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CHAPITRE XXV.

citation de l'ame. Parquoy il n'est pas estrange | les princes et la noblesse d'Italie s'amusoient plus si Antipater leur demandant cinquante enfants à se rendre ingenieux et sçavants, que vigoreux pour ostages, ils respondirent, tout au rebours de et guerriers'. ce que nous ferions, qu'ils aymoient mieulx donner deux fois autant d'hommes faicts': tant ils estimoient la perte de l'education de leur païs! Quand Agesilaus convie Xenophon d'envoyer nourrir ses enfants à Sparte, ce n'est pas pour y apprendre la rhetorique ou dialectique; mais « pour apprendre (ce dict il) la plus belle science qui soit, à sçavoir la science d'obeïr et de com

mander '. »

Il est tres plaisant de veoir Socrates, à sa mode, se mocquant de Hippias 3, qui luy recite comment il a gaigné, specialement en certaines petites villettes de la Sicile, bonne somme d'argent à regenter; et qu'à Sparte il n'a gaigné pas un sol; que ce sont gents idiots, qui ne sçavent ny mesurer ny compter, ne font estat ny de grammaire ny de rhythme, s'amusants seulement à sçavoir la suitte des roys, establissements et decadences des estats, et tels fatras de contes et au bout de cela, Socrates luy faisant advouer par le menu l'excellence de leur forme de gouvernement publicque, l'heur et vertu de leur vie privee, luy laisse deviner la conclusion de l'inutilité de ses arts. Les exemples nous apprennent, et en cette martiale police et en toutes ses semblables, que (l'estude des sciences amollit et effemine les courages plus qu'il ne les fermit et aguerrit. Le plus fort estat qui paroisse pour le present au monde est celui des Turcs, peuples egualement duicts à l'estimation des armes et mespris des lettres. Ie treuve Rome plus vaillante avant qu'elle feust sçavante. Les belliqueuses nations, en nos iours, sont les plus grossieres et ignorantes les Scythes, les Parthes, Tamburlan, nous servent à cette preuve. Quand les Gots ravagerent la Grece, ce qui sauva toutes les librairies d'estre passees au feu, ce feut un d'entre eulx qui sema cette opinion, qu'il falloit laisser ce meuble entier aux ennemis, propre à les destourner de l'exercice militaire, et amuser à des occupations sedentaires et oysifves 4. Quand nostre roy Charles huictiesme, quasi sans tirer l'espee du fourreau, se veit maistre du royaume de Naples et d'une bonne partie de la Toscane, les seigneurs de sa suitte attribuerent cette inesperee facilité de conqueste, à ce que

I PLUTARQUE, dans le même ouvrage. C.

2 ID. Vie d'Agésilas, c. 7. C.

3 PLATON, Hippias major, p. 96 et 97. C.

4 Plusieurs auteurs citent ce fait d'après Philippe Camerarius, Medit. Hist. cent. III, c. 51, où il cite lui-même J. B. Egnatius. C.

De l'institution des enfants.

A MADAME DIANE DE FOIX, COMTESSE DE GURSON.

Ie ne veis iamais pere, pour bossé ou teigneux que feust son fils, qui laissast de l'advouer; non pourtant, s'il n'est du tout enyvré de cette affection, qu'il ne s'apperceoive de sa defaillance: mais tant y a qu'il est sien. Aussi moy, je veoy mieulx que tout aultre que ce ne sont icy que resveries d'homme qui n'a gousté des sciences que la crouste premiere en son enfance, et n'en a retenu qu'un general et informe visage: un peu de chasque chose, et rien du tout, à la françoise. Car, en somme, ie sçay qu'il y a une medecine, une iurisprudence, quatre parties en la mathematique, et grossierement ce à quoy elles visent; et à l'adventure encores sçay ie la pretention des sciences en general au service de nostre vie : mais d'y enfoncer plus avant, de m'estre rongé les ongles à l'estude d'Aristote, monarque de la doctrine moderne, ou opiniastré aprez quelque science, ie ne l'ay iamais faict; ny n'est art dequoy ie sceusse peindre seulement les premiers lineaments; et n'est enfant des classes moyennes qui ne se puisse dire plus sçavant que moy, qui n'ay seulement pas dequoy l'examiner sur sa premiere leçon; et si l'on m'y force, ie suis contrainct assez ineptement d'en tirer quelque matiere de propos universel, sur quoy i'examine son iugement naturel : leçon qui leur est autant incogneue comme à moy la leur.

