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STRATON. J'étais à Tyr. Tous les esclaves de cette ville se révoltèrent, et égorgèrent leurs maîtres; mais un esclave que j'avais eut assez d'humanité pour épargner ma vie, et pour me dérober à la fureur de tous les autres. Ils convinrent de choisir pour roi celui d'entre eux qui, à un certain jour, apercevrait le premier le lever du soleil. Ils s'assemblèrent dans une campagne. Toute cette multitude avait les yeux attachés sur la partie orientale du ciel, d'où le soleil devait sortir mon esclave seul, que j'avais instruit de ce qu'il avait à faire, regardait vers l'occident. Vous ne doutez pas que les autres ne le traitassent de fou. Cependant, en leur tournant le dos, il vit les premiers rayons du soleil qui paraissaient sur le haut d'une tour fort élevée, et ses compagnons en étaient encore à chercher vers l'orient le corps même du soleil. On admira la subtilité d'esprit qu'il avait eue; mais il avoua qu'il me la devait, et que je vivais encore, et aussitôt je fus élu roi comme un homme divin.

RAPHAEL. Je vois bien que le conseil que vous donnâtes à votre esclave vous fut fort utile; mais je ne vois pas ce qu'il y avait d'admirable.

STRATON. Ah! tous les philosophes qui sont ici vous répondront pour moi que j'ai appris à mon esclave ce que tous les sages doivent pratiquer, que, pour trouver la vérité, il faut tourner le dos à la multitude, et que les : opinions communes sont la règle des opinions saines, pourvu qu'on les prenne à contre-sens.

RAPHAEL. Ces philosophes-là parlent bien en philosophes. C'est leur métier de médire des opinions communes et des préjugés; cependant il n'y a rien de plus commode, ni de plus utile.

STRATON. A la manière dont vous en parlez, on devine bien que vous ne vous êtes pas mal trouvé de les suivre.

RAPHAEL. Je vous assure que, si je me déclare pour les préjugés, c'est sans intérêt; car, au contraire, ils me donnèrent dans le monde un assez grand ridicule. On travaillait à Rome dans les ruines pour en retirer des statues, et, comme j'étais bon sculpteur et bon peintre, on m'avait choisi pour juger si elles étaient antiques. Michel-Ange, qui était mon concurrent, fit secrètement une statue de Bacchus parfaitement belle. Il lui rompit un doigt après l'avoir faite, et l'enfouit dans un lieu où il savait qu'on devait creuser. Dès qu'on l'eut trouvée, je déclarai qu'elle était antique. Michel-Ange soutint que c'était une figure moderne. Je me fondais principalement sur la beauté de la statue, qui, dans les principes de l'art, méritait de venir d'une main grecque; et, à force d'être contredit, je poussai le Bacchus jusqu'au temps de Polyclète ou de Phidias. A la fin, Michel-Ange montra le doigt rompu, ce qui était un raisonnement sans réplique. On se moqua de ma préoccupation; mais, sans cette préoccupation, qu'eussé-je fait ? J'étais juge, et cette qualité-là veut qu'on décide.

STRATON. Vous'eussiez décidé selon la raison.

RAPHAEL. Et la raison décide-t-elle ? Je n'eusse jamais su, en la consultant, si la statue était antique ou non; j'eusse seulement su qu'elle était très-belle: mais le préjugé vient au secours, qui me dit qu'une belle statue doit être antique. Voilà une décision, et je juge.

STRATON. Il se pourrait bien faire que la raison ne fournirait pas des principes incontestables sur des matières aussi peu importantes que celle-là; mais, sur tout ce qui regarde la conduite des hommes, elle a des décisions très-sûres. Le malheur est qu'on ne la consulte pas.

RAPHAEL. Consultons-la sur quelque point pour voir ce qu'elle établira. Demandons-lui s'il faut qu'on pleure

ou qu'on rie à la mort de ses amis et de ses parents. D'un côté, vous dira-t-elle, ils sont perdus pour vous: pleurez. D'un autre côté, ils sont délivrés des misères de la vie riez. Voilà des réponses de la raison; mais la coutume du pays nous détermine. Nous pleurons si elle nous l'ordonne, et nous pleurons si bien, que nous ne concevons pas qu'on puisse rire sur ce sujet-là; ou nous en rions, et nous en rions si bien, que nous ne concevons pas qu'on puisse pleurer.

STRATON. La raison n'est pas toujours si irrésolue. Elle laisse à faire au préjugé ce qui ne mérite pas qu'elle fasse elle-même; mais sur combien de choses très-considérables a-t-elle des idées nettes d'où elle tire des conséquences qui ne le sont pas moins?

