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pris à notre nation à penser et à agir. L'heure de la justice et de la reconnaissance est lente à venir, mais elle arrive plus sûrement encore que la vengeance au pied boiteux.

C'est ce qui nous fait croire que peu doit nous importer au fond ce qu'ont été dans la vie privée ces grands initiateurs des peuples, et nous voudrions bien savoir pourquoi ils ne bénéficieraient pas de l'indulgence souriante dont on a coutume de combler les théocrates quand ils disent béatement à tour de rôle : « Faites ce que je dis, et non ce que je fais. » Aussi, nous bornerons-nous à grouper succinctement les aperçus biographiques qu'il nous est loisible de donner à cette place. Jean-Jacques a raconté lui-même en détail, dans le livre le plus étrange qui soit sorti de la plume d'un écrivain, toute son histoire jusqu'en 1765. On a pu lui reprocher à juste titre d'avoir, dans ses Confessions, trop oublié ce qu'il se devait à luimême et ce qu'il devait à ceux qui fatalement ont été mêlés à sa vie ; mais nul n'a été tenté de suspecter sa véracité, et tous ont puisé à pleine coupe à la source troublée dans laquelle se reflète si fidèlement une société disparue. Nous ferons donc comme ceux qui nous ont précédés, tout en évitant soigneusement ces lieux communs de morale à l'usage de la rue SaintDenis, que les lexicobiographes de profession (1) sèment si volontiers sur leurs pas pour obtenir l'approbation des monsignori et débiter le plus

(1) Nous excepterons de ces commentateurs qui, d'un ton rogue, font la leçon aux grands hommes, M. Petitain, qui a donné une très complète edition de Rousseau en 1839 (Paris. Lefèvre, & forts vol. in-12). Les notes dont il a enrichi cette édition prouvent, de reste, qu'il a loyalement atteint son but: « Instruire et non endoctriner un lecteur qu'on doit supposer bien capable de porter seul son jugement. »

avantageusement possible des fatras somnifères qui doivent faire sourire de pitié, aux ChampsElyséens, les glorieux athlètes de nos siècles littéraires.

J.-J. Rousseau est né à Genève, le 4 juillet 1712 (1). Son père, simple horloger, ne put lui faire donner une instruction régulière et raisonnée; l'enfant apprit à lire dans les romans, puis dans Bossuet, Molière, Fontenelle, La Bruyère et Plutarque; c'est dans ce dernier qu'il puisa ce sentiment de fière indépendance qui devait faire l'honneur et le malheur de sa vie. Cette ardeur à embrasser la cause des héros de l'antiquité avait besoin d'un correctif: l'enfant le trouva chez son instituteur Lambercier; là se révéla cet amour de la campagne, source inspiratrice de tant de pages éloquentes qui n'ont pas été égalées depuis. Le père de Rousseau, qu'une aventure avait éloigné de Genève, ne pouvait pas veiller sur son avenir. Il fut donc placé chez un greffier, pour apprendre sous lui l'utile métier de grapignan;» puis chez un graveur, qu'il ne tarda pas à quitter pour courir les champs.

C'est en 1728 qu'il est recueilli à Annecy par cette madame de Warens, qui devait prendre une i large place dans ses affections, bien qu'il puisse être accusé d'avoir peu généreusement dévoilé ses faiblesses. Son amie, pour employer l'euphémisme de ce bon M. Bouillet, lui fait abjurer le protestantisme. Successivement laquais et

(1) M. Musset-Pathay prétend que Rousseau s'est trompé, et que la véritable date est le 28 juin.

professeur de musique, sans carrière définie, il apprend la vie dans la misère et l'ignominie de la sujétion. Après maints essais, il retourne chez sa première protectrice, et y trouve un copartageant de ses bonnes grâces dont il envisage Pintrusion comme un congé formel. Il quitte des Charmettes où il avait passé les plus belles années de sa vie, et s'enrôle comme précepteur des enfants de M. de Mably, grand-prévôt de Lyon (1740). Il y reste un an à peine. Puis il reprend le chemin de Paris, ayant en poche sa comédie de Narcisse, des projets d'opéras, la tête chargée d'un nouveau système de notation musicale assez mal accueilli des gens du métier, et qui devait retrouver, à notre époque, une partie du succès entrevu par son auteur. Il se lie avec Marivaux, l'abbé de Mably, Fontenelle, Duclos, Grimm et Diderot. Lancé un moment dans le tourbillon du monde élégant et frivole, il conçoit de vastes projets, qui aboutissent à l'emploi de secrétaire du comte de Montaigu, ambassadeur de France à Venise. Forcé de renoncer à ce poste, Rousseau retourne à Paris, devient commis chez le fermier-général Dupin, fait connaissance de cette Thérèse Levasseur, plus tard associée sa vie sans que rien justifiât cette détermination chez celle qui en était l'objet, car elle ne tenta rien pour détourner le père de ses enfants du parti pris, tant de fois renouvelé, de l'abandon de ces petits malheureux, cette grande tache demeurée indélébile, qui térnit la mémoire du philosophe de Genève.