Ie n'ay dressé commerce avecques aulcun livre solide, sinon Plutarque et Seneque, où ie puyse comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse. I'en attache quelque chose à ce papier; à moy, si peu que rien. L'histoire, c'est mon gibbier en matiere de livres, ou la poësie, que i'ayme d'une particuliere inclination : car, comme disoit Cleanthes, tout ainsi que la voix, contraincte dans l'estroict canal d'une trompette, sort plus aigre et plus forte; ainsi me semble il que la sentence, pressee aux pieds nombreux de la poësie, s'eslance bien plus brusquement, et me fiert2 d'une plus vifve secousse. Quant aux facultez naturelles qui

On peut voir sur cette question la Déclamation latine de Lilio Giraldi adversus litteras et litteratos, t. II, pag. 583, éd. de Leyde, 1696; la Sagesse de Charron, III, 14, et les célèbres paradoxes de Rousseau. J. V. L.

2 Rousseau, qui a si bien profité de ce chapitre et du précédent, eut à s'applaudir, dans sa jeunesse, d'avoir lu Mon

sont en moy, dequoy c'est ici l'essay, ie les sens flechir soubs la charge: mes conceptions et mon iugement ne marche qu'à tastons, chancelant, bronchant et chopant; et quand ie suis allé le plus avant que ie puis, si ne me suis ie aulcunement satisfaict; ie veoy encores du païs au delà, mais d'une veue trouble et en nuage, que ie ne puis desmesler. Et entreprenant de parler indifferemment de tout ce qui se presente à ma fantasie, et n'y employant que mes propres et naturels moyens, s'il m'advient, comme il faict souvent, de rencontrer de bonne fortune dans les bons aucteurs ces mesmes lieux que i'ay entreprins de traicter (comme ie viens de faire chez Plutarque tout presentement son discours de la force de l'imagination), à me recognoistre, au prix de ces gents là, si foible et si chestif, si poisant et si endormy, ie me fois pitié ou desdaing à moy mesme si me gratifie ie de cecy, que mes opinions ont cet honneur de rencontrer souvent aux leurs, et que ie vois 'au moins de loing aprez, disant que voire2; aussi que l'ay cela, que chascun n'a pas, de cognoistre l'extreme difference d'entre eulx et moy et laisse, ce neantmoins, courir mes inventions ainsi foibles et basses comme ie les ay produictes, sans en replastrer et recoudre les defaults que cette comparaison m'y a descouverts

* Il fault avoir les reins bien fermes pour entreprendre de marcher front à front avecques ces gents là. Les escrivains indiscrets de nostre siecle, qui parmy leurs ouvrages de neant, vont semant des lieux entiers des anciens aucteurs, pour se faire honneur, font le contraire; car cette infinie dissemblance de lustres rend un visage si pasle, si terny et si laid à ce qui est leur, qu'ils y perdent beaucoup plus qu'ils n'y gaignent

C'estoient deux contraires fantasies : le philosophe Chrysippus mesloit à ses livres, non les passages seulement, mais des ouvrages entiers d'aultres aucteurs, et en un la Medee d'Euripides; et disoit Apollodorus que qui en retrancheroit ce qu'il y avoit d'estrangier, son papier demeureroit en blanc. Epicurus, au rebours, en trois cents volumes qu'il laissa, n'avoit pas mis une seule allegation3.

taigne, lorsqu'il se souvint que fiert veut dire frappe, du latin ferit, et devint ainsi l'heureux interprete de cette devise de la maison de Solar: Tel fiert qui ne tue pas. (Confess. part. I, liv. 3.) J. V. L.

