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que je souhaite de vous embrasser: bornez votre ambition, et ne croyez jamais pouvoir m'égaler là-dessus.

Mon fils me mande qu'ils sont misérables en Allemagne, et ne savent ce qu'ils font. Il a été très affligé de la mort du chevalier de Grignan. Vous me demandez si j'aime toujours bien la vie je vous avoue que j'y trouve des chagrins cuisants; mais je suis encore plus dégoûtée de la mort je me trouve si malheureuse d'avoir à finir tout ceci par elle, que, si je pouvais retourner en arrière, je ne demanderais pas mieux. Je me trouve dans un engagement qui m'embarrasse je suis embarquée dans la vie sans mon consentement; il faut que j'en sorte, cela m'assomme: et comment en sortirai-je ? Par où ? par quelle porte ? quand sera-ce? en quelle disposition? souffrirai-je mille et mille douleurs qui me feront mourir désespérée ? aurai-je un transport au cerveau? mourrai-je d'un accident? comment serai-je avec Dieu ? qu'aurai-je à lui présenter? la crainte, la nécessité feront-elles mon retour vers lui? n'aurai-je aucun autre sentiment que celui de la peur? que puis-je espérer ? suis-je digne du paradis? suis-je digne de l'enfer? Quelle alternative! quel embarras! rien n'est si fou que de mettre son salut dans l'incerti

tude; mais rien n'est si naturel, et la sotte vie que je mène est la chose du monde la plus aisée à comprendre je m'abîme dans ces pensées, et je trouve la mort si terrible, que je hais plus la vie, parce qu'elle m'y mène par les épines dont elle est semée. Vous me direz que je veux donc vivre éternellement point du tout; mais, si on m'avait demandé mon avis, j'aurais bien aimé à mourir entre les bras de ma nourrice; cela m'aurait ôté bien des ennuis, et m'aurait donné le ciel bien sûrement et bien aisément mais parlons d'autre chose.

Je suis au désespoir que vous ayez eu Bajazet par d'autres que par moi; c'est ce chien de Barbin qui me hait, parce que je ne fais pas des princesses de Clèves et de Montpensier. Vous avez jugé très juste et très bien de Bajazet, et vous aurez vu que je suis de votre avis. Je voulais vous envoyer la Champmêlé pour vous réchauffer la pièce. Le personnage de Bajazet est glacé; les mœurs des Turcs y sont mal observées, ils ne font point tant de façons pour se marier; le dénoùment n'est point bien préparé: on n'entre point dans les raisons de cette grande tuerie: il y a pourtant des choses très agréables, mais rien de parfaitement beau, rien qui enlève, point

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de ces tirades de Corneille qui font frissonner. Ma fille, gardons-nous bien de lui comparer Racine; sentons-en toujours la différence; les pièces de ce dernier ont des endroits froids et faibles, et jamais il n'ira plus loin qu'Alexandre et qu'Andromaque; Bajazet est au-dessous, au sentiment de bien des gens, et au mien, si j'ose me citer. Racine fait des comédies pour la Champmêlé : ce n'est pas pour les siècles à venir si jamais il n'est plus jeune, et qu'il cesse d'être amoureux, on verra si je me trompe. Vive donc notre vieil ami Corneille ! Pardonnez-lui de méchants vers en faveur des divines saillies dont nous sommes transportés : ce sont des traits de maître qui sont inimitables. Despréaux en dit encore plus que moi; et, en un mot, c'est le bon goût, tenezvous-y.

A MADAME DE GRIGNAN

Paris, 27 avril 1672.

Le roi part demain. Il y aura cent mille hommes hors de Paris; on a fait ce calcul dans les quartiers à peu près. Il y a quatre jours que je ne dis que des adieux. Je fus hier à l'Arsenal; je voulais dire adieu au grand maître, qui

m'était venu chercher; je ne le trouvai pas, mais je trouvai la Troche, qui pleurait son fils, et la comtesse, qui pleurait son mari; elle avait un chapeau gris, qu'elle enfonçait, dans l'excès de ses déplaisirs; c'était une chose plaisante; je crois que jamais à une pareille fête

chapeau ne s'est trouvé

j'aurais voulu ce jour-là

mettre une coiffe ou une cornette. Enfin ils sont partis tous deux ce matin, la femme pour Le Lude, et le mari pour la guerre mais quelle guerre la plus cruelle, la plus périlleuse dont on ait jamais ouï parler, depuis le passage de Charles VIII, en Italie. On l'a dit au roi. L'Yssel est défendu et bordé de deux cents pièces de canon, de soixante mille hommes de pied, de trois grosses villes, d'une large rivière qui est encore au devant. Le comte de Guiche, qui sait le pays, nous montra l'autre jour cette carte chez Mme de Verneuil; c'est une chose étonnante. M. le Prince est fort occupé de cette grande affaire. Il lui vint l'autre jour une manière de fou assez plaisant, qui lui dit qu'il savait fort bien faire de la monnaie. « Mon ami, lui dit-il, je te remercie; mais, si tu sais une invention pour nous faire passer l'Yssel sans être assommés, tu me feras grand plaisir, car je n'en sais point. » Il aura pour lieutenants généraux MM. les maréchaux d'Humières et de

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