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m'échappait toujours; voilà pourquoi j'ai fréquenté ces hautes sociétés où j'espérais trouver des protecteurs, et où je n'ai trouvé que des occasions de dissipation et de dépense. Ce faste, cet éclat, ces salons dorés qu'ils habitent, ce luxe qui les environne, et auquel peu à peu je me suis habitué, tout cela est devenu pour moi un tel besoin que je ne puis plus m'en passer; c'est mon être, c'est ma vie; je suis là chez moi; et le soir, en rentrant dans mon humble demeure, je me crois en pays étranger. Aussi le lendemain, j'en sors à la hâte pour briller de nouveau et pour souffrir, pour hair les gens plus riches moi et que tâcher de les imiter. Voilà mon expour istence; et malgré les privations intérieures que je m'impose, malgré l'ordre et l'économie qui règlent ma conduite, je ne peux pas m'empêcher souvent d'être arriéré. Tiens, c'est ce qui m'arrive en ce moment, et ne voulant point entamer mes capitaux, je venais prier Dorbeval de me prêter cinq ou six mille francs dont j'ai besoin.

Olivier. Il se pourrait! Eh bien, mon ami, je viens ici pour un motif tout opposé. J'ai fait des économies, et, par prudence, je venais les placer chez notre ancien camarade. Poligni. Toi, des économies !...

Olivier. Eh oui, vraiment! Un peintre, cela t'étonne! Je sais que ce n'est pas la mode, et qu'autrefois les financiers, les spéculateurs, et les sots de toutes les classes, se croyaient le privilége exclusif de faire fortune, et nous laissaient toujours dans leurs bonnes plaisanteries l'hôpital en perspective. Mais depuis quelque temps les beaux-arts se révoltent, et sont décidés à ne plus se laisser mourir de faim. Girodet et tant

d'autres se sont enrichis par leurs pinceaux. Nous avons des confrères qui sont barons; nous en avons qui ont équipage, qui ont des nôtels, et j'en suis fier pour eux. Trop longtemps la peinture a habité les mansardes; dans ce siècle-ci, elle descend au premier, et elle fait bien. Je n'en suis pas encore là: je ne suis qu'au troisième, j'y ai mon atelier, et si tu y venais quelquefois, tu verrais quelle gaieté, quelle franchise, quelle ardeur y président: tu sentirais le bonheur d'ê tre chez soi; tu comprendrais quelles sources de jouissances on trouve dans l'amitié, la jeunesse et les arts; tu me ver rais enfin le plus heureux des hommes, car je dois à mon tra

Se passer de, tour idiomatique très-usité, qui signifie: supporter le be soin, la privation....

Être arriéré, ne pouvoir payer tout ce que l'on doit 'Au premier étage d'une maison.

vail mou aisance, ma liberté, et plus encore, le plaisir d'obli ger un ami. (Tirant un portefeuille.) Tiens, voilà mes fonds; c'est chez toi que je les place.

Poligni. Que fais-tu ?"

Olivier. Ne venais-tu pas t'adresser à un ami? Me voilà! Il te fallait six mille francs: il y en a huit dans ce portefeuille. Accepte-les, ou je me fâcherai. Il me semble que l'argent d'un artiste vaut bien celui d'un banquier.

Poligni. Oui, certainement. Mais je crains que cela ne te gène.

Olivier. Je te répète que je venais les placer; et si j'aime mieux qu'ils soient chez toi qu'à la banque, tu ne peux pas m'empêcher d'avoir confiance. Tu me les rendras le jour de mon mariage, si je me marie jamais!

Poligni. Je ne sais comment te remercier. Mais Dorbeval...

Olivier. Je lui aurai enlevé le plaisir de te rendre service! Pourquoi se lève-t-il si tard? cela lui apprendra... Eh! le voilà ce cher Crésus. Arrive donc !

SCÈNE IV.

Olivier, Dorbeval, Polign.

Dorbeval. Bonjour donc, mes chers et anciens camarades! Bonjour, Poligni! suis-je heureux de te rencontrer! j'allais envoyer chez toi; mais si je m'étais douté d'une pareille surprise, je me serais bien gardé de vous faire attendre.

Olivier. Est-ce que tu étais éveillé ?

