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recommencer sans cesse et sans fin. Quelquefois il retombait surie dos: c'est, vous le savez, pour un hanneton un très grand malheur. Avant de lui porter secours, je contemplais sa longanimité à promener lentement ses six bras dans l'espace, dans l'espoir, toujours déçu, de s'accrocher à un corps qui n'y est pas. « C'est vrai que les hannetons sont bêtes! » me disais-je.

Le plus souvent, je le tirais d'affaire en lui présentant le bout de ma plume, et c'est ce qui me conduisit à la plus grande, à la plus heureuse découverte : de telle sorte qu'on pourrait dire, avec Berquin', qu'une bonne action ne reste jamais sans récompense. Mon hanneton s'était accroché aux barbes de la plume, et je l'y laissais reprendre ses sens, pendant que j'écrivais une ligne, plus attentif à ses faits et gestes qu'à ceux de Jules César, qu'en ce moment je traduisais. S'envolerait-il, ou descendrait-il le long de la plume? A quoi tiennent pourtant les choses! S'il avait pris le premier parti, c'était fait de ma découverte; je ne l'entrevoyais même pas. Bien heureusement il se mit à descendre. Quand je le vis qui approchait de l'encre, j'eus des avant-coureurs, j'eus des pressentiments qu'il allait se passer de grandes choses. Ainsi Colomb, sans voir la côte, pressentait son Amérique. Voici en effet le hanneton qui, parvenu à l'extrémité du bec, trempe sa tarière dans l'encre. Vite un feuillet. blanc,.. c'est l'instant de la plus grande attente!

La tarière arrive sur le papier, dépose l'encre sur sa trace, et voici d'admirables dessins. Quelquefois le hanneton, soit génie, soit que le vitriol inquiète ses organes, relève sa tarière et l'abaisse, tout en cheminant; il en résulte une série de points, un travail d'une délicatesse merveilleuse. D'autres fois, changeant d'idée, il se détourne, puis, changeant d'idée encore, il revient : c'est une S... A cette vue un trait de lumière m'éblouit.

Je dépose l'étonnant animal sur la première page de mon cahier, la tarière bien pourvue d'encre; puis, armé 1. Auteur de récits moraux (l'Ami des enfants) où le vice est toujours puni et la vertu récompensée.

d'un brin de paille pour diriger les travaux et barrer les passages, je le force à se promener de telle façon qu'il écrive lui-même mon nom! Il fallut deux heures; mais quel chef-d'œuvre !

La plus noble conquête que l'homme ait jamais faite, dit Buffon, c'est... c'est bien certainement le hanneton'!

- Pour diriger cette opération, je m'étais approché du jour... Une personne passait dans la rue; c'était un monsieur vêtu de noir. J'ai su depuis que c'était un employé aux pompes funèbres 2.

Lorsque cet homme se fut éloigné, je retournai à mor hanneton.

Je suis certain que je dus pâlir. Le mal était grand, irréparable! Je commençai par saisir celui qui en était l'auteur, et je le jetai par la fenêtre. Après quoi, j'examinai avec terreur l'état des choses.

On voyait une longue trace noire qui, partie du chapitre Iv De Bello Gallico, allait droit vers la marge gauche; là, l'animal, trouvant la tranche trop raide pour descendre, avait rebroussé vers la marge de droite; puis, étant remonté vers le nord, il s'était décidé à passer du livre sur le rebord de l'encrier, d'où, par une pente douce et polie, il avait glissé dans l'abîme, dans la géhenne3, dans l'encre, pour son malheur et pour le mien!

Là, le hanneton, ayant malheureusement compris qu'il se fourvoyait, avait résolu de rebrousser chemin, et, en deuil de la tête aux pieds, il était sorti de l'encre pour retourner au chapitre IV De Bello Gallico, où je le retrouvai qui n'y comprenait rien.

C'étaient des pâtés monstrueux, des lacs, des rivières,

1. Paraphrase comique d'un passage célèbre. « La plus noble conquête que l'homme ait jamais faite est celle de ce fier et fougueux animal... » BUFFON. Voyez Le Cheval, page 483.

2. Sans doute c'était un mauvais présage!

3. Proprement, vallée près de Jérusalem où les juifs brûlaient leurs enfants en l'honneur des idoles. Au figuré l'Enfer, l'Abîme, en style biblique.

et toute une suite de catastrophes sans délicatesse, sans génie... un spectacle noir et affreux!!

1

Or, ce livre, c'était l'elzévir de mon maître, elzévir in-quarto, elzévir rare, coûteux, introuvable, et commis à ma responsabilité avec les plus graves recommandations. Il est évident que j'étais perdu.

TÖPFFER.

(La Bibliothèque de mon oncle. - Hachette.)

Plaisante ignorance.

