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iamais, que ie puisse, à homme qui decide de ma teste; où mon honneur et ma vie depende de l'industrie et soing de mon procureur plus que de mon innocence. Ie me hazarderois à une telle iustice, qui me recogneust du bien faict, comme du mal faict; où i'eusse autant à esperer qu'à craindre l'indemnité n'est pas monnoye suffisante à un homme qui faict mieulx que de ne faillir point'. Nostre iustice ne nous presente que l'une de ses mains, et encores la gauche; quiconque il soit, il en sort avecques perte.

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parce qu'elles sont iustes, mais parce qu'elles sont loix : c'est le fondement mystique de leur aucto rité, elles n'en ont point d'aultre; qui' bien leur sert. Elles sont souvent faictes par des sots; plus souvent par des gents qui, en haine d'egualité, ont faulte d'equité; mais tousiours par des hommes, aucteurs vains et irresolus. Il n'est rien si lourdement et largement faultier que les loix, ny si ordinairement. Quiconque leur obeït parce qu'elles sont iustes, ne leur obeït pas iustement par où il doibt. Les nostres françoises prestent aulcunement la main, par leur desreiglement et deformité, au desordre et corruption qui se veoid en leur dispensation et execution : le commandement est si trouble et inconstant, qu'il excuse aulcunement et la desobeïssance, et le vice de l'interpretation, de l'administration et de l'obser

En la Chine, duquel royaume la police et les arts, sans commerce et cognoissance des nostres, surpassent nos exemples en plusieurs parties d'excellence, et duquel l'histoire m'apprend combien le monde est plus ample et plus divers que ny les anciens ny nous ne penetrons, les officiers deputez par le prince pour visiter l'estat de ses pro-vation. Quel que soit doncques le fruict que nous vinces, comme ils punissent ceulx qui malversent en leur charge, ils remunerent aussi, de pure liberalité, ceulx qui s'y sont bien portez oultre la commune sorte, et oultre la necessité de leur debvoir: on s'y presente, non pour se guarantir seulement, mais pour y acquerir; ny simplement pour estre payé, mais pour y estre estrené.

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3

Nul iuge n'a encores, Dieu mercy, parlé à moy comme iuge, pour quelque cause que ce soit, ou mienne ou tierce, ou criminelle ou civile: nulle prison m'a receu, non pas seulement pour m'y promener; l'imagination m'en rend la veue, mesme du dehors, desplaisante. Ie suis si affady aprez la liberté, que qui me deffendroit l'accez de quelque coing des Indes, i'en vivrois aulcunement 3 plus mal à mon ayse et tant que ie trouveray terre, ou air ouvert ailleurs, ie ne croupiray en lieu où il me faille cacher. Mon Dieu! que mal pourroy ie souffrir la condition où ie veoy tant de gents, clouez à un quartier de ce royaume, privez de l'entree des villes principales, et des courts, et de l'usage des chemins publicques, pour avoir querellé nos loix! Si celles que ie sers me menaceoient seulement le bout du doigt, ie m'en irois incontinent en trouver d'aultres, où que ce feust. Toute ma petite prudence, en ces guerres civiles où nous sommes, s'employe à ce qu'elles n'interrompent ma liberté d'aller et venir.

Or les loix se maintiennent en credit, non

mère. PLUTARQUE, dans la Vie d'Alcibiade, c. 23, version d'Amyot. C.

Édition de 1588, fol. 474: « à un homme qui n'est pas seulement exempt de mal faire, mais qui faict mieux que les aultres. >>

Si infatué, si fou de la liberté. E. J. quelque sorte, quelque peu. E. J. MONTAIGNE.

pouvons avoir de l'experience, à peine servira
beaucoup à nostre institution celle que nous tirons
des exemples estrangiers, si nous faisons si mal
nostre proufit de celle que nous avons de nous
mesmes, qui nous est plus familiere, et certes
suffisante à nous instruire de ce qu'il nous fault.
Ie m'estudie plus qu'aultre subiect: c'est ma me
taphysique, c'est ma physique.

