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Trahi de toutes parts, accablé d'injustices,
Je vais sortir d'un gouffre où triomphent les vices,
Et chercher sur la terre un endroit écarté
Où d'être homme d'honneur on ait la liberté.

Phil. Allons, madame, allons employer toute chose Pour rompre le dessein que son cœur se propose.

MÉROPE

TRAGÉDIE EN CINQ ACTES,

PAR VOLTAIRE.

[MARIE FRANÇOIS AROUET DE VOLTAIRE, né à Châtenay près Paris en 1694, est un des plus beaux génies qu'ait produits la France. Son style est toujours clair, vigoureux et précis. Dans ses poésies légères, où il n'a pas d'égal en France, et dans ses contes philosophiques, il a montré tout ce que l'esprit a de plus fin, de plus flexible et de plus piquant; mais dans les sujets graves qu'il a traités, son style a la richesse, la majesté, et l'éclat qui leur conviennent.

Ses principaux ouvrages sont: La Henriade, Edipe, Zaïre, Mérope, Alzire, Mahomet, l'Histoire de Charles XII., le Siècle de Louis XIV, l'Essai sur les Mœurs, le Dictionnaire Philosophique. Voltaire se montre généralement un des plus enthousiastes adorateurs de l'Éternel, et un des plus sincères admirateurs de ses œuvres ; et dans sa défense de Calas et de Sirven, il montre également qu'il fut l'ardent défenseur de l'humanité s' de la tolérance. Il mourut à Paris en 1778.]

roi de Messène.

PERSONNAGES.

MÉROPE, veuve de Cresphonte,

POLYPHONTE, tyran de Messène.

EGISTHE, fils de Mérope.

NARBAS, vieillard.

EURYCLES, favori de Mérope.
EROX, favori de Polyphonte.
ISMÉNIE, Confidente de Mérope.

La scène est à Messène, dans le palais de Mérope.

ACTE PREMIER.

SCENE PREMIÈRE.

Mérope, Isménie.

Ism. Grande reine, écartez ces horribles images; Goûtez des jours sereins, nés du sein des orages. Les dieux nous ont donné la victoire et la paix: Ainsi que leur courroux ressentez leurs bienfaits; Messène, après quinze ans de guerres intestines,

Lève un front moins timide, et sort de ses ruines.
Vos yeux ne verront plus tous ces chefs ennemis
Divisés d'intérêts, et pour le crime unis,
Par les saccagements, le sang et le ravage,
Du meilleur de nos rois disputer l'héritage.
Nos chefs, nos citoyens, rassemblés, sous vos yeux,
Les organes des lois, les ministres des dieux,
Vont, libres dans leur choix, décerner la couronne.
Sans doute elle est à vous, si la vertu la donne.
Vous seule avez sur nous d'irrévocables droits;
Vous, veuve de Cresphonte, et fille de nos rois :
Vous, que tant de constance, et quinze ans de misère,
Font encor plus auguste et nous rendent plus chère;
Vous, pour qui tous les cœurs en secret réunis...

Mér. Quoi! Narbas ne vient point! Reverrai-je mon fils!
Ism. Vous pouvez l'espérer: déjà d'un pas rapide

Vos esclaves en foule ont couru dans l'Élide;
La paix a de l'Élide ouvert tous les chemins.
Vous avez mis sans doute en de fidèles mains
Ce dépôt si sacré, l'objet de tant d'alarmes.

Mér. Me rendrez-vous mon fils, dieux témoins de mes larmes ?

Égisthe est-il vivant? Avez-vous conservé

Cet enfant malheureux, le seul que j'ai sauve?
Écartez loin de lui la main de l'homicide.

C'est votre fils, hélas! c'est le pur sang d'Alcide.
Abandonnerez-vous ce reste précieux

Du plus juste des rois, et du plus grand des dieux,
L'image de l'époux dont j'adore la cendre?

Ism. Mais quoi! cet intérêt et si juste et si tendre
De tout autre intérêt peut-il vous détourner?

Mér. Je suis mère; et tu peux encor t'en étonner? Ism. Du sang dont vous sortez l'auguste caractère Sera-t-il effacé par cet amour de mère?

Son enfance était chère à vos yeux éplorés ;

Mais vous avez peu vu ce fils que vous pleurez.

Mér. Mon cœur a vu toujours ce fils que je regrette:
Ses périls nourrissaient ma tendresse inquiète;
Un si juste intérêt s'accroît avec le temps.

Un mot seul de Narbas, depuis plus de quatre ans,
Vint dans la solitude où j'étais retenue
Porter un nouveau trouble à mon âme éperdue:
Égisthe, écrivait-il, mérite un meilleur sort:
Il est digne de vous et des dieux dont il sov -

En butte à tous les maux, sa vertu les surmonte:
Espérez tout de lui, mais craignez Polyphonte.