1 Je vais, comme ie fois pour je fais. Quelques éditeurs emploient l'orthographe ie voys, ie foys, qui est peut-être moins régulière.

2 Disant que c'est vrai; oui, vraiment.

3 DIOGENE LAERCE, Chrysippe, VII, 181, 182; Épicure, X,

20. C.

:

Il m'adveint l'aultre iour de tumber sur un tel passage i'avoy traisné languissant aprez des paroles françoises si exsangues, si descharnees et si vuides de matiere et de sens, que ce n'estoit voirement que paroles françoises; au bout d'un long et ennuyeux chemin, ie veins à rencontrer une piece haulte, riche, et eslevee iusques aux nues. Si i'eusse trouvé la pente doulce, et la montee un peu alongee, cela eust esté excusable: c'estoit un precipice si droict et si couppé, que, des six premieres paroles, ie cogneus que ie m'envolois en l'aultre monde; de là ie descouvris la fondriere d'où ie venoy, si basse et si profonde, que ie n'eus oncques puis le cœur de m'y ravaller. Si i'estoffoy l'un de mes discours de ces riches despouilles, il esclaireroit par trop la bestise des aultres. Reprendre en aultruy mes propres faultes, ne me semble non plus incompatible que de reprendre, comme ie fois souvent, celles d'aultruy en moy: il les fault accuser par tout, et leur oster tout lieu de franchise. Si sçay ie combien audacieusement i'entreprens moy mesme à touts coups, de m'egualer à mes larrecins, d'aller pair à pair quand et eulx, non sans une temeraire esperance que ie puisse tromper les yeulx des iuges à les discerner; mais c'est autant par le benefice de mon application que par le benefice de mon invention et de ma force. Et puis, ie ne luicte point en gros ces vieux champions là, et corps à corps; c'est par reprinses-, menues et legieres attainctes ie ne m'y aheurte pas; ie ne fois que les taster; et ne vois point tant, comme ie marchande d'aller. Si ie leur pouvoy tenir palot, ie serois honneste homme; car ie ne les entreprens que par où ils sont les plus roides. De faire ce que l'ay descouvert d'aulcuns, se couvrir des armes d'aultruy iusques à ne monstrer pas seulement le bout de ses doigts; conduire son desseing, comme il est aysé aux sçavants en une matiere commune, soubs les inventions anciennes rappiecees par cy par là : à ceulx qui les veulent cacher et faire propres, c'est premierement iniustice et lascheté, que n'ayants rien en leur vaillant par où se produire, ils cherchent à se presenter par une valeur purement estrangiere; et puis, grande sottise, se contentants par piperie de s'acquerir l'ignorante approbation du vulgaire, se descrier envers les gents d'entendement, qui hochent du nez cette incrustation empruntee; desquels seuls

Sur un de ces beaux passages des anciens, copiés par les écrivains indiscrets de son siècle. J. V. L.

2 C'est-à-dire, si je pouvais aller de pair avec eux. C.

la louange a du poids. De ma part, il n'est rien | entens, sinon cela, que la plus grande difficulté que ie vueille moins faire : ie ne dis les aultres, sinon pour d'autant plus me dire1. Cecy ne touche pas les centons, qui se publient pour centons; et i'en ay veu de tres ingenieux en mon temps, entre aultres un, sous le nom de Capilupus 2, oultre les anciens : ce sont des esprits qui se font veoir, et par ailleurs et par là, comme Lipsius, en ce docte et laborieux tissu de ses Politiques 3. Quoy qu'il en soit, veulx ie dire, et quelles que soient ces inepties, ie n'ay pas deliberé de les cacher, non plus qu'un mien pourtraict chauve et grisonnant où le peintre auroit mis non un visage parfaict, mais le mien. Car aussi ce sont icy mes humeurs et opinions; ie les donne pour ce qui est en ma creance, non pour ce qui est à croire: ie ne vise icy qu'à descouvrir moy mesme, qui seray par adventure aultre demain, si nouvel apprentissage me change. le n'ay point l'auctorité d'estre creu, ny ne le desire, me sentant trop mal instruict pour instruire aultruy.