Breteuil eut la charge d'introducteur des ambassadeurs au retour de Fontainebleau. C'était un homme qui ne manquait pas d'esprit, mais qui avait la rage de la cour, des ministres, des gens en place ou à la mode, et surtout de gagner de l'argent dans les partis en promettant sa protection. On le souffrait et on s'en moquait. Il avait été lecteur du roi, et il était père de Breteuil, conseiller d'État et intendant des finances. Il se fourrait fort chez M. de Pontchartrain 2, où Caumartin3, son ami et son parent, l'avait introduit. Il faisait volontiers le capable, quoique respectueux, et on se plaisait à le tourmenter. Un jour, à dîner chez M. de Pontchartrain, où il y avait toujours grand monde, il se mit à parler et à décider fort hasardeusement. Madame de Pontchartrain le disputa, et, pour fin, lui dit qu'avec tout son savoir elle parierait qu'il ne savait pas qui avait fait le Pater. Voilà Breteuil à rire et à plaisanter, madame de Pontchartrain à pousser sa pointe, et toujours à le défier et à le ramener

1. Livre imprimé par les Elzévir. Cette famille d'imprimeurs célèbres a produit des chefs-d'œuvre de typographie fort recherchés. Ils vivaient en Hollande au XVI et au XVII° siècle.

2. Successivement intendant des finances, secrétaire d'État, chancelier (1644-1727).

3. Intendant des finances et conseiller d'État (1653-1720). Homme de beaucoup d'esprit et de savoir.

4. L'oraison dominicale. Pater noster... Notre Père....

au fait. Il se défendit toujours comme il put, et gagna ainsi la sortie de table. Caumartin, qui vit son embarras, le suit en rentrant dans la chambre, et avec bonté lui souffle:« Moïse». Le baron, qui ne savait plus où il en était, se trouva bien fort, et, au café, remet le Pater sur le tapis et triomphe. Madame de Pontchartrain n'eut pas de peine à le pousser à bout, et Breteuil, après beaucoup de reproches du doute qu'elle affectait, et de la honte qu'il avait d'être obligé à dire une chose si triviale, pro nonça magistralement que personne n'ignorait que c'était Moïse qui avait fait le Pater. L'éclat de rire fut universel. Le pauvre baron confondu ne trouvait plus la porte pour sortir. Chacun lui dit son mot sur sa rare suffisance. Il en fut brouillé longtemps avec Caumartin, et le Pater lui fut longtemps reproché.

Sagesse d'un Fol.

SAINT-SIMON.
(Mémoires.)

3

A Paris, en la roustisserie du petit Châtelet1, au devant de l'ouvroir d'un roustisseur, un faquin mangeait son pain à la fumée du roust, et le trouvait, ainsi parfumé, grandement savoureux. Le roustisseur le laissait faire. En fin, quand tout le pain fut baufré, le roustisseur happe le faquin au collet, et voulait qu'il lui payât la fumée de son roust. Le faquin disait en rien n'avoir ses viandes endommagé, rien n'avoir du sien pris, en rien ne lui être débiteur.

1. Châtelet, nom donné à deux forteresses de l'ancien Paris : le Grand et le Petit Châtelet. Le Grand était situé sur la rive droite de la Seine, près de la place qui en porte encore le nom. C'était le siège de la juridiction de la vicomté et de la prévôté de Paris. Le Petit, situé sur la rive gauche, près de l'Hôtel-Dieu, servait prison.

2. Boutique, comptoir du rôtisseur.

3. De l'italien facchino portefaix, commissionnaire.

4. Rôt, rôti. 5. Bâfré, dévoré.

Nouv. lectures littéraires.

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1

La fumée dont était question évaporait par dehors, ainsi comme ainsi1 se perdait-elle ; jamais n'avait été ouï que, dedans Paris, on eût vendu fumée de roust en rue. Le roustisseur répliquait que, de fumée de son roust n'était tenu nourrir les faquins, et reniait2, en cas qu'il ne le payât, qu'il lui ôterait ses crochets. Le faquin tire son tribart et se mettait en défense.

3

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L'altercation fut grande; le badaud peuple de Paris accourut au débat de toutes parts. Là se trouva à propos Seigny Joan le Fol, citadin de Paris. L'ayant aperçu, le roustisseur demanda au faquin : « Veux-tu, sur notre différend, croire ce noble Seigny Joan? Oui, par le Sambreguoy! » répondit le faquin. Adonc Seigny Joan, avoir leur discord entendu, commanda au faquin qu'il lui tirât de son baudrier quelque pièce d'argent. Le faquin lui mit en main un tournoi philippus . Seigny Joan le prit, et le mit sur son épaule gauche, comme explorant s'il était de poids; puis le timpait' sur la paume de sa main gauche, comme pour entendre s'il était de bon aloi; puis le posa sur la prunelle de son œil droit, comme pour voir s'il était bien marqué. Tout ce fut fait en grand silence de tout le badaud peuple, en ferme attente du roustisseur, et désespoir du faquin. En fin le fit sur l'ouvroir sonner par plusieurs fois. Puis, en majesté présidentale, tenant sa marotte au poing, comme si fût un sceptre, et affublant en tête son chaperon de martres singesses 10 à oreilles de papier, fraisé à

1. De cette façon comme de l'autre.

2. Jurait (en reniant Dieu.) — 3. Bâton ferré.

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4. Juron par la face de Dieu. 5. Leur différend entendu. 6. Pièce à l'effigie de Philippe VI de Valois. Le mot de tournois désignait, à l'origine, les pièces de monnaie frappées à

Tours.

7. Faisait sonner.

8. Avec la majesté d'un président de tribunal.

9. Espèce de sceptre garni de grelots, et surmonté d'une tête coiffée d'un capuchon bigarré. C'est l'attribut de la Folie, et c'était celui des fous des rois.

10. En fausse fourrure de martre, en imitation.

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