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Le ciel entre nos mains a mis le sort de Rome,
Et son salut dépend de la perte d'un homme,

Si l'on doit le nom d'homme à qui n'a rien d'humain,
À ce tigre altéré de tout le
sang romain:

Combien pour le répandre a-t-il formé de brigues!
Combien de fois changé de partis et de ligues,
Tantôt ami d'Antoine, et tantôt ennemi,
Et jamais insolent ni cruel à demi!"

Là, par un long récit de toutes les misères
Que durant notre enfance ont enduré nos pères,
Renouvelant leur haine avec leur souvenir,
Je redouble en leurs cœurs l'ardeur de le punir.
Je leur fais des tableaux de ces tristes batailles
Où Rome par ses mains déchirait ses entrailles;
Où l'aigle abattait l'aigle, et de chaque côté
Nos légions s'armaient contre leur liberté ;
Où les meilleurs soldats et les chefs les plus braves
Mettaient toute leur gloire à devenir esclaves;
Où, pour mieux assurer la honte de leurs fers,
Tous voulaient à leur chaîne attacher l'univers,
Et l'exécrable honneur de lui donner un maître,
Faisant aimer à tous l'infâme nom de traître ;
Romains contre Romains, parents contre parents,
Combattaient seulement pour le choix des tyrans.
J'ajoute à ces tableaux la peinture effroyable
De leur concorde impie, affreuse, inexorable,
Funeste aux gens de bien, aux riches, au sénat,
Et, pour tout dire enfin, de leur triumvirat.
Mais je ne trouve point de couleurs assez noires
Pour en représenter les tragiques histoires:
Je les peins dans le meurtre à l'envi triomphants,
Rome entière noyée au sang' de ses enfants;
Les uns assassinés dans les places publiques,
Les autres dans le sein de leurs dieux domestiques;
Le méchant par le prix au crime encouragé,
Le mari par sa femme en son lit égorgé ;
Le fils tout dégouttant du meurtre de son père,
Et sa tête à la main demandant son salaire;
Sans pouvoir exprimer par tant d'horribles traits'
Qu'un crayon imparfait de leur sanglante paix.

Pour dans le sang.

Le sens est: Je ne puis exprimer par tant d'horribles traits qu'une dée imparfaite, &c.

Vous dirai-je les noms de ces grands personnages
Dont j'ai dépeint les morts pour aigrir les courages,
De ces fameux proscrits, ces demi-dieux mortels,
Qu'on a sacrifiés jusque sur les autels?
Mais pourrais-je vous dire à quelle impatience,
À quels frémissements, à quelle violence,
Ces indignes trépas, quoique mal figurés,
Ont porté les esprits de tous nos conjurés?
Je n'ai point perdu temps; et voyant leur colère
Au point de ne rien craindre, en état de tout faire,
J'ajoute en peu de mots: "Toutes ces cruautés,
La perte de nos biens et de nos libertés,

Le ravage des champs, le pillage des villes,
Et les proscriptions, et les guerres civiles,
Sont les degrés sanglants dont Auguste a fait choix
Pour monter sur le trône et nous donner des lois.
Mais nous pouvons changer un destin si funeste,
Puisque de trois tyrans c'est le seul qui nous reste ;
Et que juste une fois il s'est privé d'appui,

Perdant, pour régner seul, deux méchants comme lui.
Lui mort, nous n'avons point de vengeur, ni de maître;
Avec la liberté Rome s'en va renaître ;

Et nous mériterons le nom de vrais Romains
Si le joug qui l'accable est brisé par nos mains.
Prenons l'occasion tandis qu'elle est propice:
Demain au capitole il fait un sacrifice;

Qu'il en soit la victime; et faisons en ces lieux
Justice à tout le monde à la face des dieux.
Là presque pour sa suite il n'a que notre troupe;
C'est de ma main qu'il prend et l'encens et la coupe:
Et je veux pour signal que cette même main

Lui donne au lieu d'encens d'un poignard dans le sein.
Ainsi d'un coup mortel la victime frappée
Fera voir si je suis du sang du grand Pompée;
Faites voir après moi si vous vous souvenez
Des illustres aïeux de qui vous êtes nés."
À peine ai-je achevé que chacun renouvelle,
Par un noble serment, le vœu d'être fidèle:
L'occasion leur plaît; mais chacun veut pour soi
L'honneur du premier coup, que j'ai choisi pour moi.
La raison règle enfin l'ardeur qui les emporte:
Maxime et la moitié s'assurent de la porte,

1 Pour perdu de temps.

L'autre moitié me suit, et doit l'environner,
Prête au moindre signal que je voudrai donner.
Voilà, belle Émilie, à quel point nous en sommes.
Demain j'attends la haine ou la faveur des hommes,
Le nom de parricide, ou de libérateur;

César celui de prince, ou d'un usurpateur.
Du succès qu'on obtient contre la tyrannie
Dépend ou notre gloire ou notre ignominie;
Et le peuple, inégal à l'endroit des tyrans,
S'il les déteste morts, les adore vivants.

