d'une pauvre esclave marronne, à qui j'ai donné, ce matin, le déjeuner de la maison, parce qu'elle mourait de faim; et voilà que les noirs marrons nous ont ramenés. » Madame de la Tour embrassa sa fille, sans pouvoir parler; et Virginie, qui sentit son visage mouillé des larmes de sa mère, lui dit : « Vous me payez de tout le mal que j'ai souffert! » Marguerite, ravie de joie, serrait Paul dans ses bras, et lui disait : « Et toi aussi, mon fils, tu as fait une bonne action. » Quand elles furent arrivées dans leur case avec leurs enfants, elles donnèrent bien à manger aux noirs marrons, qui s'en retournèrent dans leurs bois, en leur souhaitant toute sorte de prospérités. B. DE SAINT-PIERRE. (Paul et Virginie.)

Les pauvres gens.

I

Il est nuit. La cabane est pauvre, mais bien close.
Le logis est plein d'ombre, et l'on sent quelque chose
Qui rayonne à travers ce crépuscule obscur.

Des filets de pêcheur sont accrochés au mur.

Au fond, dans l'encoignure où quelque humble vaisselle
Aux planches d'un bahut vaguement étincelle,

On distingue un grand lit aux longs rideaux tombants.
Tout près, un matelas s'étend sur de vieux bancs,
Et cinq petits enfants, nid d'âmes, y sommeillent.
La haute cheminée où quelques flammes veillent
Rougit le plafond sombre, et, le front sur le lit,
Une femme à genoux prie, et songe, et pâlit.

C'est la mère. Elle est seule. Et dehors, blanc d'écume,
Au ciel, aux vents, aux rocs, à la nuit, à la brume,
Le sinistre Océan jette son noir sanglot.

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L'homme est en mer. Depuis l'enfance matelot,

Il livre au hasard sombre une rude bataille.

Pluie ou bourrasque, il faut qu'il sorte, il faut qu'il aille,
Car les petits enfants ont faim. Il part le soir

Quand l'eau profonde monte aux marches du musoir1.
Il gouverne à lui seul sa barque à quatre voiles.
La femme est au logis, cousant les vieilles toiles,
Remaillant les filets, préparant l'hameçon,
Surveillant l'âtre où bout la soupe de poisson,
Puis priant Dieu sitôt que les cinq enfants dorment.
Lui, seul, battu des flots qui toujours se reforment,
Il s'en va dans l'abîme et s'en va dans la nuit.
Dur labeur! tout est noir, tout est froid; rien ne luit.

1. Musoir la pointe d'une digue.

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