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Part d'un bon naturel; mais quittez ce souci.

Les vents me sont moins qu'à vous redoutables:
Je plie,et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici
Contre leurs coups épouvantables

Résisté sans courber le dos;

Mais attendons la fin. » Comme il disait ces mots,
Du bout de l'horizon accourt avec furie

Le plus terrible des enfants

Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L'Arbre tient bon; le Roseau plie.

Le vent redouble ses efforts,

Et fait si bien qu'il déracine

Celui de qui la tête au ciel était voisine,

Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts.

LA FONTAINE.

(Livre I, fable xxii.)

Le Chêne et le Roseau.

Le chêne, un jour, dit au roseau :

<< Vous avez bien sujet d'accuser la nature; Un roitelet pour vous est un pesant fardeau,

Quelle orgueilleuse satisfaction dans toutes les paroles du chêne, soit qu'il décrive à plaisir la faiblesse du roseau en pensant à sa propre force, soit qu'il décrive avec complaisance sa force et sa puissance en songeant à la faiblesse du roseau !

Le moindre vent qui, d'aventure,
Fait rider la face de l'eau,

Vous oblige à baisser la tête;

Cependant que mon front au Caucase pareil,
Non content d'arrêter les rayons du soleil,
Brave l'effort de la tempête.

Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr.

L'orgueil du chène n'est pas un orgueil féroce et inhu

main; c'est un orgueil protecteur, une des formes les plus tentantes de l'orgueil; et une des plus désagréables à qui la supporte, même quand il en profite.

Encor si vous naissiez à l'abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,

Je vous défendrais de l'orage;

Comme l'emploi multiplié du moi montre bien la vanité du chêne! Comme il a soin de n'oublier aucun des effets de sa puissance, aucun des bienfaits qu'il prodiguerait au roseau! Sa charité même est orgueilleuse.

La nature envers vous me semble bien injuste.

Ne vous laissez pas tromper, en effet, par ce ton de compassion le chêne plaint bien moins le roseau qu'il ne se glorifie lui-même. Ce mot

La nature envers vous me semble bien injuste,

veut dire seulement : La nature envers moi a été bien libérale et bien magnifique. Le roseau ne s'y trompe pas, car il répond au chêne d'un ton sec et piqué:

- Votre compassion, lui répondit l'arbuste, Part d'un bon naturel; mais quittez ce souci :

Il ne veut pas se faire le client de l'orgueilleux qui s'offre à lui pour protecteur; il n'est pas, après tout, aussi faible que le dit le chêne. Il a son genre de force il plie et ne rompt pas. Et c'est ainsi que le développement des deux caractères, celui du grand et celui du petit, nous amène au dénouement et nous le fait approuver. L'orage arrive en effet.

L'arbre tient bon; le roseau plie.

Le vent redouble ses efforts,

Et fait si bien qu'il déracine

Celui de qui la tête au ciel était voisine

Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts.

Il y a dans la morale de la fable de La Fontaine quelque chose qui me déplaît: « Je plie et ne romps pas ».

Ne louons pas la souplesse du roseau. Elle a son mérite, puisqu'elle lui sert à la fois à plier pendant l'orage et à se redresser après.

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Le roseau est du nombre de gens qui se retrouvent toujours sur leurs pieds, parce qu'ils n'ont pas la prétention de rester toujours debout.

Ne vaut-il pas mieux souvent se faire briser par la tempête, comme fait le chêne, que de s'incliner comme le roseau?

SAINT-MARC GIRARDIN. (La Fontaine et les Fabulistes.)

Les Animaux malades de la peste.

Un mal qui répand la terreur,
Mal que le ciel, en sa fureur,
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom),
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron1,
Faisait aux animaux la guerre.

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés:
On n'en voyait point d'occupés

A chercher le soutien d'une mourante vie;

Nul mets n'excitait leur envie;
Ni loups ni renards n'épiaient
La douce et l'innocente proie;
Les tourterelles se fuyaient:

Plus d'amour, partant plus de joie.

1. L'Achéron, de même que le Styx et le Phlégéton, était un fleuve des Enfers.

Ses eaux fangeuses et rapides se déversaient dans le Cocyte. Sur ses sombres bords les ombres arrivaient en foule, attendant la barque de Charon: celles qui avaient reçu les honneurs de la sépulture étaient admises à traverser le fleuve, moyennant une obole qu'on avait soin de placer sous la langue du mort; les âmes dont les corps avaient été privés de sépulture étaient condamnées à errer pendant cent ans dans l'éternelle nuit.

Le Lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune.
Que le plus coupable de nous

Se sacrifie aux traits du céleste courroux;
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents
On fait de pareils dévouements1.

Ne nous flattons donc point; voyons sans indulgence
L'état de notre conscience.

Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,
J'ai dévoré force moutons.

Que m'avaient-ils fait? nulle offense.
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le berger.

Je me dévouerai donc, s'il le faut : mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi ;
Car on doit souhaiter, selon toute justice,

Que le plus coupable périsse.

-Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon roi;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse.
Eh bien manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché? Non, non. Vous leur fites, Seigneur,
En les croquant, beaucoup d'honneur;

Et quant au berger, l'on peut dire
Qu'il était digne de tous maux,

Étant de ces gens-là qui sur les animaux,
Se font un chimérique empire. >>
Ainsi dit le Renard; et flatteurs d'applaudir.
On n'osa trop approfondir

Du Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses.

Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.

1. Allusions à la mort de Codrus, roi d'Athènes, qui se fit tuer pour assurer la victoire des siens; à celle d'Arisfodème, roi des Messéniens, se poignardant sur la tombe de sa fille; aux dévouements des Décius à Rome...

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L'Ane vint à son tour, et dit : « J'ai souvenance1
Qu'en un pré de moines passant,

La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant,

Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net. »
A ces mots, on cria haro2 sur le Baudet.

Un Loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévouer3 ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui! quel crime abominable!
Rien que la mort n'était capable

D'expier son forfait. On le lui fit bien voir.

Selon que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

LA FONTAINE.
(Livre VII, fable 1.)

Ce second volume s'ouvre par le plus beau des apologues de la Fontaine et de tous les apologues. Outre le mérite de l'exécution qui, dans son genre, est aussi parfaite que celle du Chêne et du Roseau, cette fable a l'avantage d'un fonds beaucoup plus riche et plus étendu; et les applications morales en sont bien autrement importantes. C'est presque l'histoire de toute société humaine.

1. « L'âne était innocent; mais, peut-être, honteux de le paraître, parce qu'il l'eût paru seul; il cherche dans sa mémoire, et enfin il dit: J'ai souvenance. » L'abbé BATTEUX.

2. Cri de réprobation, huée. En Normandie, on employait ce mot pour empêcher quelqu'un de faire quelque chose ou l'obliger de venir devant le juge.

3. Dévouer immoler comme victime expiatoire.

4. Les Fables de La Fontaine n'ont point paru toutes ensemble, en une seule fois les six premiers livres parurent en 1668; les six autres livres furent publiés successivement et à des dates différentes.

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