C'est en 1749 que commence « la longue chaine» des malheurs de Rousseau. Destiné en apparence à devenir un de ces gribouilleurs de troisième ordre à la suite des renommées en évidence, il eût pu couler doucement cette vie de parasite qui était le lot ordinaire des hommes de plume dans l'ancienne société française,

lorsqu'une question posée par le désœuvrement d'une honnête réunion de beaux-esprits de province, l'Académie de Dijon, vient changer toute l'économie de l'existence paisible du très obscur Rousseau. A cette question: Le progrès les sciences et des arts a-t-il contribué à corrompre ou à épurer les mœurs? Jean-Jacques prend parti contre les arts, et obtient le prix propose Si Marmontel a dit la vérité, voici comment la chose se passa : L'Académie de Dijon venait de lancer son programme. Dans une promenade de Diderot et de Rousseau, celui-ci dit à son ami qu'il se propose de traiter la question. «-Quel parti prendrez-vous? demande Diderot.- Celui d'affirmer que les arts épurent les mœurs. C'est le pont aux ânes; tous les talents médioeres prendront ce chemin-là... Le parti contraire présente à la philosophie et à l'éloquence un champ nouveau, riche et fécond. - Vous avez raison, reprend Rousseau, après y avoir réfléchi un moment, et je suivrai votre conseil. »>

Quoi qu'il en soit, ce succès inespéré fit ouvrir toutes les grandes oreilles du public à ce nom inconnu de Rousseau, et Voltaire lui-même s'en émut. Mais cette gloriole d'un moment n'assurait pas l'indépendance tant rêvée du triomphateur; il se fait, pour vivre, copiste de musique, en attendant que le Devin du village vînt une fois de plus (1752) le remettre er évidence et lui susciter des envieux et des ennemis dont son caractère ombrageux devait lui exagérer l'importance. La naïve simplicité de la musique du Devin déroutait les habitudes de la nation. La Lettre sur la musique française excita un tolle général; on alla même jusqu'à prononcer tout bas le nom de la Bastille : les grandes querelles du Parlement et du clergé étaient oubliées; on avait touché sans scrupule aux préférences artistiques d'une époque d'art factice: la mort seule semblait pouvoir expier ce crime abominable.

En 1753, nouvelle question posée par l'Académie de Dijon, qui provoque le fameux Discours sur l'inégalité parmi les hommes. De ce jour, Rousseau conçoit le projet de ses Institutions politiques. Paris lui est devenu odieux, il retourne à Genève, se refait calviniste pour conserver le titre de citoyen de la république. Ses compatriotes ne l'accueillant pas comme il l'espérait, il revient à Paris, se lie avec madame de l'Epinay; elle lui offre à l'Ermitage un asile qui devait lui permettre de se livrer tout entier à ses projets de réorganisation politique, projets conçus dans la solitude, caressés avec amour, et qui allarent plus tard réaliser pour leur auteur la somme de gloire à laquelle il se croyait en droit de prétendre. Ce n'est pas toutefois qu'il oubliât les autres travaux qui ont également marqué dans sa vie littéraire, ainsi que le peuvent témoigner le Dictionnaire de musique et la Nouvelle Héloïse. Dans l'intervalle de ses travaux se placent sa rupture avec madame de l'Epinay, sa liaison avec madame d'Houdetot, ses relations avec d'Alembert. Puis viennent ses rapports avec madame de Luxembourg, madame de Boufflers, le prince de Conti; sa retraite à Montmorency, où Rousseau achève l'Emile, le Contrat social, qui parut en 1762, un mois ou deux avant l'Emile. Malgré les hautes protections qui soutenaient le philosophe, ce dernier livre le fait décréter de prise de corps par le Parlement de Paris. Il croit pouvoir se réfugier à Genève en toute sûreté. Pas plus que d'autres illustres persécutés, il n'est prophète dans son pays. Son livre y est brûlé par la main du bourreau, et là encore sa personne est menacée, son caractère méconnu, son talent discuté, nJurié, mis au ban de l'Europe et de la civilisation. Il va errant par la Suisse, trouvant enfin à Motiers-Travers une retraite paisible, s'y revêtant pour la première fois de cet habit d'Arménien qui n'était qu'une singularité de plus

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