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répondit par une belle mufique dont les paroles étaient des prières au ciel pour la confervation de leurs terres. Les bonzes enfin donnèrent de l'argent, et le roi finit heureusement la guerre. Ainfi Zadig, par fes confeils fages et heureux, et par les plus grands fervices, s'était attiré l'irréconciliable inimitié des hommes les plus puiffans de l'Etat ; les bonzes et les brunes jurèrent fa perte; les financiers et les boffus ne l'épargnèrent pas ; on le rendit fufpect au bon Nabuffan; les fervices rendus reftent fouvent dans l'antichambre, et les foupçons entrent dans le cabi

felon la fentence de Zoroaflre: c'était tous les jours de nouvelles accufations; la première eft repouffée, la feconde effleure, la troifième bleffe, la quatrième tue.

Zadig intimidé, qui avait bien fait les affaires de fon ami Sétoc, et qui lui avait fait tenir fon argent, ne fongea plus qu'à partir de l'île, et réfolut d'aller lui-même chercher des nouvelles d'Aftarté : car, difait-il, fi je refte dans Serendib les bonzes me feront empaler; mais où aller? je ferai esclave en Egypte, brûlé felon toutes les apparences en Arabie, étranglé à Babylone. Cependant il faut favoir ce qu'Aftarté eft devenue : partons et voyons à quoi me réserve ma trifte destinée.

CHAPITRE

CHAPITRE XVI.

Le Brigand.

EN arrivant aux frontières qui féparent l'Arabie

pétrée de la Syrie, comme il paffait près d'un château affez fort, des arabes armés en fortirent. Il fe vit entouré; on lui criait : Tout ce que vous avez nous appartient, et votre perfonne appartient à notre maître. Zadig pour réponse tira fon épée; fon valet qui avait du courage en fit autant. Ils renversèrent morts les premiers arabes qui mirent la main fur eux; le nombre redoubla, ils ne s'étonnèrent point, et réfolurent de périr en combattant. On voyait deux hommes fe défendre contre une multitude; un tel combat ne pouvait durer long-temps. Le maître du château, nommé Arbogad, ayant vu d'une fenêtre les prodiges de valeur que fefait Zadig, conçut de l'eftime pour lui. Il defcendit en hâte, et vint lui-même écarter fes gens, et délivrer les deux voyageurs. Tout ce qui paffe fur mes terres eft à moi, dit-il, auffi-bien que ce que je trouve fur les terres des autres; mais vous me paraiffez un fi brave homme que je vous exempte de la loi commune. Il le fit entrer dans fon château, ordonnant à fes gens de le bien traiter; et le foir Arbogad voulut fouper avec Zadig.

Le feigneur du château était un de ces arabes qu'on appelle voleurs; mais il fefait quelquefois de Romans. Tome I.

E

bonnes actions parmi une foule de mauvaises; il volait avec une rapacité furieuse, et donnait libéralement intrépide dans l'action, affez doux dans le commerce, débauché à table, gai dans la débauche, et fur-tout plein de franchise. Zadig lui plut beaucoup; fa converfation qui s'anima fit durer le repas : enfin Arbogad lui dit : Je vous confeille de vous enrôler fous moi, vous ne fauriez mieux faire; ce métier-ci n'est pas mauvais; vous pourrez un jour devenir ce que je fuis. Puis-je vous demander, dit Zadig, depuis quel temps vous exercez cette noble profeffion? Dès ma plus tendre jeuneffe, reprit le feigneur. J'étais valet d'un arabe affez habile; ma fituation m'était infupportable. J'étais au désespoir de voir que dans toute la terre, qui appartient également aux hommes, la destinée ne m'eût pas réservé ma portion. Je confiai mes peines à un vieil arabe, qui me dit : Mon fils, ne défefpérez pas; il y avait autrefois un grain de fable qui fe lamentait d'être un atome ignoré dans les déferts; au bout de quelques années il devint diamant, et il eft à préfent le plus bel ornement de la couronne du roi des Indes. Ce difcours me fit impreffion; j'étais le grain de fable, je réfolus de devenir diamant. Je commençai par voler deux chevaux; je m'affociai des camarades ; je me mis en état de voler de petites caravanes ; ainfi je fis ceffer peu à peu la difproportion qui était d'abord entre les hommes et moi. J'eus ma part aux biens de ce monde, et je fus même dédommagé avec ufure: on me confidéra beaucoup ; je devins feigneur brigand; j'acquis ce château par voie de fait. Le fatrape de Syrie voulut m'en dépoffeder;

