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comme le Virelai, la Ballade, le Chant-Royal, ne peuvent avoir aucun commerce avec la Raison. Il y a dans le pays de la Poésie une forêt très-obscure où les rayons du soleil n'entrent jamais : c'est la forêt du Galimatias, où se perd la rivière de la Raison. >>

M. de Fontenelle n'avait-il point un peu passé par cette forêt-lå?

L'Histoire des Oracles n'est que le sommaire agréable du livre immense de Van Dale. Fontenelle recueillit sans se plaindre toute la gloire du savant étranger. L'Histoire de l'Académie des Sciences est un journal brillant, varié, lumineux; mais pourtant, là comme ailleurs, Fontenelle n'est critique et savant qu'à demi. Cette histoire est un journal, en un mot rien de plus. Est-ce bien la peine d'indiquer les écrits ensevelis au berceau, comme l'Histoire du Théâtre-Français, où il dit : « Les caractères de Racine ont quelque chose de bas à force d'être naturels; » les discours sur la Poésie, où la poésie n'est pour rien; sur le Bonheur (que pouvait-il dire sur ce chapitre, cet homme sans rire et sans larmes?), sur la Raison humaine, où il déraisonne froidement? est-ce bien la peine de remettre en lumière ces pastorales endimanchées, ces églogues qui s'épanouissent loin du soleil, loin des montagnes, loin de la nature, sur un tapis des Gobelins, devant un paravent, sous l'éclat des candélabres; ces chansons qu'on s'est bien gardé de chanter, ces tragédies en prose et en vers qu'on s'est bien gardé de jouer, ces lettres sans abandon qu'on s'est bien gardé de lire?

Fontenelle a passé pour un poëte plein d'esprit, de grâce et de philosophie. A cela, on peut répondre par ses vers :

Arcas et Palémon, tous deux d'un âge égal, — l'un pour l'autre tous deux concurrents redoutables, - se répondant tous deux par des chansons semblables, formaient un combat pastoral: ce n'était point là méprisable gloire ou du chant, ou des vers, qui piquait Jeur esprit.

Voilà de quelle façon M. de Fontenelle mettait en scène ses

bergers. Pas un mot du pays, ni du ciel ni du troupeau. Sontils dans la prairie ou sur le sentier, à l'ombre des hêtres ou au bord de la fontaine ? Qu'importe? M. de Fontenelle ne descend pas à ces petits tableaux prosaïques; il ne prend pas la peine de nous peindre ses bergers; mais, en revanche, l'ingénieux poëte n'oublie pas de nous avertir, dans un style admirable, qu'ils sont tous deux d'un âge égal. Il va plus loin : connaissant l'oubli de tout lecteur pour le nombre, il répète trois fois avec un art infini qu'ils sont deux, ni plus ni moins. Que ditesvous de ces concurrents redoutables qui forment un combat pastoral à grands coups de chansons semblables, et de cette méprisable gloire qui ne piquait pas leur esprit? A la bonne heure! voilà enfin un poëte qui ne parle point comme les autres. Ne vous étonnez pas qu'après de pareils chefs-d'œuvre M. de Fontenelle ait écrit un discours sur l'églogue, en cher d'école, où il dit, entre autres choses heureuses, que Théocrite est grossier et ridicule; que Virgile, « trop rustique, » n'est qu'un copiste de Théocrite. Mais j'oubliais de vous apprendre comment parlent les bergers de Fontenelle :

TIRCIS. Où vas-tu, Lycidas?

LYCIDAS. Je traverse la plaine, et vais même monter la colline prochaine.
TIRCIS. La course est assez longue.

LYCIDAS. Ah! s'il était besoin, pour le sujet qui me mène, j'irais encore plus loin.

TIRCIS. Il est aisé de t'entendre; toujours de l'amour?

LYCIDAS. Toujours. Que faire sans les amours!

TIRCIS. Tu connais Lygdamis?

LYCIDAS. Qui ne le connaît pas ? C'est lui qui de Climène adore les appas. TIRCIS. Lui-même.

LYCIDAS. Quel berger! Il est du caractère dont un amant m'eût plu si j'eusse été bergère.

Vous croyez que je cite de la prose. C'est possible; pourtant, s'il faut s'en rapporter à M. de Fontenelle, c'est une églogue en

vers.