et importante de l'humaine science semble estre en cet endroict, où il se traicte de la nourriture et institution des enfants. Tout ainsi qu'en l'a griculture, les façons qui vont avant le planter sont certaines et aysees, et le planter mesme; mais depuis que ce qui est planté vient à prendre vie, à l'eslever il y a une grande varieté de façons, et difficulté : pareillement aux hommes', il y a peu d'industrie à les planter; mais depuis qu'ils sont nayz, on se charge d'un soing divers, plein d'embesongnement et de crainte, à les dresser et nourrir. La monstre de leurs inclinations est si tendre en ce bas aage et si obscure, les promesses si incertaines et faulses, qu'il est mal aysé d'y establir aulcun solide iugement. Veoyez Cimon, veoyez Themistocles, et mille aultres, combien ils se sont disconvenus à eulx mesmes. Les petits des ours et des chiens monstrent leur inclination naturelle; mais les hommes se iectants incontinent en des accoustumances, en des opinions, en des loix, se changent ou se desguisent facilement: si est il difficile de forcer les propensions naturelles. D'où il advient que par faulte d'avoir bien choisy leur route, pour neant se travaille on souvent, et employe lon beaucoup d'aage, à dresser des enfants aux choses ausquelles ils ne peuvent prendre pied. Toutesfois, en cette difficulté, mon opinion est de les acheminer tousiours aux meilleures choses et plus proufitables; et qu'on se doibt peu appliquer à ces legieres divinations et prognosticques que nous prenons des mouvements de leur enfance: Platon, en sa Republique, me semble leur donner trop d'auctorité.

Quelqu'un doncques ayant veu l'article precedent, me disoit chez moy l'aultre iour, que ie me debvois estre un petit estendu sur le discours de l'institution des enfants. Or, madame, si i'avoy quelque suffisance en ce subiect, ie ne pourroy la mieulx employer que d'en faire un present à ce petit homme qui vous menace de faire tantost une belle sortie de chez vous (vous estes trop genereuse pour commencer aultrement que par un masle): car ayant eu tant de part à la ❘ conduicte de vostre mariage, i'ay quelque droict et interest à la grandeur et prosperité de tout ce qui en viendra; oultre ce que l'ancienne possession que vous avez sur ma servitude m'oblige assez à desirer honneur, bien et advantage à tout ce qui vous touche: mais à la verité ie n'y 1 C'est-à-dire, je ne cite les autres que pour mieux exprimer ma pensée. Cette explication est en quelque sorte de Montaigne lui-même. Au livre II, ch. 10, on trouve le passage suivant, qui me parait indiquer clairement le sens de cette phrase, ie ne dis les aultres, sinon pour d'autant plus me dire: « Qu'on veoye, en ce que l'emprunte, si i'ay sceu choi-practiquer l'amitié d'un prince ou d'une nation a sir dequoy rehaulser ou secourir proprement l'invention, « qui vient tousiours de moy car ie fois dire aux aultres, a non à ma teste, mais à ma suitte, ce que ie ne puis si bien « dire, par foiblesse de mon langage, ou par foiblesse de mon « sens. » LEF....

2 Il y a de nombreux centons de Lelio Capilupi, de ses frères, de leur neveu; tous ces jeux d'esprit sont presque oubliés. J. V. L.

