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mérite de la figure dès que vous plaisez à ses yeux, cela lui suffit, et tout autre mérite est perdu.

Il sait faire un bon usage de son loisir et de ses talents. Comme il a de tous les esprits, il écrit sur tous les sujets; mais la plus grande partie de ce qu'il fait doit être l'objet de nos admirations, et non pas de nos connaissances. Il fait des vers en homme d'esprit, et non pas en poëte. Il y a pourtant des morceaux de lui qui pourraient être avoués des meilleurs maitres. Des grands sujets il passe aux bagatelles avec un badinage noble et léger. Il semble que les grâces vives et riantes l'attendent à la porte de son cabinet pour le conduire dans le monde, et le montrer sous une autre forme; sa conversation est amusante et aimable. Il a une manière de s'énoncer simple et noble, des termes propres sans être recherchés; il a le talent de la parole et les lèvres de la persuasion. Il montre aussi de la retenue, mais de la retenue on en fait aisément du dédain; il donne l'impression d'un esprit dégoûté par la délicatesse. Peu blessé des injures qu'on peut lui faire, la connaissance de luimême le rassure, et sa propre estime lui suffit. Je suis de ses amies depuis longtemps; je n'ai jamais connu personne d'un caractère si aisé. Comme l'imagination ne le gouverne point, il n'a pas la chaleur des amitiés naissantes, aussi n'en a-t-il pas le danger. Il connaît parfaitement les caractères, il vous donne le degré d'estime que vous méritez, il ne vous élève pas plus haut qu'il ne faut; il vous met à votre place, mais aussi il ne vous en fait pas descendre. Vous voyez bien qu'un pareil caractère n'est fait que pour être estimé. Vous pouvez donc badiner et vous amuser avec lui, mais ne lui en donnez et ne lui en demandez pas davantage.

LA MARQUISE DE LAMBERT.

M. de Fontenelle est un de ces hommes rares, qui, témoin pendant un siècle de toutes les révolutions de l'esprit humain, en a lui-même opéré quelques-unes, et préparé les causes de

plusieurs autres. Né sans génie, il doit tous ses succès à la clarté, à la netteté et à la précision de son esprit ; à un certain style brillant, ingénieux et fleuri dont il a été le créateur, et dont il y a eu depuis de si mauvais copistes. M. de Fontenelle était un des plus célèbres sectateurs de Descartes. Aujourd'hui que le newtonianisme a triomphé, en France comme dans le reste de l'Europe éclairée, de toutes les autres formules de foi en philosophie, il n'y a guère plus ici de partisans de Descartes que M. de Mairan et quelques autres vieux académiciens peu connus. Un temps viendra où les disciples de Newton n'auront pas plus de vogue que les sectateurs du cartésianisme. Tout est révolution dans l'esprit humain, ainsi que dans l'ordre physique et moral de l'univers. Les écoles se détruisent les unes les autres; le nom des grands hommes seul restera, comme ces immenses pyramides d'Égypte durent, s'il est permis de parler ainsi, malgré l'effort des siècles et les ravages du temps. Toute cette foule de philosophes subalternes, sectateurs de l'opinion des autres, disparaîtra et sera effacée du souvenir des hommes. Les noms de Newton, Leibnitz, Descartes, Bacon, ainsi que ceux d'Aristote et de Platon, seront en vénération aussi longtemps qu'il y aura de la philosophie et des lettres. Ce qui pourra sauver M. de Fontenelle de l'oubli où les apôtres d'une religion passagère ne peuvent manquer de tomber, c'est le mérite réel d'avoir rendu le premier la philosophie populaire en France. Les Mondes, l'Histoire des Oracles, et plusieurs autres ouvrages de M. de Fontenelle, sont devenus des livres classiques. Les gens du monde, alors si ignorants et si bornés, les feinmes mêmes, dont les goûts et les occupations ont une si grande influence dans ce qui concerne l'esprit et les mœurs des Français, ont puisé dans ses ouvrages les principes d'une philosophie saine et éclairée. L'esprit philosophique, aujourd'hui si généralement répandu, doit donc ses premiers progrès à M. de Fontenelle. Tout, jusqu'aux agréments de son style qu'un goût sẻvėre condamnerait sans doute, a contribué à étendre les limites de la lumière, l'amour de la vérité et l'empire de la raison. Il est vrai que M. de Fontenelle, en nous éclairant ainsi, a pensé

:

porter un coup funeste au goût de la nation Son style, son coloris et sa manière d'écrire offrent une vaste carrière au faux bel esprit, et si ses opinions et celles de M. de Lamotte eussent prévalu dans le public sur le cri plus fort de la nature, et sur l'effet tranquille mais constant de ses beautés, c'en était fait de notre goût; nous aurions vu renaître le siècle des Voiture et d'autres écrivains plus minces encore. Nous aurions bientôt ressemblé à ces enfants qui troqueraient volontiers l'Hercule Farnėse ou la Vénus de Médicis contre une poupée de nos boutiques de la rue Saint-Honoré. Pour juger de la grandeur du péril que nous avons couru, pour sentir combien cette manière qu'on voulait établir était détestable, on n'a qu'à lire les copistes de M. de Fontenelle rien n'est plus déplaisant, ni plus insupportable que les ouvrages dont ils ont accablé le public. Heureusement, et je ne sais par quel miracle, il est arrivé cette fois ce qu'on n'a peut-être jamais vu arriver. Le bien que M. de Fontenelle nous a fait par l'esprit philosophique qui règne dans ses ouvrages a eu son effet. Le mal qu'il aurait pu nous faire par son style n'a eu aucune suite fâcheuse; c'est une obligation éternelle que la nation aura à M. de Voltaire, et dont, ce me semble, elle ne sent pas assez l'étendue. Ce grand homme est venu à point nommé pour arrêter les progrès du faux bel esprit. Grâces à lui, il n'y a guère plus aujourd'hui que M. l'abbé Trublet ou quelques autres écrivains de cette force qui passent leur vie à contourner des phrases et à entortiller laborieusement une diction puérile, ou qui emploient leur temps, comme disait M. de Voltaire de M. de Marivaux, à peser des riens dans des balances de toile d'araignée. L philosophie facile et popu laire de M. de Voltaire, son style s mple, naturel et original å la fois, le charme inexprimable de son coloris, nous ont bientôt fait mépriser tous ces tours épigrammatiques, cette précision louche et ces beautés mesquines, auxquels des copistes sans goût avaient procuré une vogue passagère. M. de Voltaire a été secondé depuis par tout ce que nous avons eu de bons esprits parmi nous. M. de Buffon, philosophe peut-être peu profond, s'est fait admirer comme l'écrivain le plus élevé et le plus

