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reparaît un moment fur l'eau, et eft engouffré dans le torrent. O monftre! ô le plus fcélérat de tous les hommes ! s'écria Zadig. Vous m'aviez promis plus de patience, lui dit l'ermite en l'interrompant: apprenez que fous les ruines de cette maison où la providence a mis le feu, le maître a trouvé un tréfor immense: apprenez que ce jeune homme dont la providence a tordu le cou, aurait affaffiné fa tante dans un an, et vous dans deux. Qui te l'a dit, barbare? cria Zadig et quand tu aurais lu cet événement dans ton livre des deftinées, t'eft-il permis de noyer un enfant qui ne t'a point fait de mal?

Tandis que le babylonien parlait, il aperçut que le vieillard n'avait plus de barbe, que fon vifage prenait les traits de la jeuneffe. Son habit d'ermite difparut ; quatre belles ailes couvraient un corps majeftueux et refplendiffant de lumière. O envoyé du ciel! ô ange divin! s'écria Zadig en fe profternant, tu es donc defcendu de l'empyrée pour apprendre à un faible mortel à fe foumettre aux ordres éternels. Les hommes, dit l'ange Jefrad, jugent de tout fans rien connaître : tu étais celui de tous les hommes qui méritais le plus d'être éclairé. Zadig lui demanda la permiffion de parler. Je me défie de moi-même, dit-il; mais oferai-je te prier de m'éclaircir un doute: ne vaudrait-il pas mieux avoir corrigé cet enfant, et l'avoir rendu vertueux, que de le noyer? Jefrad reprit : S'il avait été vertueux, et s'il eût vécu, fon deftin était d'être affaffiné lui-même avec la femme qu'il devait époufer, et le fils qui en devait naître. Mais quoi? dit Zadig, il est donc néceffaire qu'il y ait des crimes et des malheurs, et que les malheurs tombent fur les gens de

bien? Les méchans, répondit Jefrad, font toujours malheureux : ils fervent à éprouver un petit nombre de juftes répandus fur la terre, et il n'y a point de mal dont il ne naiffe un bien. Mais, dit Zadig, s'il n'y avait que du bien, et point de mal? Alors, reprit Jefrad, cette terre ferait une autre terre, l'enchaînement des événemens ferait un autre ordre de fageffe; et cet ordre, qui ferait parfait, ne peut être que dans la demeure éternelle de l'être fuprême, de qui le mal ne peut approcher. Il a créé des millions de mondes, dont aucun ne peut reffembler à l'autre. Cette immenfe variété eft un attribut de fa puiffance immenfe. Il n'y a ni deux feuilles d'arbres fur la terre, ni deux globes dans les champs infinis du ciel, qui foient semblables, et tout ce que tu vois fur le petit atome où tu es né, devait être dans fa place et dans fon temps fixe, felon les ordres immuables de celui qui embraffe tout. Les hommes penfent que cet enfant qui vient de périr eft tombé dans l'eau par hafard, que c'eft par un même hasard que cette maison est brûlée: mais il n'y a point de hafard; tout eft épreuve, ou punition, ou récompenfe, ou prévoyance. Souviens-toi de ce pêcheur qui fe croyait le plus malheureux de tous les hommes. Orofmade t'a envoyé pour changer fa destinée. Faible mortel, ceffe de difputer contre ce qu'il faut adorer. Mais, dit Zadig... Comme il difait mais, l'ange prenait déjà fon vol vers la dixième fphère. Zadig à genoux adora la providence, et fe foumit. L'ange lui cria du haut des airs: Prends ton chemin vers Babylone.

CHAPITRE XXI.

Les énigmes.

ZADIG hors de lui-même, et comme un homme auprès de qui eft tombé le tonnerre, marchait au hafard. Il entra dans Babylone le jour où ceux qui avaient combattu dans la lice, étaient déjà affemblés dans le grand veftibule du palais pour expliquer les énigmes, et pour répondre aux questions du grand mage. Tous les chevaliers étaient arrivés, excepté l'armure verte. Dès que Zadig parut dans la ville, le peuple s'affembla autour de lui; les yeux ne fe raffafaient point de le voir, les bouches de le bénir, les cœurs de lui fouhaiter l'empire. L'envieux le vit passer, frémit et fe détourna; le peuple le porta jufqu'au lieu de l'affemblée. La reine, à qui on apprit fon arrivée, fut en proie à l'agitation de la crainte et de l'efpérance; l'inquiétude la dévorait : elle ne pouvait comprendre, ni pourquoi Zadig était fans armes, ni comment Itobad portait l'armure blanche. Un murmure confus s'éleva à la vue de Zadig. On était furpris et charmé de le revoir; mais il n'était permis qu'aux chevaliers qui avaient combattu de paraître dans l'affemblée.

