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Mes arrière-neveux me devront cet ombrage:
Eh bien! défendez-vous au sage

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De se donner des soins pour le plaisir d'autrui? .
Cela même est un fruit que je goûte aujourd'hui :
J'en puis jouir demain, et quelques jours encore;
Je puis enfin compter l'aurore

Plus d'une fois sur vos tombeaux. »

Le vieillard eut raison : l'un des trois jouvenceaux
Se noya dès le port, allant à l'Amérique ";
L'autre, afin de monter aux grandes dignités,
Dans les emplois de Mars servant la République,
Par un coup imprévu vit ses jours emportés;
Le troisième tomba d'un arbre

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Que lui-même il voulut enter;

Et, pleurés du vieillard, il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter".

LA FONTAINE. (Livre xi, fable VIII.)

Le Héron.

Un jour, sur ses longs pieds, allait, je ne sais où,
Le Héron au long bec emmanché d'un long cou.
Il côtoyait une rivière.

1. « Arrière-neveux. » Expression poétique pour : « Arrières petit-fils. »>

2. Des soins des soucis, de la peine,

3. « Cela même. » Cette plantation que je fais.

4. Un fruit: un avantage, un bien.

5. « A l'Amérique. » On dirait aujourd'hui : « En Amérique ». De même aller à Paris, et venir en France.

6. Dans les emplois de Mars: a la guerre.

7. « Ce qui est parfait, ce qui ajoute à l'intérêt qu'on prend à ce vieillard et à la force de la leçon donnée aux trois jeunes hommes, ce sont les deux derniers vers. Il les pleure, il s'occupe du soin d'honorer leur mémoire; il leur élève un cénotaphe : ce qui suppose un intérêt tendre, car enfin leurs corps étaient dispersés.

» Et La Fontaine, voyez comme il s'efface, comme il est oublié,

L'onde était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours;
Ma commère la Carpe y faisait mille tours,
Avec le Brochet son compère.

Le Héron en eût fait aisément son profit :

Tous approchaient du bord; l'oiseau n'avait qu'à prendre.
Mais il crut mieux faire d'attendre

Qu'il eût un peu plus d'appétit :
Il vivait de régime, et mangeait à ses heures.
Après quelques moments, l'appétit vint : l'oiseau,
S'approchant du bord, vit sur l'eau

Des tanches qui sortaient du fond de ces demeures.
Le mets ne lui plut pas; il s'attendait à mieux,
Et montrait un goût dédaigneux,

Comme le rat du bon Horace.

« Moi, des tanches! dit-il; moi, Héron, que je fasse
Une si pauvre chère! Et pour qui me prend-on? >>
La tanche rebutée, il trouva du goujon.

<< Du goujon! c'est bien là le dîner d'un héron !
J'ouvrirais pour si peu le bec! aux dieux ne plaise! »>
Il l'ouvrit pour bien moins : tout alla de façon
Qu'il ne vit plus aucun poisson.

La faim le prit: il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un limaçon.

Ne soyons pas si difficiles :

Les plus accommodants, ce sont les plus habiles.
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
Gardez-vous de rien dédaigner.

LA FONTAINE

(Livre VII; Fable Iv.)

comme il a disparu ! Il n'est pour rien dans tout ceci. Il n'est point l'auteur de cette fable; l'honneur ne lui en est pas dû; il n'a fait que le copier d'après le marbre sur lequel le vieillard l'avait gravée. » On dirait que La Fontaine, déjà vieux, et attendri par le rapport qu'il a lui-même avec le vieillard de sa fable, se plaise å le rendre intéressant, et à lui prêter le charme de la douce philosophie et des sentiments affectueux avec lesquels lui-même se consolait de sa propre vieillesse. » CHAMFORT.

Le Héron.

Un jour, sur ses longs pieds, allait, je ne sais où,
Le Héron au long bec emmanché d'un long cou.

Il est évident pour tout le monde que cette triple répétition du mot long est un effet pittoresque que le lecteur doit rendre.

Il côtoyait une rivière.