Tout berger amoureux parle, moins mal que ceux de Fontenelle, parce qu'il est amoureux et qu'il n'est point savant.

Comme critique, Fontenelle ne brille pas au premier rang. Je ne lui veux faire la guerre qu'avec ses paroles. Écoutez-le donc « Les Latins l'emportent sur les Grecs, Virgile sur IIoméré, Horace sur Pindare. Il ne faut qu'avoir patience : il est aisé de prévoir qu'après une longue suite de siècles on ne fera aucun scrupule de nous préférer hautement aux Grecs et aux Latins. Je ne crois pas que Théagène et Chariclée, Clitophon et Leucippe, soient jamais comparés à Cyrus et à l'Astrée. Il y a même des espèces nouvelles comme les lettres galantes, les contes, les opéras, dont chacune nous a fourni un auteur excellent auquel l'antiquité n'a rien à opposer, et qu'apparemment la postérité ne surpassera pas. N'y eût-il que les chansons, espèce qui pourra bien périr, et à laquelle on ne fait pas grande attention, nous en avons une prodigieuse quantité, toutes pleines de feu et d'esprit, et je maintiens que, si Anacréon les avait lues, il les aurait plus chantées que la plupart des siennes. Nous voyons aujourd'hui, par un grand nombre d'ouvrages de poésie, que la versification peut avoir autant de noblesse, mais en même temps plus de justesse et d'exactitude qu'elle n'en eut jamais. >>

Par ces quelques lignes, vous pouvez juger du style et de la profondeur de Fontenelle : c'est là son style grave et sa raison sévère. C'est à faire regretter son style de ruelle et son savant badinage, ces périodes d'un contour si prétentieux, qui finissent presque toujours par un trait de hel esprit; ces pointes si péniblement aiguisées, qui ont fait dire à Rollin : « La fin de chaque alinéa, dans Fontenelle, est un poste dont les pointes semblent avoir ordre de s'emparer. »

Il mourut dans l'hiver de 1757, en assez bon chrétien, sans peur, sans regrets, sans bruit et sans secousses. En voyant passer son corbillard, Piron s'écria : « Voilà la première fois. que M. de Fontenelle sort de chez lui pour ne pas aller dîner en ville. » N'était-ce pas là une digne oraison funèbre?

Pour être juste et pour tempérer cette critique un peu rusti

que, je veux enregistrer ici cette autre oraison funèbre. Le lendemain de la mort de Fontenelle, dans un souper de belle compagnie, une grande dame ayant dit quelque chose de trèsfin qui ne fut pas entendu, s'écria « Ah! Fontenelle, où donc es-tu? >>

ARSENE HOUSSAYE.

On a reproduit fidèlement ici les éloges et les critiques des contemporains de Fontenelle et de nos contemporains. Avec ces jugements divers, après avoir relu ce charmant et profond esprit, le lecteur pourra se faire le vrai juge, car Fontenelle n'est pas encore jugé.

L'ÉDITEUR.

ENTRETIENS

SUR LA

PLURALITÉ DES MONDES.

PREFACE.

Je suis à peu près dans le même cas où se trouva Cicéron, lorsqu'il entreprit de mettre en sa langue des matières de philosophie qui jusque-là n'avaient été traitées qu'en grec. Il nous apprend qu'on disait que ses ouvrages seraient fort inutiles, parce que ceux qui aiment la philosophie, s'étant bien donné la peine de la chercher dans les livres grecs, négligeraient après cela de la voir dans des livres latins, qui ne seraient pas originaux; et que ceux qui n'avaient pas de goût pour la philosophie ne se souciaient de la voir, ni en latin, ni en grec.

A cela il répond qu'il arriverait tout le contraire; que ceux qui n'étaient pas philosophes seraient tentés de le devenir, par la facilité de lire des livres latins; et que ceux qui l'étaient déjà par la lecture des livres grecs seraient bien aises de voir comment ces choses-là avaient été maniées en latin.

Cicéron avait raison de parler ainsi. L'excellence de son génie, et la grande réputation qu'il avait déjà acquise, lui garantissaient le succès de cette nouvelle sorte d'ouvrages qu'il donnait au public; mais moi, je suis bien éloigné d'avoir les mêmes

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