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A MONSIEUR DE MAUPERTUIS

Cirey, 11 décembre 1737.

Je me suis bien doutée que je ne vous verrais point cet automne; je m'étais dit toutes vos raisons, tous les empêchements qui s'opposaient à mes souhaits; mais, enfin, vous êtes débarrassé d'une partie des soins qui vous retenaient; et si vous aviez encore pour moi la même amitié, si vous vous souveniez de tout ce que vous m'avez promis quand je partis de Paris, je pourrais espérer de vous voir.

Tout le monde me parle de vos succès et de la façon dont vous en avez instruit l'Académie et le public, et je puis vous dire, du milieu de mes montagnes :

Huc quoque Cæsarei pervenit fama triumphi,
Languida quo fessi vix venit aura Noti.

Mais quelque doux qu'il soit pour moi d'entendre tout le monde chanter vos louanges, et vous rendre le tribut d'admiration que je vous ai payé depuis que je vous connais, j'avoue qu'il le serait encore davantage d'apprendre vos succès par vous-même. Vous devriez envoyer votre Mémoire à Cirey, où peut-être on en est digne, et il est dur d'attendre l'impres

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sion. M. de Voltaire, qui vous aime et vous estime plus que personne, me charge de vous en supplier. Il vous aurait envoyé les Éléments de la Philosophie de Newton, pour les soumettre, à ce qu'il dit, au jugement de son maître, avant de les livrer à l'impression, si vous aviez été à Paris. Il a changé les deux vers que vous aviez si fortement critiqués, et il a mis à leur place :

Change de forme, ô terre! et que ta pesanteur,
Augmentant sous le pôle, élève l'équateur.

S'ils ne sont pas si beaux, du moins ils sont plus justes.

Si on pouvait espérer de vous attirer à Cirey, on vous dirait que vous y trouverez un assez beau cabinet de physique, des télescopes, des quarts de cercle, des montagnes, de dessus lesquelles on jouit d'un vaste horizon; un théâtre, une troupe comique et une troupe tragique. Nous vous jouerions Alzire, ou l'Enfant prodigue, car on ne joue à Cirey que les pièces qui y ont été faites; c'est un des statuts de la troupe.

Mais je vois bien que nous ne vous verrons point; souvenez-vous du moins sur votre Thabor, souvenez-vous de l'entrée que j'y fis, faites mes compliments au supérieur, que je serais

charmée de retrouver; buvez à ma santé au réfectoire, et, dans quelque lieu que vous soyez, souvenez-vous toujours qu'il n'y a aucun endroit sur la terre ou même ailleurs où vous soyez plus aimé et plus désiré qu'à Cirey.

Nous avons des berlines et des chaises de poste à Paris qui attendent vos ordres. M. du Châtelet veut que je le nomme et que je vous dise le plaisir qu'il aurait de vous voir. Je ne sais si vous savez que le grand abbé Du Resnel est venu me voir de son abbaye, parce qu'elle n'était qu'à quarante lieues d'ici; je l'ai trouvé d'une société fort douce et fort aimable; il vous dira combien nous vous avons désiré.

Madame de Graffigny.

Françoise d'Issembourg d'Happencourt (16951758), petite nièce de Callot, fut mariée fort jeune à Hugues de Graffigny, qui était chambellan du duc de Lorraine. Mmo de Graffigny a écrit, outre les Lettres péruviennes qui eurent un succès prodigieux, un drame en cinq actes, Cénie, qui fut joué à la Comédie-Française, et une comédie, la Fille d'Aristide. Elle passa quelque temps à Cirey et elle écrivit de là

vingt-neuf lettres qui donnent des détails intéressants sur la vie privée de Voltaire et sur celle de Mme du Châtelet.

A MONSIEUR DEVAUX

Cirey, ce mardi (16 décembre 1738), à huit heures du soir.

Je sors des marionnettes qui m'ont beaucoup divertie, elles sont très bonnes; on a joué la pièce où la femme de Polichinelle croit faire mourir son mari en chantant fagnana ! fagnana!.... C'était un plaisir ravissant d'entendre Voltaire dire sérieusement que la pièce est très bonne il est vrai qu'elle l'est autant qu'elle peut l'être pour de tels gens. Cela est fou de rire de pareilles fadaises, n'est-ce pas ? Eh bien! j'ai ri.

Le théâtre est fort joli, mais la salle est petite. Un théâtre et une salle de marionnettes, oh! c'est drôle ! mais qu'y a-t-il d'étonnant? Voltaire est aussi aimable enfant que sage philosophe. Le fond de la salle n'est qu'une loge peinte, garnie comme un sopha, et le bord sur lequel on s'appuie est garni aussi. Les décorations sont en colonnades avec des pots d'orangers entre les colonnes.

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