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M. de Lavardin avait fort demandé le commandement; il a été à la tête d'un vieux régiment, et prétendait que cet honneur lui était dù; mais il n'a pas eu contentement. On dit que nos mutins demandent pardon; je crois qu'on leur pardonnera, moyennant quelques pendus. On a ôté M. de Chamillard, qui était odieux à la province, et l'on a donné pour intendant de ces troupes M. de Marillac, qui est fort honnête homme. Ce ne sont plus ces désordres qui m'empêchent de partir, c'est autre chose que je ne veux pas quitter; je n'ai pu même aller à Livry, quelque envie que j'en aie, il faut prendre le temps comme il vient; on est assez aise d'être au milieu des nouvelles, dans ces terribles conjonctures.

Écoutez, je vous prie, encore un mot de M. de Turenne. Il avait fait connaissance avec un berger qui savait très bien les chemins et le pays; il allait seul avec lui, et faisait poster ses troupes selon le récit que cet homme lui faisait il aimait ce berger, et le trouvait d'un sens admirable: il disait que le colonel Bec était venu comme cela, et qu'il croyait que ce berger ferait sa fortune comme lui. Quand il eut fait passer ses troupes à loisir, il se trouva content, et dit à M. de Roye : << Tout de bon, il me semble que cela n'est pas trop mal; et

je crois que M. de Montécuculli trouverait assez bien ce que l'on vient de faire. » Il est vrai que c'était un un chef-d'œuvre d'habileté. Mme de Villars a vu une autre relation depuis le jour du combat, où l'on dit que, dans le passage du Rhin, le chevalier de Grignan fit encore des merveilles de valeur et de prudence: Dieu le conserve, car le courage de M. de Turenne semble être passé à nos ennemis ils ne trouvent plus rien d'impossible.

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Depuis la défaite du maréchal de Créqui, M. de La Feuillade a pris la poste, s'en est venu droit à Versailles, où il surprit le roi, et lui dit : « Sire, les uns font venir leurs femmes (c'est Rochefort), les autres viennent les voir pour moi, je viens voir une heure Votre Majesté, et la remercier mille et mille fois; je ne verrai que Votre Majesté, car ce n'est qu'à elle que je dois tout. » Il causa assez longtemps, et puis prit congé, et dit « Sire, je m'en vais, je vous supplie de faire mes compliments à la reine, à M. le dauphin, à ma femme et à mes enfants », et s'en alla remonter à cheval; et en effet il n'a vu âme vivante. Cette petite équipée a fort plu au roi, qui a raconté en riant comme il était chargé des compliments de M. de La Feuillade. Il n'y a qu'à être heureux, tout réussit.

A MADAME DE GRIGNAN

Paris, 28 août 1675.

Si l'on pouvait écrire tous les jours, je m'en accommoderais fort bien; je trouve même quelquefois le moyen de le faire, quoique mes lettres ne partent pas; mais le plaisir d'écrire est uniquement pour vous, car à tout le reste du monde on voudrait avoir écrit, et c'est parce qu'on le doit. Vraiment, ma fille, je m'en vais bien encore vous parler de M. de Turenne. Mine d'Elbeuf, qui demeure pour quelques jours chez le cardinal de Bouillon, me pria hier de diner avec eux deux, pour parler de leur affliction; Mme de La Fayette y vint: nous fimes bien précisément ce que nous avions résolu; les yeux ne nous séchèrent pas. Mme d'Elbeuf avait un portrait divinement bien fait de ce héros, dont tout le train était arrivé à onze heures. Tous ces pauvres gens étaient en larmes, et déjà tout habillés de deuil. Il vint trois gentilshommes, qui pensèrent mourir en voyant ce portrait c'étaient des cris qui faisaient fendre le cœur; ils ne pouvaient prononcer une parole; ses valets de chambre, ses laquais, ses pages, ses trompettes, tout était fondu en larmes et faisait fondre les autres. Le premier

qui fut en état de parler répondit à nos tristes questions : nous fimes raconter sa mort. Il

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voulait se confesser, en se cachotant; il avait donné ses ordres pour le soir, et devait communier le lendemain dimanche, qui était le jour qu'il croyait donner la bataille.

Il monta à cheval le samedi à deux heures, après avoir mangé, et, comme il avait bien des gens avec lui, il les laissa tous à trente pas de la hauteur où il voulait aller, et dit au petit d'Elbeuf « Mon neveu, demeurez là : Vous ne faites que tourner autour de moi, vous me feriez reconnaître. >>> M. d'Hamilton, qui se trouva près de l'endroit où il allait, lui dit : << Monsieur, venez par ici; on tire du côté où Vous allez. Monsieur, lui dit-il, vous avez raison; je ne veux point du tout être tué aujourd'hui, cela sera le mieux du monde. » 11 eut à peine tourné son cheval qu'il aperçut Saint-Hilaire, le chapeau à la main, qui lui dit : << Monsieur, jetez les yeux sur cette batterie que je viens de faire placer là.» M. de Turenne revint; et dans l'instant, sans être arrêté, il eut le bras et le corps fracassé du même coup qui emporta le bras et la main qui tenaient le chapeau de Saint-Hilaire. Ce gentilhomme, qui le regardait toujours, ne le voit point tomber; le cheval l'emporte où il avait laissé le petit d'Elbeuf; il n'était point encore tombé; mais il était penché le nez sur l'arçon: dans ce moment, le cheval s'arrête; le héros tombe entre les bras de ses gens; il ouvre deux fois deux grands yeux et la bouche, et demeure tranquille pour jamais songez qu'il

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