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bàtie sur une terre sablonneuse et ingrate qu'on ne se donne presque pas la peine de cultiver. La ville a plusieurs journées de chemin, et elle est d'une étendue ennuyeuse. On trouve toujours à la sortie des gens qui s'entretuent, au lieu que quand on passe par le roman, qui est le faubourg du poëme épique, et qui est cependant plus grand que la ville, on ne va jamais jusqu'au bout sans rencontrer des gens dans la joie, et qui se préparent à se marier.

Les montagnes de la tragédie sont aussi dans la province de la haute poésie. Ce sont des montagnes escarpées, et où il y a des précipices très-dangereux. Aussi la plupart des gens bâtissent dans les vallées, et s'en trouvent bien. On découvre encore sur ces montagnes de fort belles ruines de quelques villes anciennes, et de temps en temps on en apporte les matériaux dans les vallons pour en faire des villes toutes nouvelles ; car on ne bâtit presque plus si haut.

La basse poésie tient beaucoup des Pays-Bas ce ne sont que marécages. Le burlesque en est la capitale. C'est une ville située dans des étangs très-bourbeux. Les princes y parlent comme des gens de néant, et tous les habitants en sont tabarins nés.

La comédie est une ville dont la situation est beaucoup plus agréable; mais elle est trop voisine du burlesque, et le commerce qu'elle a avec cette ville lui fait tort.

Remarquez, je vous prie, dans cette carte, les vastes solitudes qui sont entre la haute et la basse poésie. On les appelle les déserts du bon sens. Il n'y a point de ville dans cette grande étendue de pays, mais seulement quelques cabanes assez éloignées les unes des autres. Le dedans du pays est beau et fertile; mais il ne faut pas

s'étonner de ce qu'il y a si peu de gens qui s'avisent d'y aller demeurer: c'est que l'entrée en est extrêmement rude de tous côtés, les chemins étroits et difficiles, et on trouve rarement des guides qui puissent y servir de conducteurs.

D'ailleurs, ce pays confine avec une province où tout le monde s'arrête, parce qu'elle paraît très-agréable, et on ne se met plus en peine de pénétrer jusque dans les déserts du bon sens. C'est la province des pensées fausses. On n'y marche que sur les fleurs; tout y rit, tout y paraît enchanté; mais ce qu'il y a d'incommode, c'est que, la terre n'en étant pas solide, on y enfonce partout, et on n'y saurait tenir pied. L'élégie en est la principale ville : on n'y entend que des gens plaintifs; mais on dirait qu'ils se jouent en se plaignant. La ville est tout environnée de bois et de rochers, où les habitants vont se promener seuls; ils les prennent pour confidents de tous leurs secrets, et ils ont tant de peur d'être trahis, qu'ils leur recommandent souvent le silence.

Deux rivières arrosent le pays de la poésie. L'une est la rivière de la rime, qui prend sa source au pied des montagnes de la rêverie. Ces montagnes ont quelques pointes si élevées, qu'elles donnent presque dans les nues. On les appelle les pointes des pensées sublimes. Plusieurs y arrivent à force d'efforts surnaturels ; mais on en voit tomber une infinité qui sont longtemps à se relever, et dont la chute attire la raillerie de ceux qui les ont d'abord admirés sans les connaître. Il y a de grandes esplanades qu'on trouve presque au pied de ces montagnes, et qui sont nommées les terrasses d'es pensées basses. On y voit toujours un fort grand nombre de gens qui se promènent. Au bout de ces terrasses sont les cavernes des rêveries creuses. Ceux qui y descendent le font

insensiblement, et s'ensevelissent si fort dans leurs rêveries, qu'ils se trouvent dans ces cavernes sans y penser. Elles sont pleines de détours qui les embarrassent, et on ne saurait croire la peine qu'ils se donnent pour en sortir. Sur ces mêmes terrasses sont certaines gens qui, ne se promenant que dans des chemins faciles qu'on appelle chemins des pensées naturelles, se moquent également et de ceux qui veulent monter aux pointes des pensées sublimes et de ceux qui s'arrêtent sur l'esplanade des pensées basses. Ils auraient raison s'ils pouvaient ne point s'écarter; mais ils succombent presque aussitôt à la tentation d'entrer dans un palais fort brillant qui n'est pas bien éloigné : c'est celui de la badinerie. A peine y est-on entré, qu'au lieu de pensées naturelles qu'on avait d'abord, on n'en a plus que de rampantes. Ainsi, ceux qui n'abandonnent point les chemins faciles sont les plus raisonnables de tous. Ils ne s'élèvent qu'autant qu'il faut, et le bon sens se trouve toujours dans leurs pensées.

