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on entend la voix rauque et le grondement furieux de la bête enragée...

La Fontaine rend justice à l'âne. Il dit qu'il est «< bonne créature ». Il plaint « le pauvre baudet si chargé qu'il succombe ». Mais il connaît la lourdeur et l'impertinence de l'animal. Sous les os pesants de cette bête mal formée, l'intelligence est comme durcie. Cette peau épaisse et rude, couverte de poils grossiers et entrelacés, émousse en lui le sentiment; et ces jambes, avec leurs genoux saillants, ne semblent faites que pour rester immobiles. Il est indocile, têtu, sourd aux coups, aux prières...

Empêtré dans cette enveloppe brute, le sentiment ne s'en échappe que par une éruption brusque et discordante. Ajoutez à cette pesanteur naturelle la laideur qui lui vient de la servitude. « Pelé, galeux, rogneux,» il subit la loi universelle qui donne aux gens déjà malheureux la plus grosse part de malheurs.

Les chèvres sont des dames « qui ont patte blanche », gentilles, proprettes, avec autant d'originalité que de vanité.

Un rocher, quelque mont pendant en précipices,

C'est où ces dames vont promener leurs caprices. Rien n'est plus amusant que de voir deux de «< ces personnes » s'avancer l'une contre l'autre « pas à pas, nez à nez, » avec une circonspection fière, les cornes baissées et roidissant le col, essayant de se renverser. Puis, tout à coup, un saut brusque, et chacune paît tranquillement de son côté.

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TROISIÈME PARTIE

ANECDOTES ET RÉCITS

Le plus grand plaisir des Gaulois, après celui de se battre, c'était d'entourer l'étranger, de le faire asseoir bon gré mal gré avec eux, de lui faire dire les histoires des terres lointaines. MICHELET.

Le Noyer de la terrasse.

O vous, lecteurs curieux de la grande histoire du noyer de la terrasse, écoutez-en l'horrible tragédie et vous abstenez de frémir si vous pouvez.

Il y avait, hors de la porte de la cour, une terrasse, à gauche en entrant, sur laquelle on allait souvent s'asseoir l'après-midi, mais qui n'avait point d'ombre. Pour lui en donner, M. Lambercier 1 y fit planter un noyer. La plantation de cet arbre se fit avec solennité. Les deux pensionnaires en furent les parrains, et, tandis qu'on comblait les creux, nous tenions l'arbre chacun d'une main avec des chants de triomphe. On fit, pour l'arroser, une espèce de bassin tout autour du pied. Chaque jour, ardents spectateurs de cet arrosement, nous nous confirmions, mon cousin et moi, dans l'idée très naturelle qu'il était plus beau de planter un arbre sur la terrasse qu'un dra

1. « J'étais à la campagne, en pension chez un ministre appelé M. Lambercier; j'avais pour camarade mon cousin Bernard. »

J.-J. ROUSSEAU.

peau sur la brèche; et nous résolûmes de nous procurer cette gloire sans la partager avec qui que ce fût.

Pour cela, nous allâmes couper une bouture1 d'un jeune saule, et nous la plantâmes sur la terrasse, à huit ou dix pieds de l'auguste noyer. Nous n'oubliâmes pas de faire aussi un creux autour de notre arbre. La difficulté était d'avoir de quoi le remplir; car l'eau venait d'assez loin, et on ne nous laissait pas courir pour en aller prendre. Cependant il en fallait absolument pour notre saule. Nous employâmes toutes sortes de ruses pour lui en fournir durant quelques jours; et cela nous réussit si bien, que nous le vîmes bourgeonner, et pousser de petites feuilles dont nous mesurions l'accroissement d'heure en heure, persuadés, quoiqu'il ne fût pas à un pied de terre, qu'il ne tarderait pas à nous ombrager.

Comme notre arbre, nous occupant tout entiers, nous rendait incapables de toute application, de toute étude; que nous étions presque en délire, et que, ne sachant à qui nous en avions, on nous tenait de plus court' qu'auparavant, nous vîmes l'instant fatal où l'eau nous allait manquer, et nous nous désolions dans l'attente de voir notre arbre périr de sécheresse. Enfin, la nécessité, mère de l'industrie, nous suggéra une invention pour garantir l'arbre et nous d'une mort certaine : ce fut de faire pardessous terre une rigole qui conduisit secrètement au saule une partie de l'eau dont on arrosait le noyer. Cette entreprise, exécutée avec ardeur, ne réussit pourtant pas d'abord. Nous avions si mal pris la pente, que l'eau ne coulait point. La terre s'éboulait, et bouchait la rigole; l'entrée se remplissait d'ordures; tout allait de travers. Rien ne nous rebuta: Omnia vincit labor improbus3. Nous creusâmes davantage la terre et notre bassin pour donner à l'eau son écoulement; nous coupâmes des fonds de boîte en petites planches étroites, dont les unes mises de

1. Une bouture est proprement une petite branche d'arbre qui, Coupée et plantée en terre, doit prendre racine.

2. Tenir quelqu'un de court. Au figuré : lui donner peu de liberté. 3. Un travail opiniâtre vient à bout de tout.

plat à la file, et d'autres posées en angles des deux côtés sur celles-là, nous firent un canal triangulaire pour notre conduit.

