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dans cette existence si étrangement accidentée. A Motiers enfin, il écrit sa réponse à M. de Beaumont, à propos de l'Emile, et les Lettres de la montagne, qui devaient susciter contre lui un dernier et terrible orage et le forcer de quitter la Suisse et de se réfugier en Angleterre, après un court séjour dans l'île de Saint-Pierre, dépendant du canton de Berne.

Ici s'arrêtent les Confessions, et nous marchong à grands pas vers le dénoûment de cette vie agitée et si cruellement traversée. On n'a pas manqué d'arguer de toutes les inégalités d'humeur, de toutes les bizarreries du malheureux Rousseau pour lui attribuer le tort d'avoir été l'artisan de sa propre infortune. C'est, à coup sûr, le procédé le plus commode qu'ait pu employer la sagesse de tous les jours pour frapper d'ostracisme cet autre Aristide; mais, tout en faisant la part des récriminations exagérées que l'auteur d'Emile n'a pas épargnées à ceux qui, un moment ses amis, tenaient alors le haut du pavé, nous croyons qu'on ne saurait refuser à cette grande victime lê don de la sincérité et d'un ardent amour pour ses semblables; cela rachète bien des travers, des injustices et même des erreurs.

Le calme s'était fait dans les esprits: le 22 mai 1767, Rousseau touche de nouveau la terre de France, séjourne huit jours à Amiens, accepte l'asile que lui offre le prince de Conti, au château de Trye, près de Ĝisors, s'y cache sous le nom de Renou. Au bout d'un an, sous le poids de ses terreurs de misanthrope, il quitte Trye, se réfugie à Grenoble, à Bourgoin, & Monquin, et revient à Paris en juillet 1770, obsédé de la monomanie de voir des ennemis partout. Le marquis de Girardin lui offre dans sa terre d'Ermenonville en 1771 le repos qu'il devait si peu de temps goûter. De 1771 à 1778, année de sa mort, il publie les Comidérations sur le gouver

nement de Pologne, fruit des principes établis dans le Contrat social; se livre avec l'ardeur qu'il avait apportée à ses travaux précédents, à son goût passionné pour la botanique. A cette période appartiennent encore les Réveries du Promeneur solitaire et Pygmalion.

Le 3 juillet 1778, Rousseau s'éteint à Ermenonville, empoisonné, disent les uns, naturellement, disent les autres; par le suicide, selon madame de Staël et Musset-Pathay, suicide contredit formellement par le témoignage du sculpteur Houdon. En 1794, ses restes sont portés au Panthéon. Genève a réparé en partie ses torts envers le plus illustre de ses fils, en lui érigeant une statue, confiée au ciseau d'un autre Genevois, Pradier. Paris n'a pas été plus loin, en fait de réparation tardive, qu'un buste des plus mesquins hissé au coin de la rue Platrière, devenue rue Jean-Jacques-Rousseau.

Voltaire et Jean-Jacques dominent le dix-. huitième siècle tout entier; l'heure n'est pas encore venue de rendre amplement justice à ces deux grands hommes, séparés de leur vivant, unis après leur mort dans l'admiration de la postérité, qui représentent, l'un l'esprit français dans ce qu'il a de plus subtil, l'autre l'amour du progrès dans sa plus large acception, servi par la magie d'un style incomparable, une vive sensibilité et une haute raison.

Ce n'est pas ici le lieu de refaire une fois de plus le parallèle de ces deux pères de la liberté moderne. Nous renvoyons pour cela à l'ingé nieux travail publié par M. Eugène Noël dan

la Bibliothèque utile (1), en attendant que nous puissions, comme nous l'espérons, remettre au Jour les œuvres les plus remarquables de Voltaire et de Rousseau. Si nous avons choisi le présent volume, c'est que, de tous ceux du généreux penseur, il nous a paru le plus complé tement résumer ses vues d'amélioration sociale. Nous voulions par là rendre un juste hommage à son livre de prédilection, celui qui, avec Emile, devait à ses yeux consacrer sa renommée. C'est aussi et surtout parce que c'est des entrailles de ce livre généreux qu'est sortie la grande révolution de 1789. Nous ne sommes pas, quant à nous, de ces enfants ingrats qui viennent lâchement baver des injures au pied de la statue de leur mère,

N. DAVID.

(1) Collection à 60 cent. le volume; Paris, Dubuisson et Co, 5, rue Coq-Héron.

DU CONTRAT SOCIAL

LIVRE PREMIER

Je veux chercher si, dans l'ordre civil, il peut y avoir quelque règle d'administration légitime et sûre en prenant les hommes tels qu'ils sont et les lois telles qu'elles peuvent être. Je tâcherai d'allier toujours dans cette recherche ce que le droit permet avec ce que l'intérêt prescrit, afin que la justice et l'utilité ne se trouvent point divisées.

J'entre en matière sans prouver l'importance de mon sujet. On me demandera si je suis prince ou législateur, pour écrire sur la politique. Je réponds que non, et que c'est pour cela que j'écris sur la politique. Si j'étais prince ou législateur, je ne perdrais pas mon temps à dire ce qu'il faut faire; je le ferais ou je me tairais,

Né citoyen d'un État libre et membre du souverain, quelque faible influence que puisse avoir ma voix dans les affaires publiques, le

droit d'y voter suffit pour m'imposer le devoir de m'en instruire: heureux, toutes les fois que je médite sur les gouvernements, de trouver toujours dans mes recherches de nouvelles raisons d'aimer celui de mon pays!

I.-Sujet de ce premier livre.

L'homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres qui De laisse pas d'être plus esclave qu'eux. Commont ce changement s'est-il fait? Je l'ignore. Qu'est-ce qui peut le rendre légitime? Je crois pouvoir résoudre cette question.

Si je ne considérais que la force et l'effet qui en dérive, je dirais Tant qu'un peuple est contraint d'obéir et qu'il obéit, il fait bien; sitôt qu'il peut secouer le joug et qu'il le secoue, il fait encore mieux; car, en recouvrant sa liberté par le même droit qui la lui a ravie, ou il est fondé à la reprendre, ou l'on ne l'é tait pas à la lui ôter. Mais l'ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres. Cependant ce droit ne vient point de la nature; il est donc fondé sur des conventions. Il s'agit de savoir quelles sont ces conventions. Avant d'en venir là, je dois établir ce que je viens d'avancer.

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La plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle est celle de la famille. Encore

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