Outre la rivière de la rime, qui naît au pied des montagnes dont je viens de faire la description, il y en a une autre nommée la rivière de la raison. Ces deux rivières sont assez éloignées l'une de l'autre, et, comme elles ont un cours très-différent, on ne les saurait communiquer que par des canaux qui demandent un fort grand travail; encore ne peut-on pas tirer ces canaux de communication en tout lieu, parce qu'il n'y a qu'un bout de la rivière de la rime qui réponde à celle de la raison, et de là vient que plusieurs villes situées sur la rime, comme le virelai, la ballade et le chant royal, ne peuvent avoir aucun commerce avec la raison, quelque peine qu'on y puisse prendre. De plus, il faut que ces canaux passent par les déserts du bon sens, comme vous le voyez

par la carte, et c'est un pays presque inconnu. La rime est une grande rivière dont le cours est fort tortueux et inégal, et elle fait des sauts très-dangereux pour ceux qui se hasardent à y naviguer. Au contraire, le cours de la rivière de la raison est fort égal et fort droit; mais c'est une rivière qui ne porte pas toutes sortes de vais

seaux.

:

Il y a, dans le pays de la poésie, une forêt très-obscure, et où les rayons du soleil n'entrent jamais c'est la forêt du galimatias. Les arbres en sont épais, touffus, et tous entrelacés les uns dans les autres. La forêt est si ancienne, qu'on s'est fait une espèce de religion de ne point. toucher à ses arbres; et il n'y a pas d'apparence qu'on ose jamais la défricher. On s'y égare aussitôt qu'on y a fait quelques pas, et on ne saurait croire qu'on se soit égaré. Elle est pleine d'une infinité de labyrinthes imperceptibles, dont il n'y a personne qui puisse sortir. C'est dans cette forêt que se perd la rivière de la raison.

La grande province de l'imitation est fort stérile et ne produit rien. Les habitants y sont très-pauvres, et vont glaner dans les campagnes de leurs voisins. Il y en a quelques-uns qui s'enrichissent à ce métier-là.

La poésie est très-froide du côté du septentrion, et, par conséquent, ce sont les pays les plus peuplés. Là sont les villes de l'acrostiche, de l'anagramme et des boutsrimés.

Enfin, dans cette mer, qui borne d'un côté les États de la poésie, est l'île de la satire, tout environnée de flots amers. On y trouve bien des salines, et principalement du sel noir. La plupart des ruisseaux de cette île ressemble au Nil. La source en est inconnue; mais ce qu'on y remarque de particulier, c'est qu'il n'y en a pas un d'eau douce.

Une partie de la même mer s'appelle l'archipel des bagatelles. Ce sont quantité de petites îles semées de côté et d'autre, où il semble que la nature se joue comme elle fait dans la mer Égée. Les principales sont les îles des madrigaux, des chansons, des impromptus. On peut dire qu'il n'y a rien de plus léger, puisqu'elles flottent toutes sur les eaux *.

Dans le Mercure galant, cet article est accompagné d'une carte géographique.

PASTORALES.

Les bergers d'un hameau célébraient une fête.
Chacun d'eux, plus paré, méditait sa conquête,
Ne respirait qu'amour, et n'était appliqué
Qu'au soin de voir, de plaire et d'être remarqué.
Ce soin, mais plus secret, occupait les bergères.
On avait pris conseil des ondes les plus claires,
On avait dérobé des fleurs aux prés naissants :
Rien n'était oublié des secours innocents

Qu'en ces lieux la nature, et si simple et si belle,
Peut recevoir d'un art presque aussi simple qu'elle.
Ici, sous des rameaux exprès entrelacés,

Où jouaient les rayons dont ils étaient percés,
On formait tour à tour des danses différentes :
Heureux ceux qui tenaient la main de leurs amantes!
Lá, dans une campagne, on disputait un prix;
L'amour plus que la gloire anime les esprits;

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