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chevaux, les chiens et les hommes! En avant les limiers, qui débusquent le cerf, trompent toutes ses allures, qui saisissent dans l'air le cri qu'il y a jeté, sur la terre le souffle qu'il y a répandu, dans l'eau la trace qu'il y a laissée, qui vont, qui bondissent, qui nagent, avec cette rectitude de volonté dont la pensée s'épouvante! En avant donc les chiens, puisqu'il est midi! qu'on va sonner la curée1! Il est midi, le ciel est rempli d'étoiles.

Quelle magnifique surprise pour M. le comte du Nord que cette forêt, qui contient près de huit mille arpents, illuminée comme un palais le jour de la naissance d'un souverain! Ce fut dans cet instant qu'il dit au plus âgé des princes:

Jusqu'à présent, les rois m'ont reçu en ami; aujourd'hui Condé me reçoit en roi.

Le prestige de cette illumination était dû à des torches de résine portées par les vassaux de Monseigneur. De dix pas en dix pas, un paysan à la livrée du prince était le chandelier immobile d'une torche.

Continuons la fête.

Les cerfs de la forêt, à ce midi sans aurore, reconnurent leur ennemi, l'homme, et s'élancèrent dans les allées par troupeaux, croyant à la réalité du jour. C'était vraiment grand et digne d'un prince, ce spectacle d'animaux courant sur une ligne de feu, entre d'immobiles flambeaux, surtout lorsqu'ils apparaissaient au fond de la perspective, alors qu'on ne distinguait plus que leur bois, et que les torches semblaient des étincelles.

C'était vraiment grand et beau, le bruit du cor dans une nuit semblable, où le plaisir avait l'aspect du désastre, la joie le caractère de l'effroi, la fête celui d'un incendie.

Le cerf fut débusqué; alors un spectacle toujours neuf, toujours admirable à la clarté du jour, emprunta de la clarté des flambeaux un étrange aspect. Chevaux,

1. Curée. Terme de vénerie: repas que l'on fait faire aux chiens après qu'ils ont pris le gibier. Ce repas se compose de quelque partie de la bête et se fait généralement sur le lieu même de la chasse.

chiens et chasseurs dérobent en courant à ce bariolage de couleurs, tranchées de vert sombre et de fumée de résine alternativement, des ombres fortes ou effacées par les lumières. Obligé de parcourir sans déviation la ligne de feu qui brûle ses deux prunelles, le cerf renverse, tantôt à droite, tantôt à gauche, six hommes ou six flambeaux, peu importe. Les vassaux se rapprochent et la symétrie n'a pas à souffrir. Pauvre cerf, comme il va, malgré les chiens pendus en grappe à ses flancs, malgré les chevaux, autres chiens plus forts qui hennissent, malgré les hommes, autres chiens qui parlent! Il devance ces chiens, ces hommes, ces chevaux, le vent, la pensée; mais il ne peut devancer ce qui est immobile et qui ne finit pas, des hommes debout, des torches enflammées. Il sait le carrefour du Connétable; il y pense; il y est; c'est une lieue. Il en franchit d'un bond la colossale table de pierre : autour de la table, encore du feu! Il sait le carrefour de l'Abreuvoir; il y est; il est déjà plus loin; il a encore vu du feu. Alors sa vitesse n'est plus un élan, c'est un vol; ses quatre jambes pliées sous le ventre, la tête disparue dans la ligne allongée de son corps, entièrement masquée par le massacre de son bois, il parcourt les espaces avant de les avoir conçus; les espaces ne sont plus que des êtres de raison; les hommes et les arbres sont des lignes noires, les torches une ligne de rouge, lui une pensée. Il ne doit plus compter ni sur l'air ni sur la terre; la terre et l'air sont peuplés de bruits qui sonnent sa mort. Aux étangs! aux étangs! Il y en a cinq au milieu de la forêt. A des heures plus douces, et quand la lune les éclairait, il y est venu avec les faons et les biches y boire et s'y rafraîchir.

Aux étangs! Il y court.

Aux étangs, les chiens ont devancé le cerf, et là, comme ailleurs, la fatale illumination des torches l'attend. Rien n'est beau comme les étangs, pourpres des flammes qui les cernent, réfléchissant les étoiles immobiles et la fumée qui court à leur surface. Le cerf y plonge; et le bruit de sa chute se perd au milieu du bruit des chevaux

et des hommes qui arrivent, des chiens qui sont arrivés Ce fut un moment dont le souvenir ne se perdra pas, celui où les princes et leur innombrable suite, penchés curieusement sur leurs chevaux à la lueur de ce lac, alors véritable miroir ardent, furent témoins de la prise et de la mort du cerf. Tout était rouge: eau, ciel, cavaliers, dames, chasseurs, chevaux, chiens; auprès et au loin, tout était rouge.

On déchira le cerf; les chiens eurent le morceau d'élite; les dames de la cour rirent comme des folles; le cerf pleura. Cette fête coûta prodigieusement, mais monseigneur le comte du Nord avait eu une chasse aux flambeaux.