Dorbeval. Toujours. Est-ce que je repose jamais? est. ce que j'ai le temps? je travaille même pendant mon sommeil. J'ai souvent fait des spéculations en rêve; et la fortune, comme on dit, me vient en dormart. C'est drôle, n'est-ce pas ?

Olivier. Sans contredit.

Dorbevai, (leur prenant la main.) Y a-t-il longtemps que nous ne nous étions trouvés tous trois réunis en tête-à-tête ! Poligni. Cela ne nous est pas arrivé, je crois, depuis le collége!

Dorbeval. C'est vrai; et avec quel plaisir je me rappelle ce temps-là! Quel beau collége que celui de Sainte Barbe! Y ai-je reçu des coups de poing! C'était toujours Poligni qui me défendait, parce qu'il a toujours été brave... Moi, j'a. vais de l'esprit naturel, mais je n'étais pas fort: j'étais tou ours le dernier. Il est vrai que depuis j'ai pris ma revanche.

Et te rappelles-tu, Olivier, quand tu me dictais mes versions grecques? parce que moi, le grec, je ne l'ai jamais aimé, quoique maintenant je sois un philhellène. Du reste, toujours ensemble, toujours unis, nous mettions en tiers les peines et les plaisirs. On nous appelait les inséparables, et pour parler en financier, notre amitié offrait l'emblème du tiers consolidé.' (Riant.) C'est joli '

Olivier. Oui, si tu veux. Mais je te trouve ce matin d'une gaieté !...

Dorbeval. C'est vrai. Le matin quelquefois; mais si tu m'entendais ici le soir; j'ai bien plus d'esprit encore.

Olivier. Je crois bien : le soir, dans ton salon, tu es sûr de ta majorité.

Dorbeval. Il est vrai que mon salon... (Avec volubilité.) Il est magnifique mon salon; je l'ai fait arranger: il me coûte quarante mille écus. C'est un goût exquis: de la dorure du haut en bas!... Demande à Poligni, car toi, il est impossible de t'avoir; je réunis souvent cinq ou six cents amis, et j'ai beau t'inviter, tu ne viens jamais. Moi, je te le dis franchement, cela me fait de la peine, surtout depuis quelque temps. Sais-tu que tu commences à percer, à avoir de la réputation? On se dit déjà dans le monde: Ce petit Olivier ne va pas mal, ce gaillard-là aura un beau talent; et moi je réponds: Je crois bien, c'est mon camarade de collége· je l'attends ce soir, vous le verrez... ; et puis tu ne viens pas ! C'est trèsdésagréable, cela m'ôte même de ma considération : j'ai l'air de ne pas aimer les arts.

Olivier. Pardon, mon cher, je suis un ingrat. Je te remercie, toi et tes amis, de la bonne opinion que vous avez de moi; mais je pense que les artistes, s'ils sont sages, doivent fuir le grand monde, dans l'intérêt même de leur réputation. Pour te parler à mon tour en style des beaux-arts, ils sont comme ces peintures à fresque qui gagnent toujours à être vues de loin. Quand on les regarde de trop près, on se dit: Comment, ce n'est que cela?... et c'est par amour-propre que je reste chez moi: j'aime mieux qu'on me voie par mes ouvrages. Dorbeval. Tu as tort: tu y perds des protecteurs.

Olivier. Des protecteurs!... Grâce au ciel, nous ne sommes plus dans ces temps où le talent ne pouvait se produire que sous quelque riche patronage; où le génie, dans une

'Tiers consolidé, rente sur l'état, réduite et garantie.

'Dans cette manière de supputer on sous-entend toujours l'écu de trois francs, quoiqu'il soit très-rare depuis l'introduction du système décimal.

humble dédicace, demandait à un sot la permission de passer à la postérité à l'ombre de son nom. Les artistes d'à présent, pour acquérir de la considération et de la fortune, n'ont pas besoin de recourir à de pareils moyens : les vrais artistes, j'entends, ils restent chez eux, ils travaillent; et le public est là qui les juge et les récompense.

Dorbeval. Dans le public, au moins, tu comprends tes amis de collége, tes anciens camarades?

Olivier. Oui, mes amis, il n'y a que ceux-là sur lesquels on puisse compter.

Dorbeval, (lui prenant la main.) Et tu as bien raison !... Si je vous racontais, à propos d'amitié de collége, ce qui m'est arrivé à moi-même, hier, au café de Paris, sans que j'y fusse. Poligni, (à part.) Comment sait-il déjà cela?

