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sent les affaires. Enfin, il est des hommes épais et engourdis, qui semblent ne sentir la vie que par la satisfaction de leurs appétits : ils ne travaillent que pour gagner, et ils ne gagnent que pour jouir : la nature s'est trompée en leur donnant la forme humaine, et ils occuperaient leur place avec avantage dans l'univers, s'ils étaient nés dans la société des brutes. Toutes ces formes de la vie voluptueuse, les plus délicates comme les plus épaisses, ne sont, après tout, que les degrés, de la vie animale dans l'homme. Or, une telle vie est-elle le souverain bien? Est-elle même un bien? C'est une pensée que l'on ne saurait supporter un seul instant et que nous avons déjà suffisamment réfutée.

Mais si la vie voluptueuse mérite surtout la compassion; c'est lorsqu'elle s'unit à la jeunesse. C'est bien mal comprendre la beauté de cet âge, où les forces sont si abondantes, l'esprit si actif et le cœur si ardent, que de le consumer dans des jouissances qui abaissent et qui avilissent, au lieu de s'y préparer des armes pour le grand combat de la vie. Combien en a-t-on vu, nés pour le grand, qui n'ont pu secouer les lâches servitudes, où ils s'étaient imprudemment laissé engager! Leur âme, séduite par le plaisir, s'est vue, presque à son insu, atteinte par le vice; ce qui n'était d'abord qu'un jeu est devenu une maladie, et une maladie

mortelle. Un poëte de nos jours a peint ce mal avec une sombre énergie: c'était le mal dont il souffrait et dont il mourait.

Si le corps et les sens, contenus dans une juste obéissance, ne méritent pas le mépris, on ne méprisera pas davantage la possession des choses extérieures, indispensables à la conservation et à l'agrément de la vie. On peut sans doute se résigner assez facilement et par un médiocre effort de sagesse à se priver des plai-. sirs que donne larichesse; mais combien il faut d'efforts pour se résigner aux douleurs trop réelles de la misère et de la pauvreté! Plus la privation approche de ce qui est vraiment nécessaire à la vie, plus il est difficile de la considérer comme indifférente; et si elle atteint jusqu'aux dernières nécessités, il n'y a point de sagesse humaine qui tienne; et ce serait forcer le sens des termes que de se refuser à déclarer que celui qui est privé de tout est vraiment et réellement malheureux. Mais si c'est un malheur d'être privé des choses nécessaires, c'est évidemment un bonheur de les posséder; et ainsi il faut bien reconnaître que la richesse est un bien et que la pauvreté est un mal.

Au reste, il est facile de le démontrer d'après nos principes. Si le bonheur consiste dans le déploiement de nos facultés, tout ce qui leur vient en aide sert à

notre bonheur. Tout ce qui peut leur nuire ou leur faire obstacle est au nombre de nos misères. Le plus grand sage du monde, un Zénon, un Socrate, privé d'un morceau de pain, ne serait plus ni un sage ni un philosophe, ni même un homme. Notre vie a été associée par les lois de la Providence aux choses extérieures : elle ne peut être, grandir et persister qu'à la condition de s'en nourrir et de s'en entourer. S'il en est ainsi, comment pourrait-on dire que la possession de ces choses indispensables n'est pas un bien? Ceux qui disent que la richesse est un mal et que la pauvreté est un bien, ne voient pas qu'ils parlent de la richesse dont on use mal et de la pauvreté dont on use bien. Mais alors le mal n'est pas dans la richesse elle-même, mais dans les vices qui la dissipent ou qui s'en servent pour la corruption; de même le bien n'est pas dans la pauvreté, comme telle, mais dans la vertu qui y trouve une occasion de s'exercer.

A la vérité, on pourrait borner la richesse au strict nécessaire, et considérer tout ce qui dépasse cette limite comme un superflu corrupteur. Mais qui ne sait qu'au-dessus des besoins du corps que la plus médiocre aisance peut satisfaire, il y a des besoins de l'esprit, de l'imagination et même du cœur qui trouvent dans la richesse des moyens de satisfaction dont la pauvreté

est privée ? La richesse procure à l'homme l'indépendance et la sécurité, et le met ainsi à l'abri de la tyrannie des autres hommes; elle lui procure le loisir, c'està-dire plus de temps pour l'instruction, pour le goût des arts et des études désintéressées. La richesse permet de voir le monde et beaucoup de mondes divers; par là elle ouvre l'esprit, étend les idées, et elle sert au progrès de la civilisation. La richesse donne le moyen de faire travailler les hommes et d'exciter l'art et l'industrie; elle est ainsi l'organele plus puissant du progrès dans les sociétés; la richesse donne encore le moyen de soulager ceux qui souffrent; elle est donc un instrument de bienfaisance; tant qu'il y aura parmi les hommes des infirmités et des misères (et malgré la promesse d'un âge d'or futur, je crois, hélas! que ce sera toujours), heureux ceux auxquels il est donné, je ne dis pas seulement d'en être exempts, mais de guérir ceux qui en sont atteints! Pour toutes ces raisons, la richesse est un bien, et l'homme a le droit de la considérer comme une partie de son bonheur.

Les sages anciens estimaient trop peu les richesses; les sages modernes les estiment peut-être trop. Il s'est élevé une science très-curieuse et très-instructive, qui nous apprend comment se forment les richesses et comment elles se distribuent dans les sociétés. Les

partisans de cette science ont parfaitement vu qu'en augmentant la richesse générale on augmente la richesse particulière, et que le bien-être de tous se compose du bien-être de chacun; ils ont montré que le mépris de la richesse n'est autre chose que le mépris de l'industrie et du travail humain; que le bienêtre lui-même est favorable aux bonnes mœurs, répand l'instruction et le loisir, le goût de la société et des belles choses; enfin qu'il n'y a pas de peuples plus corrompus que les peuples misérables. De ces principes qui sont vrais, ils ont tiré certaines conclusions qui sont contestables. Ils ont pensé qu'il était utile d'éveiller les désirs pour provoquer l'activité, de développer les besoins pour encourager le travail, de répandre le goût de la richesse pour combattre le goût de l'inertie. Ils ont conclu que la modération dans les désirs était une vertu des anciens temps, qui ne convenait pas une société éclairée, qu'il est d'une philosophie ascétique de dire « qu'on est toujours assez riche quand on sait vivre de peu. » Enfin ils ont résumé cette nouvelle sagesse en ces mots ingénieux et piquants : « Se passer de ce qu'on n'a pas est la vertu des moutons; mais il convient à des hommes de se procurer ce qui leur manque 1. »

1 J. B. Say, Cours d'économie politique, part IV, ch. 1.

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