Madame, c'est un grand ornement que la science, et un util de merveilleux service, notamment aux personnes eslevees en tel degré de fortune, comme vous estes. A la verité, elle n'a point son vray usage en mains viles et basses : elle est bien plus fiere de prester ses moyens à conduire une guerre, à commander un peuple, à

estrangiere, qu'à dresser un argument dialectique, ou à plaider un appel, ou ordonner une masse de pilules. Ainsi, madame, parce que ie croy que vous n'oublierez pas cette partie en l'institution des vostres, vous qui en avez sa

(car nous avons encores les escripts de ces anciens comtes de Foix, d'où monsieur le comte vostre mary et vous estes descendus; et François

3 Politica, sive civilis doctrinæ libri sex, qui ad princi-vouré la doulceur, et qui estes d'une race lettree patum maxime spectant; vaste compilation, publiée pour la première fois à Leyde en 1589, in-8° et in-4°. Montaigne, d'ailleurs, se montre ici reconnaissant; car Juste-Lipse, qui entretenait avec lui une correspondance épistolaire, lui envoya cet ouvrage en lui écrivant ( Centur. II miscell. Epist. 62): O tui similis mihi lector sit! Ce livre était dans l'esprit du temps, car il fut souvent traduit et commenté. J. V. L.

1 Voyez PLATON, Theagès, p. 88, édit. de 1802. C.

monsieur de Candale, vostre oncle, en faict | mesureement, c'est une des plus ardues besonnaistre touts les iours d'aultres qui estendront la cognoissance de cette qualité de vostre famille à plusieurs siecles); ie vous veulx dire là dessus une seule fantasie que i'ay, contraire au commun usage: c'est tout ce que ie puis conferer à vostre service en cela.

La charge du gouverneur que vous luy donnerez, du chois duquel depend tout l'effect de son institution, elle a plusieurs aultres grandes parties, mais ie n'y touche point, pour n'y sçavoir rien apporter qui vaille; et de cet article sur lequel ie me mesle de luy donner advis, il m'en croira autant qu'il y verra d'apparence. A un enfant de maison, qui recherche les lettres, non pour le gaing (car une fin si abiecte est indigne de la grace et faveur des Muses, et puis elle regarde et depend d'aultruy), ny tant pour les commoditez externes que pour les siennes propres, et pour s'en enrichir et parer au dedans, ayant plustost envie d'en reussir' habile homme qu'homme sçavant, ie vouldrois aussi qu'on feust soigneux de luy choisir un conducteur qui eust plustost la teste bien faicte que bien pleine; et qu'on y requist touts les deux, mais plus les mœurs et l'entendement que la science; et qu'il se conduisist en sa charge d'une nouvelle maniere.

On ne cesse de criailler à nos aureilles, comme qui verseroit dans un entonnoir; et nostre charge, ce n'est que redire ce qu'on nous a dict: ie vouldroy qu'il corrigeast cette partie, et que de belle arrivee, selon la portee de l'ame qu'il a en main, il commenceast à la mettre sur la monstre, luy faisant gouster les choses, les choisir, et discerner d'elle mesme, quelquesfois luy ouvrant chemin, quelquesfois le luy laissant ouvrir. Ie ne veulx pas qu'il invente et parle seul; ie veulx qu'il escoute son disciple parler à son tour. Socrates, et depuis Arcesilaus, faisoient premierement parler leurs disciples, et puis ils parloient à eulx2. Obest plerumque iis, qui discere volunt, auctoritas eorum, qui docent3. Il est bon qu'il le face trotter devant luy pour iuger de son train, et iuger iusques à quel poinct il se doibt ravaller pour s'accommoder à sa force. A faulte de cette proportion, nous gastons tout; et de la sçavoir choisir et s'y conduire bien

D'en tirer un habil'homme qu'un homme sçavant, édit. in-4o de 1588, fol. 55 verso. Montaigne, en changeant depuis la construction, a pris le mot réussir dans le sens italien, riuscire. J. V. L.

2 DIOGÈNE LAERCE, IV, 36. C.

3 L'autorité de ceux qui enseignent nuit souvent à ceux qui veulent apprendre. Cic. de Nat. deor. 1, 5.

gnes que ie sçache; et est l'effect d'une haulte ame et bien forte, sçavoir condescendre à ces allures pueriles, et les guider. Ie marche plus seur et plus ferme à mont qu'à val.

