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d'horreur donner l'ordre de leur mort. Mais que comment faire pour prévenir cet ordre effroyable, qui allait s'exécuter dans peu d'heures? Il ne favait pas écrire; mais il avait appris à peindre, et savait fur-tout faire reffembler. Il paffa une partie de la nuit à crayonner ce qu'il voulait faire entendre à la reine. Son deffin repréfentait le roi agité de fureur, dans un coin du tableau, donnant des ordres à fon eunuque; un cordeau bleu et un vafe fur une table, avec des jarretières bleues et des rubans jaunes; la reine, dans le milieu du tableau, expirante entre les bras de fes femmes; et Zadig étranglé à fes pieds. L'horizon représentait un foleil levant, pour marquer que cette horrible exécution devait fe faire aux premiers rayons de l'aurore. Dès qu'il eut fini cet ouvrage, il courut chez une femme d'Aflarté, la réveilla, et lui fit entendre qu'il fallait dans l'inftant même porter ce tableau à

la reine.

Cependant, au milieu de la nuit, on vient frapper à la porte de Zadig; on le réveille; on lui donne un billet de la reine; il doute fi c'eft un fonge; il ouvre la lettre d'une main tremblante. Quelle fut fa furprife, et qui pourrait exprimer la confternation et le défefpoir dont il fut accablé, quand il lut ces paroles: Fuyez dans l'infiant même, ou l'on va vous arracher la vie. Fuyez, Zadig, je vous l'ordonne au nom de notre amour et de mes rubans jaunes. Je n'étais point coupable; mais je Jens que je vais mourir criminelle.

Zadig eut à peine la force de parler. Il ordonna qu'on fît venir Cador; et fans rien lui dire, il lui donna ce billet. Cador le força d'obéir et de prendre fur le champ la route de Memphis. Si vous ofez

aller trouver la reine, lui dit-il, vous hâtez fa mort; fi vous parlez au roi, vous la perdez encore. Je me charge de fa destinée : fuivez la vôtre. Je répandrai le bruit que vous avez pris la route des Indes. Je viendrai bientôt vous trouver, et je vous apprendrai ce qui fe fera paffé à Babylone.

Cador, dans le moment même, fit placer deux dromadaires des plus légers à la courfe vers une porte fecrète du palais; il fit monter Zadig, qu'il fallut porter, et qui était près de rendre l'ame. Un feul domeftique l'accompagna; et bientôt Cador, plongé dans l'étonnement et dans la douleur, perdit fon ami de vue.

Cet illuftre fugitif, arrivé fur le bord d'une colline d'où on voyait Babylone, tourna la vue fur le palais de la reine, et s'évanouit; il ne reprit fes fens que pour verser des larmes, et pour fouhaiter la mort. Enfin, après s'être occupé de la destinée déplorable de la plus aimable des femmes et de la première reine du monde, il fit un moment de retour fur lui-même, et s'écria: Qu'eft-ce donc que la vie humaine? O vertu ! à quoi m'avez-vous fervi? Deux femmes m'ont indignement trompé; la troisième, qui n'est point coupable, et qui eft plus belle que les autres, va mourir! Tout ce que j'ai fait de bien a toujours été pour moi une fource de malédictions, et je n'ai été élevé au comble de la grandeur que pour tomber dans le plus horrible précipice de l'infortune. Si j'euffe été méchant comme tant d'autres, je ferais heureux comme eux. Accablé de ces réflexions funeftes, les yeux chargés du voile de la douleur, la pâleur de la mort fur le vifage, et l'ame abymée dans l'excès d'un fombre défespoir, il continuait fon voyage vers l'Egypte.

CHAPITRE IX.

ZADIG

à

La femme battue.

ADIG dirigeait fa route fur les étoiles. La conftellation d'Orion et le brillant aftre de Sirius le guidaient vers le pôle de Canope. Il admirait ces vaftes globes de lumière qui ne paraissent que de faibles étincelles nos yeux, tandis que la terre, qui n'est en effet qu'un point imperceptible dans la nature, paraît à notre cupidité quelque chofe de fi grand et de fi noble. Il fe figurait alors les hommes tels qu'ils font en effet, des infectes fe dévorant les uns les autres fur un petit atome de boue. Cette image vraie femblait anéantir fes malheurs, en lui retraçant le néant de fon être et celui de Babylone. Son ame s'élançait jufque dans l'infini, et contemplait, détachée de fes fens, l'ordre immuable de l'univers. Mais lorfque enfuite, rendu à lui-même et rentrant dans fon cœur, il penfait qu'Aflarté était peut-être morte pour lui, l'univers difparaiffait à fes yeux, et il ne voyait dans la nature entière qu'Alarté mourante et Zadig infortuné. Comme il fe livrait à ce flux et à ce reflux de philofophie fublime et de douleur accablante, il avançait vers les frontières de l'Egypte; et déjà fon domeftique fidèle était dans la première bourgade, où il lui cherchait un logement. Zadig cependant fe promenait vers les jardins qui bordaient ce village. Il vit, non loin du grand chemin, une femme éplorée qui appelait le ciel et la terre à fon fecours, et un