mais j'étais déjà trop riche pour avoir rien à craindre ; je donnai de l'argent au fatrape, moyennant quoi je conservai ce château, et j'agrandis mes domaines; il me nomma même tréforier des tributs que l'Arabie pétrée payait au roi des rois. Je fis ma charge de receveur, et point du tout celle de payeur.

Le grand defterham de Babylone envoya ici au nom du roi Moabdar un petit fatrape, pour me faire étrangler. Cet homme arriva avec son ordre : j'étais inftruit de tout; je fis étrangler en fa préfence les quatre perfonnes qu'il avait amenées avec lui pour ferrer le lacet; après quoi je lui demandai ce que pouvait lui valoir la commiffion de m'étrangler. Il me répondit que fes honoraires pouvaient aller à trois cents pièces d'or. Je lui fis voir clair qu'il y aurait plus à gagner avec moi. Je le fis fous-brigand; il eft aujourd'hui un de mes meilleurs officiers, et des plus riches. Si vous m'en croyez, vous réuffirez comme lui. Jamais la faifon de voler n'a été meilleure, depuis que Moabdar eft tué, et que tout eft en confufion dans Babylone.

Moabdar eft tué! dit Zadig; et qu'eft devenue la reine AЛlarté? Je n'en fais rien, reprit Arbogad. Tout ce que je fais, c'eft que Moabdar eft devenu fou, qu'il a été tué, que Babylone est un grand coupegorge, que tout l'empire eft défolé, qu'il y a de beaux coups à faire encore, et que pour ma part j'en ai fait d'admirables. Mais la reine? dit Zadig; de grâce, ne favez-vous rien de la destinée de la reine? On m'a parlé d'un prince d'Hircanie, repritil; elle eft probablement parmi fes concubines, fi

elle n'a pas été tuée dans le tumulte; mais je fuis plus curieux de butin que de nouvelles. J'ai pris plufieurs femmes dans mes courses; je n'en garde aucune; je les vends cher quand elles font belles, fans m'informer de ce qu'elles font. On n'achète point le rang; une reine qui ferait laide ne trouverait pas marchand; peut-être ai-je vendu la reine Aflarté; peut-être eft-elle morte: mais peu m'importe, et je penfe que vous ne devez pas vous en foucier plus que moi. En parlant ainfi il buvait avec tant de courage, il confondait tellement toutes les idées, que Zadig n'en put tirer aucun éclairciffement.

Il reftait interdit, accablé, immobile. Arbogad buvait toujours, fefait des contes, répétait fans ceffe qu'il était le plus heureux de tous les hommes, exhortant Zadig à fe rendre auffi heureux que lui. Enfin doucement afsoupi par les fumées du vin, il alla dormir d'un fommeil tranquille. Zadig passa la nuit dans l'agitation la plus violente. Quoi, difait-il, le roi eft devenu fou! il eft tué! Je ne puis m'empêcher de le plaindre. L'empire eft déchiré, et ce brigand eft heureux : ô fortune! ô destinée! un voleur eft heureux, et ce que la nature a fait de plus aimable a péri peut-être d'une manière affreuse, ou vit dans un état pire que la mort. O Aflarté ! qu'êtesvous devenue?

Dès le point du jour il interrogea tous ceux qu'il rencontrait dans le château; mais tout le monde était occupé, perfonne ne lui répondit : on avait fait pendant la nuit de nouvelles conquêtes, on partageait les dépouilles. Tout ce qu'il put obtenir dans cette confufion tumultueuse, ce fut la permiffion

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