J'ai combattu comme un autre, dit-il; mais un autre porte ici mes armes; et en attendant que j'aie l'honneur de le prouver, je demande la permiffion de me présenter pour expliquer les énigmes. On alla

aux

aux voix fa réputation de probité était encore fi fortement imprimée dans les efprits qu'on ne balança pas à l'admettre.

Le grand mage propofa d'abord cette question: Quelle eft de toutes les chofes du monde la plus longue et la plus courte, la plus prompte et la plus lente, la plus divifible et la plus étendue, la plus négligée et la plus regrettée, fans qui rien ne fe peut faire, qui dévore tout ce qui eft petit, et qui vivifie tout ce qui eft grand?

C'était à Itobad à parler. Il répondit qu'un homme comme lui n'entendait rien aux énigmes, et qu'il lui fuffifait d'avoir vaincu à grands coups de lance. Les uns dirent que le mot de l'énigme était la fortune, d'autres la terre, d'autres la lumière. Zadig dit que c'était le temps: Rien n'eft plus long, ajouta-t-il, puifqu'il eft la mesure de l'éternité; rien n'est plus court, puifqu'il manque à tous nos projets; rien n'eft plus lent pour qui attend, rien de plus rapide pour qui jouit ; il s'étend jufqu'à l'infini en grand; il fe divife jufque dans l'infini en petit; tous les hommes le négligent, tous en regrettent la perte ; rien ne se fait fans lui; il fait oublier tout ce qui eft indigne de la poftérité, et il immortalife les grandes chofes. L'affemblée convint que Zadig avait raison.

On demanda enfuite: Quelle eft la chofe qu'on reçoit fans remercier, dont on jouit fans favoir comment, qu'on donne aux autres quand on ne fait où l'on en eft, et qu'on perd fans s'en apercevoir ?

Chacun dit fon mot: Zadig devina feul que c'était la vie. Il expliqua toutes les autres énigmes avec la Romans. Tome I.

G

même facilité. Itobad difait toujours que rien n'était plus aifé, et qu'il en ferait venu à bout tout auffi facilement, s'il avait voulu s'en donner la peine. On propofa des queftions fur la juftice, fur le fouverain bien, fur l'art de régner. Les réponses de Zadig furent jugées les plus folides. C'eft bien dommage, difait-on, qu'un fi bon efprit foit un fi mauvais

cavalier.

Illuftres Seigneurs, dit Zadig, j'ai eu l'honneur de vaincre dans la lice. C'eft à moi qu'appartient l'armure blanche. Le feigneur Itobad s'en empara pendant mon fommeil il jugea apparemment qu'elle lui fiérait mieux que la verte. Je fuis prêt à lui prouver d'abord devant vous, avec ma robe et mon épée, contre toute cette belle armure blanche qu'il ma prife, que c'eft moi qui ai eu l'honneur de vaincre le brave Otame.

Itobad accepta le défi avec la plus grande confiance. Il ne doutait pas qu'étant cafqué, cuiraffe, braffardé, il ne vînt aisément à bout d'un champion en bonnet de nuit et en robe de chambre. Zadig tira son épée, en faluant la reine qui le regardait, pénétrée de joie et de crainte. Itobad tira la fienne, en ne faluant perfonne. Il s'avança fur Zadig comme un homme qui n'avait rien à craindre. Il était prêt à lui fendre la tête: Zadig fut parer le coup, en oppofant ce qu'on appelle le fort de l'épée au faible de fon adversaire, de façon que l'épée d'Itobad fe rompit. Alors Zadig faififfant fon ennemi au corps, le renverfa par terre; et lui portant la pointe de fon épée au défaut de la cuiraffe: Laiffez-vous défarmer, dit-il, ou je vous tue. Itobad toujours furpris des difgrâces qui arrivaient à

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