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FONTENELLE

SA VIE ET SES OEUVRES.

sel

On peut regarder Fontenelle comme l'esprit le plus univerque le siècle de Louis XIV ait produit. Il a ressemblé à ces terres heureusement situées qui portent toutes les espèces de fruits. Il n'avait pas vingt ans lorsqu'il fit une grande partie de la tragédie-opéra de Bellerophon, et depuis il donna l'opéra de Thétis et Pélée, dans lequel il-imita beaucoup Quinault, et qui eut un grand succès. Celui d'Enée et Lavinie en eut moins. Il essaya ses forces au théâtre tragique, il aida mademoiselle Ber nard dans quelques pièces. Il en composa deux, dont une fut jouée en 1680, et jamais imprimée. Elle lui attira trop longtemps de très-injustes reproches; car il avait eu le mérite de reconnaitre que, bien que son esprit s'étendit à tout, il n'avait pas le talent de Pierre Corneille, son oncle, pour la tragédie.

En 1686, il fit l'allégorie de Méro et d'Énégu : c'est Rome et Genève. Cette plaisanterie si connue, jointe à l'Histoire des Oracles, excita depuis contre lui une persécution. Il en essuya une moins dangereuse, et qui n'était que littéraire, pour avoir soutenu qu'à plusieurs égards les modernes valaient bien les

anciens. Racine et Boileau, qui avaient pourtant intérêt que Fontenelle eût raison, affectèrent de le mépriser, et lui fermėrent longtemps les portes de l'Académie. Il firent contre lui des épigrammes il en fit contre eux, et ils furent toujours ses ennemis. Il fit beaucoup d'ouvrages légers, dans lesquels on remarquait déjà cette finesse et cette profondeur qui décèlent un homme supérieur à ses ouvrages mêmes. On remarqua dans ses vers et dans ses Dialogues des morts l'esprit de Voiture, mais plus étendu et plus philosophique. Sa Pluralité des mondes fut un ouvrage unique en son genre. Il sut faire, des Oracles de Van Dale, un livre agréable. Les matières délicates auxquelles on touche dans ce livre lui attirèrent des ennemis violents, auxquels il eut le bonheur d'échapper. Il vit combien il est dangereux d'avoir raison dans des choses où des hommes accrédités ont tort. Il se tourna vers la géométrie et vers la physique avec autant de facilité qu'il avait cultivé les arts d'agrément. Nommé secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, il exerça cet emploi pendant plus de quarante ans avec un applaudissement universel. Son Histoire de l'Académie jette très-souvent une clarté lumineuse sur les mémoires les plus obscurs. Il fut le premier qui porta cette élégance dans les sciences. Si quelquefois il y répandit trop d'ornement, c'était de ces moissons abondantes dans lesquelles les fleurs croissent naturellement avec les épis.

Cette Histoire de l'Académie des sciences serait aussi utile qu'elle est bien faite, s'il n'avait eu à rendre compte que de vérités découvertes; mais il fallait souvent qu'il expliquât des opinions combattues les unes par les autres, et dont la plupart sont détruites.

Les éloges qu'il prononça des académiciens morts ont le mérite singulier de rendre les sciences respectables, et ont rendu tel leur auteur. En vain l'abbé Desfontaines et d'autres gens de cette espèce ont voulu obscurcir sa réputation; c'est le propre des grands hommes d'avoir de méprisables ennemis. S'il fit imprimer depuis des comédies froides, peu théâtrales, et une apologie des tourbillons de Descartes, on a pardonné ces comédies

en faveur de sa vieillesse, et son cartésianisme en faveur des anciennes opinions qui, dans sa jeunesse, avaient été celles de l'Europe.

Enfin, on l'a regardé comme le premier des hommes dans l'art nouveau de répandre de la lumière et des grâces sur les sciences abstraites, et il a eu du mérite dans tous les autres genres qu'il a traités. Tant de talents ont été soutenus par la connaissance des langues et de l'histoire; et il a été, sans contredit, au-dessus de tous les savants qui n'ont pas eu le don de l'invention.

