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union intime s'accommode mieux de toute l'ouverture du cœur que d'un excès de prudence.

Ayez, s'il est possible, beaucoup de bons amis il n'y a pas d'honnête homme qui ne désire et qui ne mérite d'en avoir plus qu'il n'en a mais n'ayez qu'un confident. On a dit qu'il doit en être du cœur de l'homme comme d'un habit magnifique et bien fait, qui peut prendre pour devise agréable à tous, propre à un seul. Tâchez, par vos manières polies et par votre inclination bienfaisante, d'être aimé et estimé de tout le monde ouvrez vos mains et vos trésors à quantité de personnes; mais n'ouvrez votre cœur et ne donnez votre confiance qu'à un seul. Encore ne faut-il le faire qu'après vous être assuré qu'il en est digne. Faites, pour cela, choix d'un ami sûr, et d'une si exacte probité, que, venant à cesser de l'être, il ne veuille pas abuser de votre confiance. Si vous avez eu le bonheur d'en trouver un semblable, ne craignez pas de lui donner toute votre confiance. Jouissez avec lui sans mesure de toutes les douceurs de la plus sincère amitié, et croyez qu'il vous seroit plus honteux de vous défier d'un tel ami, que d'en être trompé !

Ne confiez néanmoins jamais, si vous êtes sage, certaines affaires à vos plus intimes amis même, sur-tout lorsqu'ils peuvent trouver quelque avantage à profiter de votre confiance. L'intérêt est plus puissant que l'amitié. Il y a souvent des momens critiques pour

l'amitié comme pour l'innocence. En voici un exemple frappant :

.rien

Un marchand fort riche, étant sur le point de partir de Rouen pour Paris, alla prendre congé d'un de ses amis. Il lui dit le sujet de son voyage, et lui parla des lettres de change et de l'argent qu'il vouloit porter avec soi. Celui-ci forma sur-le-champ le dessein de profiter d'une si belle occasion. Il le pria de différer son voyage de quelques jours, en lui disant qu'il partiroit avec lui, et qu'ils s'amu seroient sur la route. Le marchand n'ayant pu se rendre à sa prière, il le chargea d'une lettre, et le pria de la remettre d'abord en arrivant, avant même, lui dit-il, que vous soyez descendu à aucun logis, parce que n'est plus pressé. Le marchand prit la lettre, et promit à son ami de faire exactement sa commission. Il partit dans un coche. Dès qu'il fut à St.-Denis, à deux lieues de Paris, un exempt, escorté de quelques archers, fit arrêter le coche, et obligea le marchand d'entrer dans un fiacre, où l'on mit aussi sa valise. Le marchand fut conduit chez M. d'Argenson, lieutenant-général de la police de Paris. Quoique sa conscience ne lui reprochât rien, il ne laissoit pas d'être fort inquiet. Vous avez sur vous, lui dit ce magistrat, des papiers dangereux qu'il faut que vous me donniez il y va de votre vie, si vous me cachez quelque chose. Alors le marchand lui fit le détail de toutes ses lettres de change. Vous avez d'autres papiers, lui dit M. d'Ar

:

genson, je vous répète qu'il est pour vous de la dernière conséquence que vous me disiez la vérité. Le marchand se souvint alors de la lettre de son ami. Il la montra. M. d'Argenson lui dit de l'ouvrir. Il s'en défendit, en disant qu'il aimoit mieux qu'on le conduisît en prison que de faire cette infidélité à son ami. Il fut enfin obligé d'obéir, parce qu'on lui ordonna d'ouvrir la lettre sous peine de la vie. Il lut une lettre fort courte en ces termes : Saisissez-vous du porteur, et expédiez-le sans perdre de temps; j'arrive incessamment, et nous partagerons sa dépouille. Le marchand s'évanouit. A peine fut-il revenu à lui, par les secours qu'on lui donna, qu'il s'écria Ciel à qui désormais me fier! M. d'Argenson lui dit qu'il n'avait rien à craindre, que celui à qui on l'avoit recommandé étoit arrêté, et que celui qui avoit écrit la lettre, étoit pareillement en lieu de sureté. Il avoit été informé de tout par une personne à qui le faux ami avoit confié son dessein. Qui peut ne pas reconnoître ici une de ces permissions assez ordinaires de la Providence divine, qui déconcerte les mesures des scélérats, et les fait tomber entre les mains de la justice, lorsqu'ils s'y attendent le moins?

Comme les exemples instruisent autant, et peut-être mieux que les leçons de morale, nous allons encore en rapporter un, qui fait beaucoup d'honneur à la sagesse ingénieuse de M. de Sartine; ce n'est pas le seul où il

ait montré, ainsi que M. d'Argenson, des talens supérieurs dans l'exercice de la même charge de lieutenant-général de police.

Un homme de province étant venu à Paris pour y acheter une charge, déposa cinquante mille livres entre les mains d'un ami. Lorsqu'il eut arrangé et terminé son affaire, il alla redemander le dépôt qu'il avoit confié. L'indigne ami fit l'étonné, et dit qu'il n'avoit rien reçu. L'autre, au désespoir, vint trouver le lieutenant-général de police, et lui exposa sa malheureuse situation. M. de Sartine lui demande s'il a pris un billet, ou s'il y a des témoins. Il répond que n'ayant pas cru devoir se défier de son ami, il n'avoit tiré aucun billet, et qu'il n'y avoit eu d'autre témoin que la femme de son faux ami. Le magistrat, après un moment de réflexion, lui dit d'entrer dans un cabinet voisin, et de l'y attendre. Il envoie aussitôt chercher l'infidèle dépositaire, et lui dit: Il vient de me revenir par la police, que vous avez reçu un dépôt de cinquante mille francs, et que vous refusez de le rendre. L'autre nia qu'il eût jamais reçu un tel dépôt de personne. Je le veux pour un moment, reprit M. de Sartine; mais pour mieux m'en assurer, écrivez à votre femme, qu'on dit en avoir été témoin, ce que je vais vous dicter. Je vous prie, ma très-chère épouse, de remettre au porteur de cette lettre la somme de cinquante mille livres, que j'ai reçue devant vous en dépôt de monsieur un tel, Il fallut obéir, et écrire le billet. M. de

Sartine l'envoya par une personne sûre, qui rapporta la somme. Le traître ami, convaincu de sa fourberie, se jeta aux genoux du magistrat, qui lui fit une sévère réprimande. Pour achever de le couvrir de confusion, M. de Sartine fit paroître l'autre, à qui il remit ses cinquante mille livres, en lui recommandant de prendre mieux dans la suite ses assurances et ses précautions.

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