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tion pour mettre ce beau mystère dans ses ouvrages! STRATONICE. Mais quoi! vous a-t-il tournée en ridicule? vous a-t-il fait dire des choses impertinentes?

DIDON. Rien moins. Il m'a récité ici son poëme, et tout le morceau où il me fait paraître est assurément divin, à la médisance près. J'y suis belle, j'y dis de très-belles choses sur ma passion prétendue; et si Virgile était obligé à me reconnaître dans l'Enéide pour femme de bien, l'Énéide y perdrait beaucoup.

STRATONICE. De quoi vous plaignez-vous donc? On vous donne une galanterie que vous n'avez pas eue: voilà un grand malheur ! Mais, en récompense, on vous donne de la beauté et de l'esprit, que vous n'aviez peut-être pas. DIDON. Quelle consolation!

STRATONICE. Je ne sais comment vous êtes faite; mais la plupart des femmes aiment mieux, ce me semble, qu'on médise un peu de leur vertu que de leur esprit ou de leur beauté. Pour moi, j'étais de cette humeur-là. Un peintre qui était à la cour du roi de Syrie, mon mari, fut mal content de moi, et, pour se venger, il me peignit entre les bras d'un soldat. Il exposa son tableau, et prit aussitôt la fuite. Mes sujets, zélés pour ma gloire, voulaient brûler ce tableau publiquement; mais comme j'y étais peinte admirablement bien et avec beaucoup de beauté, quoique les attitudes qu'on m'y donnait ne fussent pas avantageuses à ma vertu, je défendis qu'on le brûlât, et fis revenir le peintre, à qui je pardonnai. Si vous m'en croyez, vous en userez de même à l'égard de Virgile.

DIDON. Cela serait bon si le premier mérite d'une femme était d'être belle ou d'avoir de l'esprit.

STRATONICE. Je ne décide point quel est ce premier mérite; mais, dans l'usage ordinaire, la première question

qu'on fait sur une femme que l'on ne connaît point, c'est: Est-elle belle? la seconde : A-t-elle de l'esprit ? Il arrive rarement qu'on fasse une troisième question.

DIALOGUE III.

ANAGRÉON, ARISTOTE.

ARISTOTE. Je n'eusse jamais cru qu'un faiseur de chansonnettes eût osé se comparer à un philosophe d'une aussi grande réputation que moi.

ANACREON. Vous faites sonner bien haut le nom de philosophe; mais moi, avec mes chansonnettes, je n'ai pas laissé d'être appelé le sage Anacréon; et il me semble que le titre de philosophe ne vaut pas celui de sage.

ARISTOTE. Ceux qui vous ont donné cette qualité-là ne songeaient pas trop bien à ce qu'ils disaient. Qu'aviézvous jamais fait pour la mériter?

ANACREON. Je n'avais fait que boire, que chanter, qu'être amoureux; et la merveille est qu'on m'a donné le nom de sage à ce prix, au lieu qu'on ne vous a donné que celui de philosophe, qui vous a coûté des peines infinies: car combien avez-vous passé de nuits à éplucher les questions épineuses de la dialectique? combien avez-vous composé de gros volumes sur des matières obscures que vous n'entendiez peut-être pas bien vous-même ?

ARISTOTE. J'avoue que vous avez pris un chemin plus commode pour parvenir à la sagesse, et qu'il fallait être bien habile pour trouver moyen d'acquérir plus de gloire avec votre luth et votre bouteille que les plus grands hommes n'en ont acquis par leurs veilles et par leurs travaux.

ANACREON. Vous prétendez railler; mais je vous sou

tiens qu'il est plus difficile de boire et de chanter comme j'ai chanté et comme j'ai bu que de philosopher comme vous avez philosophé. Pour chanter et pour boire comme moi, il faudrait avoir dégagé son âme des passions violentes, n'aspirer plus à ce qui ne dépend pas de nous, s'être disposé à prendre toujours le temps comme il viendrait; enfin, il y aurait auparavant bien des petites choses à régler chez soi; et, quoiqu'il n'y ait pas grande dialectique à tout cela, on a pourtant de la peine à en venir à bout. Mais on peut à moins de frais philosopher comme vous avez fait. On n'est point obligé à se guérir ni de l'ambition, ni de l'avarice; on se fait une entrée agréable à la cour du grand Alexandre; on s'attire des présents de cinq cent mille écus, que l'on n'emploie pas entièrement en expériences de physique, selon l'intention du donateur; et, en un mot, cette sorte de philosophie mène à des choses assez opposées à la philosophie.

