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Je dis dans les occasions importantes; car prendre ces précautions dans les petites choses, c'est petit génie ; et si c'est en matière d'intérêt, c'est en même temps petit génie et avarice. Une dame fort riche et encore plus avare, alloit elle-même à la boucherie à pied : elle ne se fioit à personne. Elle avoit sur de beaux habits un tablier de grosse toile, où elle portoit la viande qu'elle avoit achetée. Un jour qu'elle revenoit et qu'elle marchoit fort vîte, il s'échappa de son tablier une épaule de mouton. Le comte de Méchatin, qui vit cet accident, ramassa la pièce de viande, et appela la dame, à qui il la présenta, en lui disant: Madame, vous avez laissé tomber votre éventail.

Nous sommes cependant bien éloignés de vouloir condamner ici ces dames respectables qui, conduites par les vues sages d'une louable économie, vont de temps en temps ellesmêmes au marché, pour y connoître le prix de ce qui s'y vend, ou qui y conduisent leurs jeunes demoiselles, pour leur apprendre à ne pas se laisser tromper un jour par leurs domestiques. Les motifs différens ennoblissent ou avilissent les mêmes actions.

Mais il n'est pas moins vrai qu'il vaudroit encore mieux être trompé quelquefois, que de vivre dans une défiance continuelle. Si la méfiance est la mère de la sureté, elle est aussi, quand elle est portée à l'excès, celle des soupçons cruels, des noires inquiétudes, des peines dévorantes, des chagrins mal fondés,

avec lesquels le bonheur n'habita jamais. On disoit à Jules-César que l'on conspiroit contre lui : Il vaut mieux mourir une fois, répondit-il, que d'avoir toujours à se défier. D'ailleurs, si on ne sauroit montrer moins d'esprit qu'en se fiant à tout le monde, on ne sauroit aussi montrer plus de petitesse d'ame qu'en se défiant de tous les hommes. Je mépriserois le premier, mais je me défierois du second: il est au moins d'une probité fort équivoque ; et il est presque à parier que celui qui se défie de tout le monde, est lui-même traître et faux. On ne juge souvent les autres que d'après soi-même.

Prenez donc le milieu entre les deux excès: penchez même, si vous le voulez, un peu plus du côté de la défiance. Tant d'autres se sont repentis de ne s'être pas assez défiés que cela doit vous tenir sur vos gardes, au moins jusqu'à ce que vous connoissiez. Combien de gens ne cherchent que des dupes ! Méfiez-vous sur-tout, comme le disent les Italiens, de celui qui vous fait plus de caresses qu'à l'ordinaire ou il vous a trompé, ou il veut vous tromper.

Le jeu est une des occasions où les jeunes gens doivent apporter le plus de défiance, quand ils se trouvent avec des personnes qu'ils ne connoissent point; parce qu'il est plus facile et plus ordinaire d'y être trompé, et que les plus habiles mêmes le sont quelquefois. En voici un exemple qui pourra servir d'instruction aux personnes trop crédules. Un joueur de

profession voulant attraper un riche médecin, fit le malade, et envoya le matin chercher l'esculape. Celui-ci le trouve au lit, lui tâte le pouls, et ordonne une purgation; mais c'étoit lui-même qu'on vouloit purger. Il promet de revenir le soir. Lorsqu'il arriva, un pharaon étoit établi; on n'y jouoit qu'avec de l'or, et la banque étoit de deux cents louis. Le prétendu malade, après avoir entretenu de son état le médecin, qui jetoit toujours des yeux avides sur la table, lui dit : Vous avez la physionomie heureuse, voudriez-vous me faire le plaisir de ponter dix louis pour moi. Très-volontiers, répondit le médecin. Le joueur lui donna les dix louis, et aussitôt il se mit à jouer. Il étoit si heureux, qu'il ne mettoit sur aucune carte sans gagner. Toute la partie étoit surprise de son bonheur. En moins d'un quart-d'heure il gagna cinquante louis. Il les compta au malade, en lui témoignant qu'il avoit eu plusieurs fois envie de lui proposer d'être de moitié. Ah! mon Dieu ! monsieur le médecin, dit le malade, j'en suis au désespoir que n'avez vous parlé ? j'aurois été charmé de partager avec vous ce petit profit; mais ce qui est différé n'est pas perdu. Vous n'avez qu'à revenir demain à la même heure ; ces messieurs seront ici pour prendre leur revanche, et nous jouerons ensemble ce que vous voudrez. Le docteur n'y manqua pas. Il s'associa avec son malade. On laissa d'abord gagner quelques louis au médecin, mais dans peu la

suivans, vingt mille livres, qu'il avoit gagnées à force de courses et d'ordonnances.

Avec vos amis mémes, ayez de la prudence.

Si tous les amis étoient tels qu'ils devroient être, la prudence avec eux ne seroit pas une vertu si nécessaire; mais les vrais amis sont aussi rares, que les faux amis sont communs. Aussi l'auteur de l'Ecclésiastique nous recommande-t-il de ne prendre un ami qu'après l'avoir éprouvé, et de ne pas nous fier sitôt à lui; car, ajoute-t-il, tel est ami qui se change en ennemi; tel est ami qui prendra querelle avec vous, et qui par haine découvrira des choses qui ne vous feront point d'honneur (1).

Combien en effet n'en a-t-on pas vus qui étant devenus ennemis, d'amis qu'ils étoient auparavant, ont abusé de la confiance qu'on avoit eue en eux ! Le mécontentement, le dépit, la vengeance leur ont fait indignement publier les secrets et la honte de leur ancien ami. C'est donc un bon conseil que celui que donnoit le philosophe Thalés, de vivre avec nos amis, comme s'ils devoient un jour cesser de l'étre. Il faut pourtant convenir que cette maxime étant plus selon les règles de la politique que de la vraie amitié, elle doit plutôt avoir lieu avec nos amis qu'avec notre ami Une

(1) Et est amicus, qui convertitur ad inimicitiam, etc. Eccl. 6.

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