Son Histoire des Oracles, qui n'est qu'un abrégé très-sage et très-modéré de la grande histoire de Van Dale, lui fit une querelle assez violente avec quelques jésuites compilateurs de la Vie des Saints, qui avaient précisément l'esprit des compilateurs. Ils écrivirent à leur manière contre le sentiment raisonnable de Van Dale et de Fontenelle. Le philosophe de Paris ne répondit point *; mais son ami, le savant Basnage, philosophe de Hollande, répondit, et le livre des compilateurs ne fut pas lu. Plusieurs années après, le jésuite Le Tellier, confesseur de Louis XIV, ce malheureux auteur de toutes les querelles qui ont produit tant de mal et tant de ridicule en France, déféra Fontenelle à Louis XIV, comme un athée, et rappela l'allégorie de Méro et d'Énégu. Marc-René de Paulmi, marquis d'Argenson, alors lieutenant de police, et depuis garde des sceaux, écarta la persécution qui allait éclater contre Fontenelle, et ce philosophe le fait assez entendre dans l'éloge du garde des sceaux d'Argenson, prononcé dans l'Académie des sciences. Cette anecdote est plus curieuse que tout ce qu'a dit l'abbé Trublet de Fontenelle. Mort le 9 janvier 1757, âgé de cent ans moins un mois et deux jours.

VOLTAIRE.

Basnage pressa longtemps Fontenelle de répondre à Baltus: « Mon parti est pris, répondit Fontenelle, je ne répondrai point au livre du jésuite; je con<< sens que le diable ait été prophète, puisque Baltus le veut, et qu'il trouve « cela plus orthodoxe. »

Je n'entreprendrai pas de peindre M. de Fontenelle; je connais ma partie et l'étendue de mes lumières; je vous dirai seulement comme il s'est montré à moi. Vous connaissez sa figure, il l'a aimable. Personne ne donne une si haute idée de son caractère; esprit profond et lumineux, il voit où les autres ne voient plus; esprit original, il s'est fait une route nouvelle, ayant secoué le joug de l'autorité; enfin un de ces hommes destinés à donner le ton à leur siècle. A tant de qualités solides, il joint les agréables; esprit maniéré, si j'ose hasarder ce terme, qui pense finement, qui sent avec délicatesse, qui un goût juste et sûr, une imagination vive et légère, remplie d'idées riantes; elle pare son esprit et lui donne un tour; il en a les agréments sans en avoir les illusions; il l'a sage et châtiée; il met les choses à leur juste valeur; l'opinion ni l'erreur ne prennent point sur lui; c'est un esprit sain; rien ne l'étonne ni ne l'altère, dépouillé d'ambition, plein de modération, un favori de la raison, un philosophe fait des mains de la nature; car il est né ce que les autres deviennent.

Je lui crois le cœur aussi sain que l'esprit; jamais il n'est agité de sentiments violents, de fièvre ardente; ses mœurs sont pures, ses jours sont égaux et coulent dans l'innocence. Il est plein de probité et de droiture; il est sûr et secret; on jouit avec lui du plaisir de la confiance, et la confiance est la fille de l'estime; il a les agréments du cœur sans en avoir les besoins, nul sentiment ne lui est nécessaire. Les âmes tendres et sensibles sentent ces besoins du cœur plus qu'on ne sent les autres nécessités de la vie. Pour lui il est libre et dégagé; aussi ne s'unit-on qu'à son esprit, et on échappe à son cœur. Il peut avoir pour les femmes un sentiment machinal, la beauté faisant sur lui une assez grande impression; mais il est incapable de sentiments vifs et profonds. Il a un comique dans l'esprit qui passe jusqu'à son cœur, qui fait sentir que l'amour n'est pour lui ni sérieux ni respecté. Il ne demande aux femmes que le

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