ARISTOTE. Il faut qu'on vous ait fait ici-bas bien des médisances de moi; mais, après tout, l'homme n'est homme que par la raison, et rien n'est plus beau que d'apprendre aux autres comment ils s'en doivent servir à étudier la nature et à développer toutes ces énigmes qu'elle nous propose.

ANACREON. Voilà comme les hommes renversent l'usage de tout! La philosophie est en elle-même une chose admirable, et qui leur peut être fort utile; mais, parce qu'elle les incommoderait si elle se mêlait de leurs affaires, et si elle demeurait auprès d'eux à régler leurs passions, ils l'ont envoyée dans le ciel arranger des planètes et en mesurer les mouvements; ou bien ils la promènent sur la terre pour lui faire examiner tout ce qu'ils y voient; enfin, ils l'occupent toujours le plus loin d'eux qu'il leur est possible. Cependant, comme ils

veulent être philosophes à bon marché, ils ont l'adresse d'étendre ce nom, et ils le donnent le plus souvent à ceux qui font la recherche des causes naturelles.

ARISTOTE. Et quel nom plus convenable leur peut-on donner?

ANACREON. La philosophie n'a affaire qu'aux hommes, et nullement au reste de l'univers. L'astronome pense aux astres, le physicien pense à la nature, et le philosophe pense à soi. Mais qui eût voulu l'être à une condition si dure? Hélas! presque personne. On a donc dispensé les philosophes d'être philosophes, et on s'est contenté qu'ils fussent astronomes ou physiciens. Pour moi, je n'ai point été d'humeur à m'engager dans les spéculations; mais je suis sûr qu'il y a moins de philosophie dans beaucoup de livres qui font profession d'en parler que dans quelques-unes de ces chansonnettes que vous méprisez tant, dans celle-ci, par exemple :

Si l'or prolongeait la vie,

Je n'aurais point d'autre envie
Que d'amasser bien de l'or;
La mort me rendant visite,
Je la renverrais bien vite
En lui donnant mon trésor.
Mais si la parque sévère
Ne le permet pas ainsi,

L'or ne m'est plus nécessaire:

L'amour et la bonne chère

Partageront mon souci.

y a

de

ARISTOTE. Si vous ne voulez appeler philosophie que celle qui regarde les mœurs, il dans mes ouvrages morale des choses qui valent bien votre chanson : car enfin cette obscurité qu'on m'a reprochée, et qui se trouve peut-être dans quelques-uns de mes livres, ne se

trouve nullement dans ce que j'ai écrit sur cette matière; et tout le monde a avoué qu'il n'y avait rien de plus beau ni de plus clair que ce que j'ai dit des passions.

ANACREON. Quel abus! Il n'est pas question de définir les passions avec méthode, comme on dit que vous avez fait, mais de les vaincre. Les hommes donnent volontiers à là philosophie leurs maux à considérer, mais non pas à guérir; et ils ont trouvé le secret de faire une morale qui ne les touche pas de plus près que l'astronomie. Peut-on s'empêcher de rire en voyant des gens qui, pour de l'argent, prêchent le mépris des richesses, et des poltrons qui se battent sur la définition du magnanime?

DIALOGUE IV.

HOMERE, ÉSOPE.

HOMÈRE. En vérité, toutes les fables que vous venez de ine réciter ne peuvent être assez admirées. Il faut que vous ayez beaucoup d'art pour déguiser ainsi en petits contes les instructions les plus importantes que la morale puisse donner, et pour couvrir vos pensées sous des images aussi justes et aussi familières que celles-là.

ÉSOPE. Il m'est bien doux d'être loué sur cet art par vous, qui l'avez si bien entendu.

HOMERE. Moi? je ne m'en suis jamais piqué.

ÉSOPE. Quoi! n'avez-vous pas prétendu cacher de grands mystères dans vos ouvrages?

HOMERE. Hélas! point du tout

ÉSOPE. Cependant tous les savants de mon temps le disaient il n'y avait rien dans l'Iliade, ni dans l'Odyssée, à quoi ils ne donnassent les allégories les plus belles

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