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CHAPITRE II

L'IMAGINATION

Dans un roman du célèbre Dickens, un personnage expose sa profession de foi, qui est celle de beaucoup d'esprits de notre temps : « A présent, dit-il, ce qu'il nous faut, ce sont des faits; n'enseignez à ces filles et à ces garçons que des faits. On n'a besoin que de faits dans la vie. Ne plantez rien autre chose en eux, déracinez en eux tout autre chose: vous ne pouvez former l'esprit d'un animal raisonnable qu'avec des faits. Attachez-vous aux faits, monsieur. » Ainsi pensent et parlent les hommes de sens, les hommes pratiques, les ennemis des chimères et des fantômes. Ah! que l'auteur de la nature ne les a-t-il consultés! combien ils: l'auraient éclairé sur son œuvre ! Ils lui auraient appris à ne point donner dans la chimère et dans l'inutile, à borner les facultés de cet être nouveau à celles qui

pourraient servir à ses besoins, dans un temps donné. << A quoi bon, lui eussent-ils dit, cette faculté présomptueuse, volage, enchanteresse qui détourne sans cesse l'esprit de l'homme des choses solides et réelles pour l'entraîner à la poursuite d'un nuage, d'une ombre, de la plus vaine apparence? Qu'avons-nous à faire de ces rêveurs, de ces fantasques, de ces hallucinés qu'on appelle des poëtes et des artistes? Donnez aux hommes des sens pour voir et pour jouir, des mains pour saisir les choses dont ils ont besoin, des pieds pour les atteindre, donnez-leur assez de raison pour apprendre à faire usage de leurs organes, assez de bon sens pour ne pas nuire aux autres, afin qu'on ne leur nuise point à eux-mêmes : en voilà assez pour vivre. Le reste est un superflu dangereux. « Tels auraient été les conseils de nos hommes raisonnables, si la Providence les avait chargés de lui fournir un projet pour la création de la race humaine; mais comme elle n'a pas pris cette précaution, elle a dans un moment de caprice mis en nous cette folle du logis qui, au lieu de se contenter de l'utile et du solide, est sans cesse à la poursuite du beau, qui, dédaignant ce qui est palpable et présent, va se perdre dans des horizons lointains et vaporeux qui fuient sans cesse devant nous, et nous charment précisément parce qu'ils sont in

accessibles. Nos hommes positifs ne comprennent rien à cette fantaisie de la Providence; aussi pour corriger son œuvre, ils suppriment en eux-mêmes, ce qui leur est facile, ce don pernicieux, et font effort pour le détruire chez les autres; ou encore, en hommes sages et bien réglés, il décident que l'imagination aura quelques heures de leur temps; ils lui font sa part, comme pour les repas. Ils ne voient pas que cette faculté maîtresse qu'ils dédaignent, est précisément la force motrice de la vie, le principe déterminant de toutes les actions humaines, et même des leurs. En effet les hommes en général n'agissent que pour un certain but que l'imagination leur présente, et qu'elle pare de toutes les couleurs. Le but est pour les uns la richesse, pour les autres le pouvoir, pour d'autres la gloire, pour d'autres enfin les délices de la vertu, ou les promesses de la vie future. Mais quel que soit l'idéal que chacun se propose, tous ont le leur; et là est le principe de leur activité. C'est la vivacité des images et des couleurs dont cet idéal est paré, qui enflamme la passion et anime le courage. L'homme auquel l'avenir ne dit rien, qui ne se représente rien au delà du moment présent, est incapable d'une action énergique et intrépide. Il n'est capable que de routine ou de fantaisie. Les peuples eux-mêmes ne font de grandes choses que

sous l'empire de l'imagination : c'est elle qui enflamme les hommes assemblés par l'idée de la patrie ou de la liberté. Les conquêtes, les expéditions lointaines, toutes les vastes entreprises ont pour cause un certain besoin d'inconnu que la nature humaine ne peut secouer. Lorsque les gouvernements ne donnent aucune satisfaction à ce besoin du nouveau et de l'inconnu, les peuples s'ennuient, et l'imagination mal satisfaite se précipite dans les aventures périlleuses.

D'ailleurs, quelle que soit la force de nos passions et de nos désirs, le courage viendrait souvent à nous manquer dans les entreprises qui demandent un effort continu ou difficile, si l'imagination ne nous représentait comme achevé le dessein où nous sommes entrés, et comme atteint le but que nous poursuivons. Combien de fois dans le long et pénible effort que demande à un écrivain ou à un artiste la composition, ne se reposet-il pas avec complaisance dans l'idée de l'œuvre accomplie ! Il en voit d'avance toutes les beautés, lors même qu'elles n'existent pas encore; il suppose à leur place les développements qu'il lui reste à trouver, les couleurs dont il les parera, et comblant les vides, imaginant les liens, il voit sa pensée dans toute sa force, dans tout son éclat, tandis qu'elle est encore endormie dans le fond de son

esprit, et qu'elle n'en sort qu'avec peine par un travail ardent et continu. Mais c'est précisément cette première chimère qui a rendu possible ces durs, fastidieux et continuels efforts. A la vérité ce sont des illusions de cette sorte qui égarent souvent les écrivains et leur font trouver admirable tout ce qu'ils pensent, et même tout ce qu'ils rêvent. Il faut donc que la raison soit toujours maîtresse, et que l'auteur se juge luimême, comme il jugerait un autre, plus sévèrement même une fois l'oeuvre faite et réalisée, il faut avoir pour elle des yeux de critique et de juge et non plus d'amant. Il n'en est pas moins vrai que cette sorte de demi-enivrement est la condition impérieuse de l'inspiration et du travail. Celui qui se dénigrerait luimême en composant, qui se croirait incapable d'atteindre au but qu'il a fixé, qui ne verrait point d'avance avec des yeux de complaisance et d'amour l'œuvre si modeste qu'elle soit, qu'il tire de son cœur; celui qui n'aurait pas pour sa propre pensée cette faiblesse naïve; celui-là pourra être bon juge des écrits d'autrui, mais ne trouvera rien dans son sein. La fécondité demande l'amour, et l'amour vit d'illusions. Chacun peut appliquer les mêmes idées à ses propres affaires : le négociant à la spéculation qu'il combine et qu'il prépare, le capitaine à la bataille qui doit l'illustrer, l'enfant même aux

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