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CE roman peut être regardé comme une imitation d'un des voyages de Gulliver. Il contient plufieurs allufions. Le nain de Saturne est M. de Fontenelle. Malgré fa douceur, fa circonspection, fa philofophie qui devait lui faire aimer celle de M. de Voltaire, il s'était lié avec les ennemis de ce grand homme, et avait paru partager, finon leur haine, du moins leurs préventions. Il fut fort bleffé du rôle qu'il jouait dans ce roman, et d'autant plus peutêtre que la critique était jufte, quoique févère, et que les éloges qui s'y mêlaient y donnaient encore plus de poids. Le mot qui termine l'ouvrage n'adoucit point la bleffure, et le bien qu'on dit du fecrétaire de l'académie de Paris ne confola point M. de Fontenelle des plaifanteries qu'on fe permettait fur celui de l'académie de Saturne.

HISTOIRE PHILOSOPHIQUE.

CHAPITRE PREMIER.

Voyage d'un habitant du monde de l'étoile Sirius dans la planète de Saturne.

DANS

ANS une de ces planètes qui tournent autour de l'étoile nommée Sirius, il y avait un jeune homme de beaucoup d'esprit, que j'ai eu l'honneur de connaître dans le dernier voyage qu'il fit fur notre petite fourmilière; il s'appelait Micromégas, nom qui convient fort à tous les grands. Il avait huit lieues de haut j'entends, par huit lieues, vingt-quatre mille pas géométriques de cinq pieds chacun.

Quelques algébriftes, gens toujours utiles au public, prendront fur le champ la plume, et trouveront que, puifque M. Micromégas, habitant du pays de Sirius, a de la tête aux pieds vingt-quatre mille pas, qui font cent vingt mille pieds de roi, et que nous autres citoyens de la terre nous n'avons guère que cinq pieds, et que notre globe a neuf mille lieues de tour; ils trouveront, dis-je, qu'il faut abfolument que le globe qui l'a produit ait au jufte vingt-un millions fix cents mille fois plus de

circonférence que notre petite terre. Rien n'est plus fimple et plus ordinaire dans la nature. Les Etats de quelques fouverains d'Allemagne ou d'Italie, dont on peut faire le tour en une demie - heure, comparés à l'empire de Turquie, de Moscovie ou de la Chine, ne font qu'une très-faible image des prodigieufes différences que la nature a mises dans tous les êtres.

La taille de fon excellence étant de la hauteur que j'ai dite, tous nos fculpteurs et tous nos peintres conviendront fans peine que fa ceinture peut avoir cinquante mille pieds de roi de tour; ce qui fait une très-jolie proportion.

Quant à fon efprit, c'eft un des plus cultivés que nous ayons; il fait beaucoup de chofes, il en a inventé quelques unes il n'avait pas encore deux cents cinquante ans, et il étudiait felon la coutume au collège des jéfuites de fa planète lorfqu'il devina, par la force de fon efprit, plus de cinquante propofitions d'Euclide. C'eft dix-huit de plus que Blaife Pafcal, lequel, après en avoir devinė trente-deux en fe jouant, à ce que dit fa fœur, devint depuis un géomètre affez médiocre, (1) et un fort mauvais métaphyficien. Vers les quatre cents cinquante ans au fortir de l'enfance, il difféqua beaucoup de ces petits infectes qui n'ont pas cent pieds de diamètre, et qui fe dérobent aux microfcopes ordinaires; il en il en compofa un livre fort

(1) Pafcal devint un très-grand géomètre, non dans la claffe de ceux qui ont contribué par des grandes découvertes au progrès des sciences, comme Defcartes, Newton, mais dans celle des géomètres qui ont montré par leurs ouvrages un génie du premier ordre.

curieux, mais qui lui fit quelques affaires. Le muphti de fon pays, grand vétillard et fort ignorant, trouva dans fon livre des propofitions fufpectes, mal-fonnantes, téméraires, hérétiques, fentant l'héréfie, et le pourfuivit vivement: il s'agiffait de favoir fi la forme fubftantielle des puces de Sirius était de même nature que celle de colimaçons. Micromégas fe défendit avec efprit; il mit les femmes de fon côté; le procès dura deux cents vingt ans. Enfin le muphti fit condamner le livre par des jurifconfultes qui ne l'avaient pas lu, et l'auteur eut ordre de ne paraître à la cour de huit cents années. (2)

Il ne fut que médiocrement affligé d'être banni d'une cour qui n'était remplie que de tracafferies et de petiteffes. Il fit une chanfon fort plaifante contre le muphti, dont celui-ci ne s'embarrassa guère; et il fe mit à voyager de planète en planète, pour achever de se former l'efprit et le cœur, comme l'on dit. Ceux qui ne voyagent qu'en chaife de pofte ou en berline seront, fans doute, étonnés des équipages de là-haut; car nous autres, fur notre petit tas de boue, nous ne concevons rien au-delà de nos usages. Notre voyageur connaisfait merveilleusement les lois de la gravitation, et toutes les forces attractives et répulfives. Il s'en fervait fi à propos que tantôt à l'aide d'un rayon du soleil, tantôt par la commodité d'une comète, il allait de globe en globe lui et les

(2) M. de Voltaire avait été perfécuté par le théatin Boyer, pour avoir dit dans fes lettres philofophiques que les facultés de notre ame se développent en même temps que nos organes, de la même manière que les facultés de l'ame des animaux,

fiens, comme un oifeau voltige de branche en branche. Il parcourut la voie lactée en peu de temps; et je fuis obligé d'avouer qu'il ne vit jamais, à travers les étoiles dont elle eft femée, ce beau ciel empyrée que l'illuftre vicaire Derham (3) fe vante d'avoir vu au bout de fa lunette. Ce n'eft pas que je prétende que M. Derham ait mal vù, à Dieu ne plaise! mais Micromégas était fur les lieux, c'eft un bon obfervateur, et je ne veux contredire perfonne. Micromégas après avoir bien tourné, arriva dans le globe de Saturne. Quelque accoutumé qu'il fût à voir des chofes nouvelles, il ne put d'abord, en voyant la petiteffe du globe et de ses habitans, fe défendre de ce fourire de fupériorité qui échappe quelquefois aux plus fages. Car enfin Saturne n'eft guère que neuf cents fois plus gros que la terre, et les citoyens de ce pays-là font des nains qui n'ont que mille toifes de haut ou environ. Il s'en moqua un peu d'abord avec fes gens, à peu-près comme un muficien italien fe met à rire de la mufique de Lulli, quand il vient en France. Mais comme le firien avait un bon efprit, il comprit bien vite qu'un être penfant peut fort bien n'être pas ridicule pour n'avoir que fix mille pieds de haut. Il fe familiarifa avec les Saturniens, après les avoir étonnés. Il lia une

(3) Savant anglais, auteur de la Théologie aftronomique, et de quelques autres ouvrages qui ont pour objet de prouver l'existence de DIEU par le détail des merveilles de la nature : malheureusement lui et fes imitateurs se trompent souvent dans l'expofition de ces merveilles; ils s'extafient fur la fageffe qui le montre dans l'ordre d'un phénomène, et on découvre que ce phénomène est tout différent de ce qu'ils ont fuppofé; alors c'eft ce nouvel ordre qui leur paraît un chef-d'œuvre de fageffe. Ce défaut commun à tous les ouvrages de ce genre les a décrédités. On fait trop d'avance que de quelque manière que les choses foient, l'auteur finira toujours par les admirer.

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