L'onde était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours;

Doit-on lire ces deux vers de la même façon? non. Le premier, simple vers de récit, doit être dit simplement. Le second est un vers de peinture; il faut que l'image soit visible dans la bouche du lecteur, comme sous la plume du poète.

Ma commère la Carpe y faisait mille tours

Avec le Brochet son compère.

Oh! vous ne savez pas votre métier de lecteur si votre voix alerte, gaie et un peu railleuse, ne montre pas le va-et-vient de ce petit couple frétillant.

Le Héron en eût fait aisément son profit:

Tous s'approchent du bord; l'oiseau n'avait qu'à prendre.
Simple vers de récit.

Mais il crut mieux faire d'attendre
Qu'il eût un peu plus d'appétit :

Attention! voilà le caractère qui se dessine! Le héron est un sensuel, un gourmet plutôt qu'un gourmand. L'appétit est un plaisir pour les délicats de l'estomac. Donnez au mot appétit cet accent de satisfaction qu'éveille toujours la pensée ou la présence de ce qui plaît!

... Vous verrez tout à l'heure comme cette indication vous sera utile.

Il vivait de régime, et mangeait à ses heures.

Second vers de caractère. Le héron est un important, qui se respecte.

Au bout de quelque temps l'appétit vint...

Le héron est content.

L'oiseau,

S'approchant du bord, vit sur l'eau

Des tanches qui sortaient du fond de leurs demeures.

Vers de peintre, vers admirable! Il exprime cette sensation pittoresque que vous avez éprouvée quelquefois, en pêchant, quand vous voyez à travers le voile de l'eau se dessiner, confusément d'abord, puis plus nettement, puis apparaître à la surface les poissons qui montent du fond de la rivière! Peignez! peignez par la voix! Ce mets ne lui plaît pas; il s'attendait à mieux.

Il montrait un goût dédaigneux

Comme le rat du bon Horace.

Le caractère se poursuit.

Moi, des tanches! dit-il, moi, Héron, que je fasse
Une si pauvre chère? et pour qui me prend-on?

Marquez bien l'h aspiré à héron: guindez-le, hissez-le sur cet h comme sur ses longues pattes!

La tanche dédaignée, il trouva du goujon.

Du goujon! Beau dîner, vraiment, pour un héron!

Ici il éclate de rire.

Que j'ouvre pour si peu le bec! A Dieu ne plaise!
Il l'ouvrit pour bien moins: tout alla de façon
Qu'il ne vit plus aucun poisson.
La faim le prit:

La faim! comprenez-vous, maintenant, la différence avec le mot appétit ? Croyez-vous que La Fontaine ait mis par hasard

ce petit hémistiche si net et si terrible : « La faim le prit! » Il ne s'agit plus de sensualité, comme là-haut; le mot est bref, pressant, implacable comme le besoin! Rendez tout cela par la voix, et peignez aussi ce dénouement brusque, dédaigneux et sommaire ainsi qu'un arrêt :

Il fut tout heureux et tout aise

De rencontrer un limaçon.

E. LEGOUVÉ.

(De la lecture à haute voix. - Hetzel.)

Presque toutes les fables de la Fontaine donneraient lieu à une pareille étude, et tous les grands poètes peuvent être étudiés comme La Fontaine. Seulement, ne l'oublions pas : il y a autant de manières de lire les vers que de manières de les faire. On ne doit pas interpréter Racine comme Corneille, ni Molière comme Regnard, ni Lamartine comme Victor Hugo..

Le Chêne et le Roseau.

Le Chêne un jour dit au Roseau :
<< Vous avez bien sujet d'accuser la Nature,
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau;
Le moindre vent qui d'aventure
Fait rider la face de l'eau,

Vous oblige à baisser la tête;

Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d'arrêter les rayons du soleil,
Brave l'effort de la tempête.

Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr.
Encor si vous naissiez à l'abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,

Vous n'auriez pas tant à souffrir:
Je vous défendrais de l'orage;

Mais vous naissez le plus souvent

Sur les humides bords des royaumes du vent. La Nature envers vous me semble bien injuste. - Votre compassion, lui répondit l'arbuste,

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