Pour moi, soit que le ciel me soit dur ou propice,
Qu'il m'éleve à la gloire ou me livre au supplice,
Que Rome se déclare ou pour ou contre nous,
Mourant pour vous servir, tout me semblera doux.
Emi. Ne crains point de succès qui souille ta mémoire
Le bon et le mauvais sont égaux pour ta gloire ;
Et dans un tel dessein le manque de bonheur
Met en péril ta vie, et non pas ton honneur.
Regarde le malheur de Brute et de Cassie ;'
La splendeur de leur nom en est-elle obscurcie?
Sont-ils morts tout entiers avec leurs grands desseins?
Ne les compte-t-on plus pour les derniers Romains?
Leur mémoire dans Rome est encor précieuse,
Autant que de César la vie est odieuse :

Si leur vainqueur y règne, ils y sont regrettés,
Et, par les vœux de tous, leurs pareils souhaités.
Va marcher sur leurs pas où l'honneur te convie:
Mais ne perds pas le soin de conserver ta vie ;
Souviens-toi du beau feu dont nous sommes épris,
Qu'aussi bien que la gloire Émilie est ton prix,
Que tu me dois ton cœur, que mes faveurs t'attendent,
Que ces jours me sont chers, que les miens en dépendent...
Mais, quelle occasion mène Évandre vers nous ?

SCÈNE IV.

Cinna, Emilie, Evandre, Fulvie.

Evan. Seigneur, César vous mande, et Maxime avec vous. Cin. Et Maxime avec moi! Le sais-tu bien, Évandre? Evan. Polyclète est encor chez vous à vous attendre, Ex fût venu lui-même avec moi vous chercher,

Si ma dextérité n'eût su l'en empêcher.

Pour Brutus et Cassius.

Je vous en donne avis de peur d'une surprise:

Il presse fort.
Emi.
Tous deux! en même temps! vous êtes découverts.
Cin. Espérons mieux, de grâce!
Emi.
Ah! Cinna, je te perds
Et les dieux, obstinés à nous donner un maître,
Parmi tes vrais amis ont mêlé quelque traître.
Il n'en faut point douter, Auguste a tout appris.
Quoi! tous deux! et sitôt que le conseil est pris!
Cin. Je ne vous puis céler que son ordre m'étonne :
Mais souvent il m'appelle auprès de sa personne;
Maxime est comme moi de ses plus confidents;
Et nous nous alarmons peut-être en imprudents.
Emi. Sois moins ingénieux à te tromper toi-même,
Cinna; ne porte point mes maux jusqu'à l'extrême ;
Et, puisque désormais tu ne peux me venger,
Dérobe au moins ta tête à ce mortel danger;
Fuis d'Auguste irrité l'implacable colère:

Mander les chefs de l'entreprise!

Je verse assez de pleurs pour la mort de mon père;
N'aigris point ma douleur par un nouveau tourment;
Et ne me réduis point à pleurer mon amant.

Cin. Quoi! sur l'illusion d'une terreur panique,
Trahir vos intérêts et la cause publique !

Par cette lâcheté moi-même m'accuser,
Et tout abandonner quand il faut tout oser!
Que feront nos amis si vous êtes déçue?

Emi. Mais que deviendras-tu si l'entreprise est sue?
Cin. S'il est pour me trahir des esprits assez bas,
Ma vertu pour le moins ne me trahira pas;
Vous la verrez, brillante au bord des précipices,
Se couronner de gloire en bravant les supplices,
Rendre Auguste jaloux du sang qu'il répandra,
Et le faire trembler alors qu'il me perdra.

Je deviendrais suspect à tarder davantage;
Adieu: raffermissez ce généreux courage.
S'il faut subir le coup d'un destin rigoureux,
Je mourrai tout ensemble heureux et malheureux :
Heureux pour vous servir de perdre ainsi la vie ;
Malheureux de mourir sans vous avoir servie.

Emi. Oui, va, n'écoute plus ma voix qui te retient,
Mon trouble se dissipe, et ma raison revient:
Pardonne à mon amour cette indigne faiblesse.
Tu voudrais fuir en vain, Cinna, je le confesse;

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Si tout est découvert, Auguste a su pourvoir
À ne te laisser pas ta fuite en ton pouvoir.
Porte, porte chez lui cette mâle assurance,
Digne de notre amour, digne de ta naissance;
Meurs, s'il y faut mourir, en citoyen romain,
Et par un beau trépas couronne un beau dessein.
Ne crains pas qu'après toi rien ici me retienne;
Ta mort emportera mon âme vers la tienne;
Et mon cœur, aussitôt percé des mêmes coups...

Cin. Ah! souffrez que tout mort je vive encore en vous;
Et du moins en mourant permettez que j'espère
Que vous saurez venger l'amant avec le père.
Rien n'est pour vous à craindre; aucun de nos amis
Ne sait ni vos desseins, ni ce qui m'est promis;
Et, leur parlant tantôt des misères romaines,

Je leur ai tû la mort qui fait naître nos haines,
De peur que mon ardeur touchant vos intérêts
D'un si parfait amour ne trahit les secrets.
Il n'est su que d'Évandre et de votre Fulvie.

Emi. Avec moins de frayeur je vais donc chez Livie,
Puisque dans ton péril il me reste un moyen
De faire agir pour toi son crédit et le mien.
Mais si mon amitié par là ne te délivre,
N'espère pas qu'enfin je veuille te survivre.
Je fais de ton destin des règles à mon sort,
Et j'obtiendrai ta vie, ou je suivrai ta mort.

Cin. Soyez en ma faveur moins cruelle à vous-même.
Emi. Va-t'en, et souviens-toi seulement que je t'aime.

ACTE DEUXIÈME

SCÈNE PREMIÈRE.

Auguste, Cinna, Maxime, troupe de Courtisans.

Aug. Que chacun se retire, et qu'aucun n'entre ici. Vous, Cinna, demeurez, et vous, Maxime, aussi.

(Tous se retirent, à la réserve de Cinna et de Maxime.) Cet empire absolu sur la terre et sur l'onde, Ce pouvoir souverain que j'ai sur tout le monde, Cette grandeur sans borne, et cet illustre rang Qui m'a jadis coûté tant de peine et de sang, Enfin tout ce qu'adore en ma haute fortune

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