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les courriers qui n'apportent plus que la mort de quelqu'un de nos amis ou de nos connaissances, et qui peuvent apporter pis; la crainte que l'on a des mauvaises nouvelles, et la curiosité qu'on a de les apprendre; la désolation de ceux qui sont outrés de douleur, et avec qui je passe une partie de ma vie; l'inconcevable état de ma tante, et l'envie que j'ai de vous voir, tout cela me déchire, me tue, et me fait mener une vie si contraire à mon humeur et à mon tempérament, qu'en vérité il faut que j'aie une bonne santé pour y résister. Vous n'avez jamais vu Paris comme il est; tout le monde pleure, ou craint de pleurer : l'esprit tourne à la pauvre Mme de Nogent; Mme de Longueville fait fendre le cœur, à ce qu'on dit je ne l'ai point vue, mais voici ce que je sais.

Mo de Vertus était retournée depuis deux jours à Port-Royal, où elle est presque toujours: on est allé la quérir avec M. Arnauld, pour dire cette nouvelle. Me de Vertus n'avait qu'à se montrer; ce retour si précipité marquait bien quelque chose de funeste. En effet, dès qu'elle parut : « Ah! mademoiselle, comment se porte M. mon frère? (le grand Conde). Sa pensée n'osa aller plus loin. Madame, il se porte bien de sa blessure. - Il y a eu un combat! Et mon fils? » On ne lui répondit rien. « Ah!

mademoiselle, mon fils, mon cher enfant, répon

dez-moi, est-il mort?

Madame, je n'ai point

de paroles pour vous répondre. Ah! mon cher fils! est-il mort sur-le-champ? n'a-t-il pas eu un seul moment? Ah, mon Dieu! quel sacrifice!» Et là-dessus elle tombe sur son lit; et tout ce que la plus vive douleur peut faire, et par des convulsions, et par des évanouissements, et par un silence mortel, et par des cris étouffés, et par des larmes amères, et par des élans vers le ciel, et par des plaintes tendres et pitoyables, elle a tout éprouvé. Elle voit certaines gens, elle prend des bouillons, parce que Dieu le veut; elle n'a aucun repos; sa santé, déjà très mauvaise, est visiblement altérée : pour moi, je lui souhaite la mort, ne comprenant pas qu'elle puisse vivre après une telle perte.

Les nouvelles que je vous mande sont d'original; c'est de Gourville, qui était avec Mme de Longueville quand elle a reçu ses lettres tous les courriers viennent droit à lui. M. de Longueville avait fait son testament avant de partir; il laisse une grande partie de son bien à un fils qu'il a, et qui à mon avis, paraîtra sous le nom de chevalier d'Orléans, sans rien coûter à ses parents, quoiqu'ils ne soient point gueux. Savez-vous où l'on mit le corps

de M. de Longueville? Dans le même bateau où il avait passé tout vivant, il y avait deux heures. M. le Prince, qui était blessé, le fit mettre auprès de lui, couvert d'un manteau, en repassant le Rhin avec plusieurs autres blessés pour se faire panser dans une ville en deçà de ce fleuve; de sorte que ce retour fut la plus triste chose du monde. On dit que le chevalier de Montchevreuil, qui était attaché à M. de Longueville, ne veut point qu'on le panse d'une blessure qu'il a reçue auprès de lui.

Mon fils m'a écrit: il est sensiblement touché de la perte de M. de Longueville. Il n'était point à cette première expédition; mais il sera d'une autre peut-on trouver quelque sûreté dans un tel métier? Je vous conseille d'écrire à M. de La Rochefoucauld sur la mort de son chevalier et sur la blessure de M. de Marsillac. J'ai vu son cœur à découvert dans cette cruelle aventure; il est au premier rang de tout ce que j'ai jamais vu de courage, de mérite, de tendresse et de raison je compte pour rien son esprit et son agrément. Je ne m'amuserai point aujourd'hui à vous dire combien je vous aime.

A MADAME DE GRIGNAN

A Paris, lundi 5 février 1674.

Il y a aujourd'hui bien des années, ma fille, qu'il vint au monde une créature destinée à vous aimer préférablement à toutes choses; je prie votre imagination de n'aller ni à droite ni à gauche ;

Cet homme-là, Sire, c'était moi-même.

II y eut hier trois ans que j'eus une des plus sensibles douleurs de ma vie. Vous partîtes pour la Provence, où vous êtes encore; ma lettre serait longue, si je voulais vous expliquer toutes les amertumes que je sentis, et que j'ai senties depuis en conséquence de cette première. Mais revenons: je n'ai point reçu de vos lettres aujourd'hui, je ne sais s'il m'en viendra; je ne le crois pas, il est trop tard: j'en attendais cependant avec impatience; je voulais apprendre votre départ d'Aix, afin de pouvoir supputer un peu juste votre retour; tout le monde m'en assassine, et je ne sais que répondre. Je ne pense qu'à vous et à votre voyage si je reçois de vos lettres, après avoir envoyé celle-ci, soyez en repos; je ferai assurément tout ce que vous me manderez. Je vous

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