Ism. De Polyphonte au moins prévenez les desseins;
Laissez passer l'empire en vos augustes mains.

Mér. L'empire est à mon fils. Périsse la marâtre,
Périsse le cœur dur, de soi-même idolâtre,
Qui peut goûter en paix dans le suprême rang
Le barbare plaisir d'hériter de son sang!

Si je n'ai plus de fils, que m'importe un empire?
Que m'importe ce ciel, ce jour que je respire?
Je dus y renoncer, alors que dans ces lieux
Mon époux fut trahi des mortels et des dieux.
O perfidie! ô crime! ô jour fatal au monde !
Ô mort toujours présente à ma douleur profonde!
J'entends encor ces voix, ces lamentables cris,
Ces cris: "Sauvez le roi, son épouse, et ses fils!"
Je vois ces murs sanglants, ces portes embrasées,
Sous ces lambris fumants ces femmes écrasées,
Ces esclaves fuyant, le tumulte, l'effroi,
Les armes, les flambeaux, la mort autour de moi.
Là, nageant dans son sang, et souillé de poussière,
Tournant encor vers moi sa mourante paupière,
Cresphonte en expirant me serra dans ses bras;
Là, deux fils malheureux, condamnés au trépas,
Tendres et premiers fruits d'une union si chère,
Sanglants et renversés sur le sein de leur père,
À peine soulevaient leurs innocentes mains.
Hélas! ils m'imploraient contre leurs assassins.
Égisthe échappa seul; un dieu prit sa défense:
Veille sur lui, grand dieu qui sauvas son enfance!
Qu'il vienne; que Narbas le ramène à mes yeux
Du fond de ses déserts au rang de ses aïeux!
J'ai supporté quinze ans mes fers et son absence;
Qu'il règne au lieu de moi: voilà ma récompense.

SCÈNE II.

• Mérope, Isménie, Euryclès.

Mér. Eh bien! Narbas? mon fils?

Eur.

Vous m'er voyez confus;

Tant de pas, tant de soins ont été superflus.

On a couru, madame, au rives du Pénée,

Dans les champs d'Olympie, aux murs de Salmonée ;
Narbas est inconnu; le sort dans ces climats

Dérobe à tous les yeux la trace de ses pas.

Mér. Hélas! Narbas n'est plus; j'ai tout perdu, sans doute
Ism. Vous croyez tous les maux que votre âme redoute;
Peut-être, sur les bruits de cette heureuse paix,
Narbas ramène un fils si cher à nos souhaits.

Eur. Peut-être sa tendresse, éclairée et discrète,
A caché son voyage ainsi que sa retraite :
Il veille sur Égisthe; il craint ces assassins
Qui du roi votre époux ont tranché les destins.
De leurs affreux complots il faut tromper la rage
Autant que je l'ai pu j'assure son passage;
Et j'ai sur ces chemins de carnage abreuvés
Des yeux toujours ouverts, et des bras éprouvés.
Mér. Dans ta fidélité j'ai mis ma confiance.

Eur. Hélas! que peut pour vous ma triste vigilance?
On va donner son trône: en vain ma faible voix
Du sang qui le fit naître a fait parler les droits;
L'injustice triomphe, et ce peuple, à sa honte,
Au mépris de nos lois, penche vers Polyphonte.
Mér. Et le sort jusque-là pourrait nous avilir!
Mon fils dans ses états reviendrait pour servir!
Il verrait son sujet au rang de ses ancêtres!
Le sang de Jupiter aurait ici des maîtres!

Je n'ai donc plus d'amis? Le nom de mon époux,
Insensibles sujets, a donc péri pour vous ?

Vous avez oublié ses bienfaits et sa gloire!

Eur. Le nom de votre époux est cher à leur mémoire: On regrette Cresphonte, on le pleure, on vous plaint;

Mais la force l'emporte, et Polyphonte est craint.

Mér. Ainsi donc par mon peuple en tout temps accablée, Je verrai la justice à la brigue immolée ;

Et le vil intérêt, cet arbitre du sort,

Vend toujours le plus faible aux crimes du plus fort.
Allons, et rallumons dans ces âmes timides

Ces regrets mal éteints du sang des Héraclides:
Flattons leur espérance, excitons leur amour.
Parlez, et de leur maître annoncez le retour

Eur. Je n'ai que trop parlé; Polyphonte en alarmes,
Craint déjà votre fils, et redoute vos larmes :
La fière ambition dont il est dévoré

Est inquiète, ardente, et n'a rien de sacré.
S'il chassa les brigands de Pylos et d'Amphryse,
S'il a sauvé Messène, il croit l'avoir conquise.
Il agit pour lui seul, il veut tout asservir:

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