Olivier. Qu'est-ce donc ?

Dorbeval. Un monsieur qui, sans doute, ne me connaissait pas, et qui s'est permis de me traiter de fat... moi! Heureusement c'était en présence d'un de nos anciens camarades, qui a pris si vivement ma défense, que la discussion a fini par un soufflet et par un coup d'épée... Voilà ce que j'ai appris ce matin; et ce généreux protecteur, ce vaillant chevalier qui, se rappelant le temps heureux des coups de poing du collége, se croyait encore obligé de me défendre, c'était Poligni.

Olivier. Il se pourrait !

Dorbeval. Lui-même.

Poligni. N'en parlons plus. Ce n'était pas toi, c'est moi seul que cela regardait. Insulter un ami absent! cela de

vient une injure personnelle.

Olivier, (allant à lui, et lui prenant la main.) Je te reconnais là.

Dorbeva. Et me l'avoir laissé ignorer!... Je n'ai plus qu'un désir, c'est de m'acquitter avec toi; et j'en trouverai les moyens. Oui, mes amis, oui, quoi qu'on en dise, la fortune n'a point gâté mon cœur ; je suis toujours avec vous ce que j'étais autrefois: un bon enfant, et pas autre chose. Si avec d'autres, parfois, je suis un peu orgueilleux, un peu... fat, puisque l'épithète est connue, c'est que dans ma position 1 est bien difficile de résister au contentement de soi-même. On peut s'aveugler sur son esprit, mais non sur ses écus. Ils sont là dans ma caisse: un mérite bien en règle, dont j'ai la clef; et quand on peut soi-même évaluer ce qu'on vaut à un

1 Je reconnais ton caractère à ce trait.

centime près, ce n'est plus de l'orgueil, c'est de l'arithmé. tique.

Poligni, (riant.) Il a raison; il faut de l'indulgence.

Dorbeval. C'est ce que je dis tous les jours: il faut bien nous passer quelque chose à nous autres pauvres riches. Mais il y a des gens intolérants: ceux surtout qui n'ont rien; ils ont tort.

Olivier. Très-grand tort! Il faudrait pour bien faire que tout le monde fût millionnaire.

Dorbeval. Voilà comme j'entends l'égalité. Ah çà! qu'estce que nous faisons aujourd'hui ! Je vous tiens, je ne vous quitte pas: nous passons la journée ensemble.

Poligni. Je ne demande pas mieux.

Olivier. Impossible! Il faut que je rentre chez moi.

Poligni. Et pourquoi donc ? Le salon a ouvert cette semaine, (à Dorbeval,) et il paraît qu'Olivier a exposé un tableau magnifique, un sujet tiré d'Ivanhoe, la scène de Rebecca et du Templier, le moment où la belle Juive va se précipiter du haut de la tour.

Olivier, (vivement.) Tu l'as vu?

Poligni. Non, pas encore, mais allons-y aujourd'hui.

Dorbeval, (à Olivier.) À merveille! Tu nous y mèneras, parce que, moi, j'ai le sentiment des beaux-arts, mais j'ai be soin de quelqu'un qui me fasse comprendre les beautés. Auparavant nous irons au bois avec ces dames, ma femme et Hermance, ma pupille: une cavalcade magnifique! De là nous déjeunerons au pavillon d'Armenonville, ou chez Leiter, ou chez Véry; enfin ce que nous autres, bonne compagnie, appelons aller au cabaret. Et puis ce soir à l'Opéra... Poligni, tu prendras une loge.

Polign. Volontiers! ce sera charmant.

Olivier, (à voix basse.) Y penses-tu? voilà encore une journée à te ruiner.

Poligni, (de même.) Une fois par hasard... (Haut.) Et, tu as beau dire, tu viendras.

Dorbeval. Oui, oui, c'est décidé.

Olivier. Non, vraiment: vous me proposez là une journée d'agent de change,' et je ne suis qu'un artiste. Plus tard j'irai peut-être au salon; mais dans ce moment, je vous l'ai dit, il faut que je vous quitte.

Poligni. Et quel soin si important?... que vas-tu donc faire ?

'Les agents de change sont ordinairement très-riches.

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