Nous plantâmes, à l'entrée, de petits bouts de bois minces et à claire-voie qui, faisant une espèce de grillage ou de crapaudine 1, retenaient le limon et les pierres, sans boucher le passage à l'eau. Nous recouvrîmes soigneusement notre ouvrage de terre bien foulée; et le jour où tout fut fait, nous attendîmes dans des transes d'espérance et de crainte l'heure de l'arrosement. Après des siècles d'attente, cette heure vint enfin; M. Lambercier vint aussi, à son ordinaire, assister à l'opération, durant laquelle nous nous tenions tous deux derrière lui, pour cacher notre arbre auquel très heureusement il tournait le dos.

A peine achevait-on de verser le premier seau d'eau, que nous commençâmes d'en voir couler dans notre bassin. A cet aspect, la prudence nous abandonna; nous nous mîmes à pousser des cris de joie qui firent retourner M. Lambercier; et ce fut grand dommage, car il prenait grand plaisir à voir comment la terre du noyer était bonne, et buvait avidement son eau. Frappé de la voir se partager entre deux bassins, il s'écrie à son tour, regarde, aperçoit la friponnerie, se fait brusquement apporter une pioche, donne un coup, fait voler deux ou trois éclats de nos planches, et criant à pleine tête : Un aqueduc! un aqueduc! il frappe de toutes parts des coups impitoyables, dont chacun portait au milieu de nos cœurs. En un moment, les planches, le conduit, le bassin, le saule, tout fut détruit, tout fut labouré, sans qu'il y eût, durant cette expédition terrible, nul autre mot prononcé, sinon l'exclamation qu'il répétait sans cesse. Un aqueduc! s'écriait-il en brisant tout, un aqueduc, un aqueduc!

On croira que l'aventure finit mal pour les petits architectes. On se trompera : tout fut fini. M. Lambercier ne nous dit pas un mot de reproche, ne nous fit pas plus

1. Plaque de plomb posée à l'entrée d'un tuyau de bassin ou de réservoir, pour empêcher les crapauds et les grenouilles d'y entrer.

mauvais visage, et ne nous en parla plus; nous l'entendîmes même un peu après rire, auprès de sa sœur, à gorge déployée; car le rire de M. Lambercier s'entendait de loin; et ce qu'il y eut de plus étonnant encore, c'est que, passé le premier saisissement, nous n'en fûmes pas nous-mêmes fort affligés. Nous plantâmes ailleurs un autre arbre, et nous nous rappelions souvent la catastrophe du premier, en répétant entre nous avec emphase1: Un aqueduc, un aqueduc!

L'idée de ce noyer et la petite histoire qui s'y rapporte m'est si bien restée ou revenue, qu'un de mes plus agréables projets dans mon voyage de Genève, en 1754, était d'aller à Bossey revoir les monuments des jeux de mon enfance, et surtout le cher noyer qui devait alors avoir déjà bien prés d'un siècle.

J.-J. ROUSSEAU.

(Les Confessions.)

Le Hanneton.

C'était le temps des hannetons. Ils m'avaient bien diverti autrefois, mais je commençais à n'y plus prendre plaisir. Toutefois, pendant que, seul dans ma chambre, je faisais mes devoirs avec un mortel ennui, je ne dédaignais pas la compagnie de quelqu'un de ces animaux. A la vérité, il ne s'agissait plus de l'attacher à un fil pour le faire voler, ni de l'attacher à un petit chariot : j'étais trop avancé en âge pour m'abandonner à ces puériles récréations; mais penseriez-vous que ce soit là tout ce qu'on peut faire d'un hanneton? Erreur grande; entre ces jeux enfantins et les études sérieuses du naturaliste, il y a une multitude de degrés à parcourir.

J'en tenais un sous un verre renversé. L'animal grimpait péniblement les parois, pour retomber bientôt, et

1. Emphase exagération dans l'expression, le ton, la voix, le geste.

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