Ceulx qui, comme nostre usage porte, entreprennent, d'une mesme leçon et pareille mesure de conduicte, regenter plusieurs esprits de si diverses mesures et formes; ce n'est pas merveille si en tout un peuple d'enfants, ils en rencontrent à peine deux ou trois qui rapportent quelque iuste fruict de leur discipline. Qu'il ne luy demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance; et qu'il iuge du proufit qu'il aura faict, non par le tesmoignage de sa memoire, mais de sa vie. Que ce qu'il viendra d'apprendre, il le luy face mettre en cent visages, et accommoder à autant de divers subiects, pour veoir s'il l'a encores bien prins et bien faict sien : prenant l'instruction de son progrez, des paidagogismes de Platon'. C'est tesmoignage de crudité et indigestion, que de regorger la viande comme on l'a avallee : l'estomach n'a pas faict son operation, s'il n'a faict changer la façon et la forme à ce qu'on luy avoit donné à cuyre. Nostre ame ne bransle qu'à credit, liee et contraincte à l'appetit des fantasies d'aultruy, serve et captivee soubs l'auctorité de leur leçon on nous a tant assubiectis aux chordes, que nous n'avons plus de franches allures; nostre vigueur et liberté est esteincte: nunquam tutelæ suæ fiunt.

Ie veis priveement à Pise un honneste homme, mais si aristotelicien, que le plus general de ses dogmes est, « que la touche et reigle de toutes imaginations solides et de toute verité, c'est la conformité à la doctrine d'Aristote; que hors de là, ce ne sont que chimeres et inanité; qu'il a tout veu et tout dict : » cette sienne proposition, pour avoir esté un peu trop largement et iniquement interpretee, le meit aultrefois et teint longtemps en grand accessoire 3à l'inquisition à Rome.

Qu'il luy face tout passer par l'estamine, et ne loge rien en sa teste par simple auctorité et à credit. Les principes d'Aristote ne luy soient principes, non plus que ceulx des stoïciens ou epicuriens qu'on luy propose cette diversité de iugements, il choisira, s'il peult; sinon il en demeurera en doubte4.

Jugeant de ses progrès d'après la méthode pédagogique suivie par Socrate, dans les dialogues de Platon. LEF.... 2 Ils sont toujours en tutelle. SÉNÈQUE, Epist. 33. 3 En grand accident, en grand danger. C.

4 Montaigne ajoutait ici, il n'y a que les fols certains ei resolus; mais il a rayé ensuite cette addition. N.

Che non men che saper dubbiar m'aggrada ' : car s'il embrasse les opinions de Xenophon et de Platon par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes : qui suyt un aultre, il ne suyt rien, il ne treuve rien, voire il ne cherche rien. Non sumus sub rege; sibi quisque se vindicet. Qu'il scache qu'il sçait, au moins. Il fault qu'il imboive leurs humeurs, non qu'il apprenne leurs preceptes: et qu'il oublie hardiement, s'il veult, d'où il les tient, mais qu'il se les scache approprier. La verité et la raison sont communes à un chascun, et ne sont non plus à qui les a dictes premierement, qu'à qui les dict aprez: ce n'est non plus selon Platon que selon moy, puis que luy et moy l'entendons et veoyons de mesme. Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs; mais elles en font aprez le miel, qui est tout leur; ce n'est plus thym, ny mariolaine : ainsi les pieces empruntees d'aultruy, il les transformera et confondra pour en faire un ouvrage tout sien, à sçavoir son iugement: son institution, son travail et estude ne vise qu'à le former. Qu'il cele tout ce dequoy il a esté secouru, et ne produise que ce qu'il en a faict. Les pilleurs, les emprunteurs, mettent en parade leurs bastiments, leurs achapts; non pas ce qu'ils tirent d'aultruy : vous ne veoyez pas les espices d'un homme de parlement; vous veoyez les alliances qu'il a gaignees, et honneurs à ses enfants : nul ne met en compte publicque sa recepte; chascun y met son acquest.