homme furieux qui la fuivait. Elle était déjà atteinte par lui, elle embraffait fes genoux. Cet homme l'accablait de coups et de reproches. Il jugea à la violence de l'égyptien, et aux pardons réitérés que lui demandait la dame, que l'un était un jaloux, et l'autre une infidelle; mais quand il eut confidéré cette femme qui était d'une beauté touchante, et qui même ressemblait un peu à la malheureufe Aflarté, il fe fentit pénétré de compaffion pour elle et d'horreur pour l'égyptien. Secourez-moi, s'écria-t elle à Zadig avec des fanglots; tirez-moi des mains du plus barbare des hommes, fauvez-moi la vie. A ces cris, Zadig courut se jeter entre elle et ce barbare. Il avait quelque connaiffance de la langue égyptienne. Il lui dit en cette langue : Si vous avez quelque humanité, je vous conjure de refpecter la beauté et la faibleffe. Pouvez-vous outrager ainfi un chefd'œuvre de la nature, qui eft à vos pieds, et qui n'a pour fa défense que des larmes? Ah! ah! lui dit cet emporté, tu l'aimes donc auffi; et c'eft de toi qu'il faut que je me venge! En difant ces paroles, il laiffe la dame qu'il tenait d'une main par les cheveux, et prenant fa lance, il veut en percer l'étranger. Celui-ci qui était de fang froid évita aifément le coup d'un furieux. Il fe faifit de la lance près du fer dont elle eft armée. L'un veut la retirer, l'autre l'arracher. Elle se brise entre leurs mains. L'égyptien tire fon épée: Zadig s'arme de la fienne. Ils s'attaquent l'un l'autre. Celui-là porte cent coups précipités : celui-ci les pare avec adreffe. La dame, affise sur un gazon', rajufte fa coiffure et les regarde. L'égyptien était plus robufte que fon adverfaire; Zadig était plus

adroit. Celui-ci fe battait en homme dont la tête conduifait le bras, et celui là comme un emporté dont une colère aveugle guidait les mouvemens au hafard. Zadig paffe à lui et le defarme; et tandis que l'égyptien devenu plus furieux veut fe jeter fur lui, il le faifit, le preffe, le fait tomber en lui tenant l'épée fur la poitrine; il lui offre de lui donner la vie. L'égyptien hors de lui tire fon poignard; il en bleffe Zadig dans le temps même que le vainqueur lui pardonnait. dig indigné lui plonge fon épée dans le fein. L'égyptien jette un cri horrible, et meurt en se débattant. Zadig alors s'avança vers la dame, et lui dit d'une voix foumife: Il m'a forcé de le tuer je vous ai vengée; vous êtes délivrée de l'homme le plus violent que j'aie jamais vu. Que voulez-vous maintenant de moi, Madame? Que tu meures, fcélérat, lui répondit-elle, que tu meures ; tu as tué mon amant; je voudrais pouvoir déchirer ton cœur. En vérité, Madame, vous aviez là un étrange homme pour amant, lui répondit Zadig; il vous battait de toutes fes forces, et il voulait m'arracher la vie, parce que vous m'aviez conjuré de vous fecourir. Je voudrais qu'il me battît encore, reprit la dame, en pouffant des cris. Je le méritais bien, je lui avais donné de la jaloufie. Plût au ciel qu'il me battît, et que tu fuffes à fa place! Zadig plus furpris et plus en colère qu'il ne l'avait été de fa vie, lui dit: Madame, toute belle que vous êtes, vous mériteriez que je vous battisse à mon tour, tant vous êtes extravagante; mais je n'en prendrai pas la peine. Là-deffus il remonta fur fon chameau, et avança vers le bourg. A peine avait-il fait quelques

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