Au château, le souper attendait le retour des chasseurs. Ils furent reçus sous une tente parée d'emblèmes analogues à la fête des bois de cerf soutenaient les rideaux et les draperies. Au dessert, quand les prestiges du cuisinier et de l'échanson, deux emplois où les premiers mérites se sont toujours mis en relief dans la maison des Condé, témoin Vatel1, eurent achevé d'éblouir l'imagination septentrionale de l'auguste étranger, le prince se leva et dit au comte du Nord:

Où monsieur le comte croit-il être?

- Je crois être, répond celui-ci, dans le château de Condé, le plus noblement hospitalier des princes, et dans son plus riche appartement.

Les rideaux s'écartent; les deux côtés du pavillon s'ouvrent, et le comte du Nord, à son inexprimable étonnement, se trouve au centre des écuries du château. Trois cents chevaux, chacun dans sa stalle; ceux-ci hennissant, ceux-ci courbés sur l'avoine, ceux-là perdant la sueur sous l'éponge, ceux-là frappant les dalles, tous sous la main d'un domestique, complètent cette surprenante perspective.

LÉON GOZLAN.

(Le Notaire de Chantilly.)

. Lire la mort de Vatel, p. 278.

Le chasseur d'aigles.

Fidèle venait annoncer que le souper était prêt.

Mettez-vous là, me dit le vieillard en approchant une chaise du couvert qui m'était destiné. C'était la place de mon pauvre François.

Écoutez, père, lui dis-je, si vous n'étiez pas une âme puissante, un cœur plein de religion, un homme selon Dieu, je ne vous demanderais ni ce qu'était votre fils, ni comment il est mort; mais vous croyez et, par conséquent, vous espérez. Comment François vous a-t-il donc quitté ici-bas pour aller vous attendre au ciel?

- Vous avez raison, répondit le vieillard, et vous me faites du bien en me parlant de mon fils; quand nous ne sommes que nous trois, Fidèle, ma fille et moi, peut-être l'oublions-nous parfois, ou avons-nous l'air de l'oublier, pour ne pas nous affliger les uns les autres; mais, dès qu'un étranger entre, qui nous rappelle son âge, dès qu'il dépose son bâton où François déposait sa carabine, dès qu'il prend au foyer ou à table la place que prenait habituellement celui qui nous a quittés, alors nous nous regardons tous les trois, et nous voyons bien que la blessure n'est pas cicatrisée encore et demande à saigner des larmes n'est-ce pas, Marianne, n'est-ce pas, mon pauvre Fidèle?

La veuve et le chien s'approchèrent en même temps du vieillard l'une lui tendit la main, l'autre lui posa sa tête sur le genou. Quelques larmes silencieuses coulèrent sur les joues du père et de la femme; le chien poussa un gémissement plaintif.

François était un hardi chasseur de montagnes; il était rare que la carabine que vous voyez là, suspendue au-dessus de la cheminée, envoyât une balle qui se perdit; presque tous les deux jours nous le voyions descendre de la montagne avec un chamois sur les épaules; sur quatre, nous en gardions un et nous en vendions trois c'était un revenu de plus de cent louis par an.

Nous eussions mieux aimé que François ne gagnât que la moitié de cette somme à un autre métier; mais François était encore plus chasseur par goût que par état, et vous savez ce que c'est que cette passion dans nos montagnes.

Un jour, un Anglais passa chez nous. François venait de tuer un superbe Lämmergeier 1; l'oiseau avait seize pieds d'envergure; l'Anglais demanda si l'on ne pouvait pas en avoir un pareil vivant; François répondit qu'il fallait le prendre dans l'aire, et que cela se pouvait seulement au mois de mai, époque de la pondaison des aigles. L'Anglais offrit douze louis de deux aiglons, tira l'adresse d'un négociant de Genève qui était en correspondance avec lui, et qui se chargerait de les lui faire passer, donna à François deux louis d'arrhes, et lui dit que son correspondant lui remettrait le reste de la somme contre les deux aiglons.

Nous avions oublié, Marianne et moi, la visite de l'Anglais, lorsqu'au printemps d'ensuite François nous dit un soir en rentrant :

-A propos, j'ai trouvé un nid d'aigle.

Nous tressaillîmes tous deux, Marianne et moi, et cependant c'était une chose bien simple qu'il nous disait, et il nous l'avait déjà dite très souvent.

- Où cela? lui demandai-je.

Dans le Frohn-Alp.

Le vieillard étendit le bras vers la fenêtre.

C'est, dit-il, cette grande montagne à la tête nei

geuse que vous apercevez d'ici.

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Je fis de la tête signe que je la voyais.

Trois jours après, François sortit comme d'habitude avec sa carabine. Je l'accompagnai pendant une centaine de pas; car j'allais moi-même à Zug, et je ne devais revenir que le lendemain. Marianne nous regardait aller tous les deux ; François l'aperçut sur le pas de la porte, lui fit de la main un signe d'adieu, lui cria: «< A ce

1. Littéralement vautour des agneaux; sorte d'aigle.

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