RAPHAEL. Je suis fort trompé si elles ne sont en petit nombre, ces idées nettes.

STRATON. Il n'importe: on ne doit ajouter qu'à elles une foi entière..

RAPHAEL. Cela ne se peut, parce que la raison nous propose un trop petit nombre de maximes certaines, et que notre esprit est fait pour en croire davantage. Ainsi, le surplus de son inclination à croire va au profit des préjugés, et les fausses opinions achèvent de le remplir.

STRATON. Et quel besoin de se jeter dans l'erreur? Ne peut-on pas, dans les choses douteuses, suspendre son jugement? La raison s'arrête, quand elle ne sait quel chemin prendre.

RAPHAEL. Vous dites vrai: elle n'a point alors d'autre secret, pour ne point s'écarter, que de ne pas faire un seul pas; mais cette situation est un état violent pour l'esprit humain; il est en mouvement, il faut qu'il aille. Tout le monde ne sait pas douter on a besoin de lumières pour y parvenir, et de force pour s'en tenir là.

:

D'ailleurs, le doute est sans action, et il faut de l'action parmi les hommes.

STRATON. Aussi doit-on conserver les préjugés de la coutume pour agir comme un autre homme; mais on doit se défaire des préjugés de l'esprit pour penser en homme sage.

RAPHAEL. Il vaut mieux les conserver tous. Vous ignorez apparemment les deux réponses de ce vieillard samnite à qui ceux de sa nation envoyèrent demander ce qu'ils avaient à faire quand ils eurent enfermé, dans le pas des Fourches-Caudines, toute l'armée des Romains, leurs ennemis mortels, et qu'ils furent en pouvoir d'ordonner souverainement de leur destinée. Le vieillard répondit que l'on passât au fil de l'épée tous les Romains. Son avis parut trop dur et trop cruel, et les Samnites renvoyèrent vers lui pour lui en représenter les inconvénients. Il répondit que l'on donnât la vie à tous les Romains, sans condition. On ne suivit ni l'un ni l'autre conseil, et on s'en trouva mal. Il en va de même des préjugés il faut les conserver tous, ou les exterminer tous absolument. Autrement, ceux dont vous vous êtes défait vous font entrer en défiance de toutes les opinions qui vous restent. Le malheur d'être trompé sur bien des choses n'est pas récompensé par le plaisir de l'être sans le savoir, et vous n'avez ni les lumières de la vérité, ni l'agrément de l'erreur.

STRATON. S'il n'y a pas moyen d'éviter l'alternative que vous proposez, on ne doit pas balancer à prendre son parti. Il faut se défaire de tous ses préjugés.

RAPHAEL. Mais la raison chassera de notre esprit toutes ses anciennes opinions, et n'en mettra pas d'autres en la place. Elle y causera une espèce de vide. Et qui peut le soutenir? Non, non, avec aussi peu de raison

qu'en ont tous les hommes, il leur faut autant de préjugés qu'ils ont accoutumé d'en avoir. Les préjugés sont le supplément de la raison. Tout ce qui manque d'un côté, on le trouve de l'autre.

DIALOGUE XIII.

PARACELSE, MOLIÈRE.

MOLIÈRE. N'y eût-il que votre nom, je serais charmé de vous, Paracelse! On croirait que vous seriez quelque Grec ou quelque Latin, et on ne s'aviserait jamais de penser que Paracelse était un philosophe suisse.

PARACELSE. J'ai rendu ce nom aussi illustre qu'il est beau. Mes ouvrages sont d'un grand secours à tous ceux qui veulent entrer dans les secrets de la nature, et surtout à ceux qui s'élèvent jusqu'à la connaissance des génies et des habitants élémentaires.

MOLIÈRE. Je conçois aisément que ce sont là les vraies sciences. Connaître les hommes que l'on voit tous les jours, ce n'est rien; mais connaître les génies que l'on ne voit point, c'est tout autre chose.

PARACELSE. Sans doute. J'ai enseigné fort exactement quelle est leur nature, quels sont leurs emplois, leurs inclinations, leurs différents ordres, quel pouvoir ils ont dans l'univers.

MOLIÈRE. Que vous étiez heureux d'avoir toutes ces lumières car, à plus forte raison, vous saviez parfaite-ment tout ce qui regarde l'homme; et cependant beaucoup de personnes n'ont pu seulement aller jusque-là. PARACELSE. Oh! il n'y a si petit philosophe qui n'y soit parvenu.

MOLIÈRE. Je le crois. Vous n'aviez donc plus rien qui

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