Le gaing de nostre estude, c'est en estre de venu meilleur et plus sage. C'est, disoit Epicharmus3, l'entendement qui veoid et qui oyt; c'est l'entendement qui approufite tout, qui dispose tout, qui agit, qui domine et qui regne; toutes aultres choses sont aveugles, sourdes et sans ame. Certes, nous le rendons servile et couard, pour ne luy laisser la liberté de rien faire de soy. Qui demanda iamais à son disciple ce qu'il luy semble de la rhetorique et de la grammaire, de telle ou telle sentence de Cicero? on nous les placque en la memoire toutes empennees, comme des oracles, où les lettres et les syllabes sont de la substance de la chose. Scavoir par cœur n'est pas sçavoir; c'est tenir ce qu'on a donné en garde à sa memoire. Ce qu'on sçait droictement, on en dispose, sans regarder au patron, sans tourner les yeulx vers son li

1 Aussi bien que savoir, douter a son mérite.
DANTE, Inferno, cant. XI, v. 93.

2 Nous n'avons pas de roi; que chacun dispose librement de soi-même. SÉNÈQUE, Epist. 33.

3 Dans les Stromates de S. CLÉMENT D'ALEXANDRIE, 1. II, et dans PLUTARQUE, de Solertia animalium, p. 961, éd. de Paris, 1624. C.

MONTAIGNE.

vre. Fascheuse suffisance, qu'une suffisance pure
livresque! Ie m'attens qu'elle serve d'ornement,
non de fondement; suyvant l'advis de Platon, qui
dict « la fermeté, la foy, la sincerité, estre la
vraye philosophie; les aultres sciences, et qui vi-
sent ailleurs, n'estre que fard. » Ie vouldroy que
le Paluel ou Pompee, ces beaux danseurs de mon
temps, apprinssent des caprioles à les veoir seu-
lement faire, sans nous bouger de nos places;
comme ceulx cy veulent instruire nostre enten-
dement, sans l'esbranler : ou qu'on nous apprinst
à manier un cheval, ou une picque, ou un luth,
ou la voix, sans nous y exercer; comme ceulx
cy nous veulent apprendre à bien iuger et à bien
parler, sans nous exercer à parler ny à iuger.
Or, à cet apprentissage, tout ce qui se presente
à nos yeulx sert de livre suffisant : la malice d'un
page, la sottise d'un valet, un propos de table,
ce sont autant de nouvelles matieres.
A cette cause,
le commerce des hommes y est
merveilleusement propre, et la visite des païs es-
trangiers: non pour en rapporter seulement, à
la mode de nostre noblesse françoise, combien
de pas a Santa Rotonda1, ou la richesse des
calessons de la signora Livia; ou, comme d'’aul-
tres, combien le visage de Neron, de quelque
vieille ruyne de là, est plus long ou plus large que
celuy de quelque pareille medaille : mais pour en
rapporter principalement les humeurs de ces na-
tions et leurs façons, et pour frotter et limer nostre
cervelle contre celle d'aultruy. Ie vouldroy qu'on
commenceast à le promener dez sa tendre en-
fance; et premierement, pour faire d'une pierre
deux coups, par les nations voysines où le lan-
gage est plus esloingné du nostre, et auquel,
vous ne la formez de bonne heure, la langue ne
se peult plier.

si

Aussi bien est ce une opinion receue d'un chascun, que ce n'est pas raison de nourrir un enfant au giron de ses parents : cette amour naturelle les attendrit trop et relasche, voire les plus sages; ils ne sont capables ny de chastier ses faultes, ny de le veoir nourry grossierement comme il fault et hazardeusement; ils ne le sçauroient souffrir revenir suant et pouldreux de son exercice, boire chauld, boire froid, ny le veoir sur un cheval rebours, ny contre un rude tireur le floret au poing, ou la premiere arquebuse. Car il n'y a remede qui en veult faire un homme de bien, sans doubte il ne le fault espargner en cette ieu

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