magnifique. M. Diderot, en pénétrant les profondeurs les plus cachées de la vérité avec une force de génie peu commune, a su allier les vues philosophiques les plus étendues avec l'imagination la plus brillante et avec le sentiment le plus exquis du beau et de ses attributs. Le citoyen J.-J. Rousseau, même en établissant dans ses livres des paradoxes insoutenables, les a défendus avec un style si simple et si mâle, qu'il mérite de participer à la gloire des hommes célèbres que je viens de nommer. Sans eux nous parlerions aujourd'hui un jargon inintelligible. Ces sortes de beautés étaient perdues pour M. de Fontenelle. Le simple, le naturel, le vrai sublime ne le touchaient point: c'était une langue qu'il n'entendait point. J'ai eu souvent occasion de remarquer que, dans tout ce qu'on lui contait ou disait, il attendait toujours l'épigramme. Insensible à tout autre genre de beauté, tout ce qui ne finissait pas par un tour d'esprit était nul pour lui. Il avait vu tous les grands hommes du siècle de Louis XIV; il avait été leur contemporain et même leur rival. Il en parlait peu. Je présume qu'il ne faisait pas grand cas de Molière et de Racine. Pour La Fontaine, il n'en parlait jamais sans en dire du mal. Il y a cependant tel vers de La Fontaine que j'aimerais mieux avoir fait que tous les ouvrages de Fontenelle ensemble. Le grand Corneille était son homme; il l'élevait audessus de tout. Mais ce grand homme était de sa province, son oncle, et puis quel raisonneur! Ce genre de beauté était fait pour toucher M. de Fontenelle. Il a conservé la justesse et la finesse de son esprit jusqu'à sa mort. Sans sa surdité qui l'empêchait de prendre part à la conversation, il eût été aussi agréable dans la société qu'il l'avait été à l'âge de trente ans. Il disait, il n'y a pas longtemps, à une jeune femme, pour lui faire sentir l'impression que sa beauté faisait sur lui : « Ah! si je n'avais que quatre-vingts ans! » Dans le cours de la maladie qui a terminé sa vie, il disait à quelqu'un qui lui demandait quel mal il sentait « Aucun, si ce n'est celui d'exister. Je sens une grande difficulté d'être. » C'était mieux parler qu'il ne lui appartenait. Une femme connue (madame Grimaud), âgée de cent rois ans, ayant été le voir il y a six mois, lui dit : « Il semble,

Monsieur, que la Providence nous ait oubliés sur la terre. » M. de Fontenelle porta finement son doigt sur sa bouche, et lui dit : « Chut! » C'était par une infinité de pareils mots et de tours ingénieux que son commerce était devenu trés-agréable dans la société, à laquelle ses talents l'avaient rendu recommandable d'ailleurs. Sa vie privée a été uniforme et tranquille. On le citait comme le modèle d'un homme sage. Combien de fois on a opposé sa conduite à celle de M. de Voltaire! Mais les grands hommes ne sont pas toujours les meilleures têtes. On peut pardonner bien des sottises à l'imagination rapide et brillante de l'auteur de Zaïre; il les a rachetées par trop de beautés; et il est vrai en ce sens que la sagesse d'un esprit froid ne vaut pas les sottises d'un génie bouillant.

Un reproche qu'on a souvent fait à M. de Fontenelle, c'est celui d'avoir le cœur peu sensible. On disait de lui (et il était vrai) qu'il n'avait jamais ni ri ni pleuré. Ce trait caractérise assez un homme. Il ne connaissait point le tumulte des passions, les émotions violentes, ni tous ces mouvements impétueux dont les plus grands hommes sont souvent maîtrisés; mais aussi son cœur froid et stérile n'avait jamais senti le pouvoir enchanteur de la beauté, les impressions vives et délicieuses de la vertu, ni le charme et la douceur de l'amitié. Quand, avec ces dispositions, on observe religieusement les lois de la société, de l'honneur et de la bienséance publique. on est exempt de reproche; mais on n'en est pas moins dignet de pitié. Milord Hyde, homme de beaucoup de mérite, qui, de son cabinet de Paris, a dirigé quelque temps la chambre basse de Londres, et qui est mort ici d'une chute de cheval à un age peu avancé, disait, à propos de la longue carrière de M. de Fontenelle, que pour lui il vivait ses cent ans dans un quart d'heure beau mot qui prouve si bien les avantages d'une âme sensible sur un cœur qui ne sent rien! Il est difficile de vivre beaucoup de temps dans un quart d'heure quand on n'aime que l'épigramme. Elle faisait toujours impression à M. de Fontenelle; mais on ne dit point qu'il ait jamais été affecté par la peinture, par la musique, par les prestiges de l'art et de l'imi

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