Qua Deus hanc mundi temperet arte domum;
Qua venit exoriens, qua deficit, unde coactis
Cornibus in plenum menstrua luna redit;

Unde salo superant venti, quid flamine captet
Eurus, et in nubes unde perennis aqua;

Sit ventura dies, mundi quæ subruat arces,

Quærite, quos agitat mundi labor 2,

:

En cette université, ie me laisse ignoramment et negligemment manier à la loy generale du monde : iela sçauray assez quand ie la sentiray; ma science ne luy peult faire changer de route elle ne se diversifiera pas pour moy; c'est folie de l'esperer, et plus grande folie de s'en mettre en peine, puis qu'elle est necessairement semblable, publicque et commune. La bonté et capacité du Gouverneur nous doibt, à pur et à plein, descharger du soing de gouvernement : les inquisitions et contemplations philosophiques ne servent que d'aliment à nostre curiosité. Les philosophes,

Lequel. E. J.

2 Par quel art Dieu gouverne le monde; par quelle route la lune s'élève et se retire; comment réunissant son double croissant, elle répare ses pertes chaque mois; d'où parlent les vents qui règnent sur la mer; quels sont les effets de celui du midi; quelles eaux produisent incessamment les nuages s'il doit venir un jour qui détruise le monde... Sondez ces mystères, vous qu'agite le soin de connaitre la nature. - Les six premiers vers sont de PROPERCE, III, 5, 26. Le secon passage est de LUCAIN, I, 417. G.

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avecques grand raison, nous renvoyent aux reigles de nature; mais elles n'ont que faire de si sublime cognoissance : ils les falsifient, et nous presentent son visage peinct, trop hault en couleur et trop sophistiqué, d'où naissent tant de divers pourtraicts d'un subiect si uniforme. Comme elle nous a fourny de pieds à marcher, aussi a elle de prudence à nous guider en la vie : prudence non tant ingenieuse, robuste et pompeuse comme celle de leur invention; mais, à l'advenant, facile, quiete et salutaire, et qui faict tres bien ce que l'aultre dict, en celuy qui a l'heur de sçavoir l'employer naïfvement et ordonneement, c'est à dire naturellement. Le plus simplement se commettre à nature, c'est s'y commettre le plus sagement. Oh! que c'est un doulx et mol chevet, et sain, que l'ignorance et l'incuriosité, à reposer une teste bien faicte!

qu'un sot; instruction bien plus ample et importante. Les fauls pas que ma memoire m'a faict si souvent, lors mesme qu'elle s'asseure le plus de soy, ne se sont pas inutilement perdus : elle a beau me iurer à cette heure et m'asseurer, ie secoue les aureilles; la premiere opposition qu'on faict à son tesmoignage me met en suspens, et n'oseroy me fier d'elle en chose de poids, ny la guarantir sur le faict d'aultruy : et n'estoit que ce que ie fois par faulte de memoire, les aultres le font encores plus souvent par faulte de foy, ie prendroy tousiours, en chose de faict,' la verité de la bouche d'un aultre, plustost que de la mienne. Si chascun espioit de prez les effects et circonstances des passions qui le regentent, comme l'ay faict de celles à qui l'estoy tumbé en partage, il les verroit venir, et rallentiroit un peu leur impetuosité et leur course: elles ne nous saultent pas tousiours au collet d'un prinsault'; il y a de la menace et des degrez;

Fluctus uti primo cœpit quum albescere vento, Paulatim sese tollit mare, et altius undas Erigit, inde imo consurgit ad æthera fundo 2. Le iugement tient chez moy un siege magistral, au moins il s'en efforce soigneusement; il laisse mes appetits aller leur train, et la haine, et l'amitié, voire et celle que ie me porte à moy mesme, sans s'en alterer et corrompre s'il ne peult reformer les aultres parties selon soy,'au moins ne se laisse il pas difformer à elles; il faict son ieu à part.

l'aymeroy mieulx m'entendre bien en moy, qu'en Ciceron'. De l'experience que i'ay de moy, ie treuve assez dequoy me faire sage, si i'estoy bon escholier qui remet en sa memoire l'excez de sa cholere passee, et iusques où cette fiebvre l'emporta, veoid la laideur de cette passion mieulx que dans Aristote, et en conceoit une haine plus iuste qui se souvient des maulx qu'il a courus, de ceulx qui l'ont menacé, des legieres occasions qui l'ont remué d'un estat à aultre, se prepare par là aux mutations futures, et à la recognoissance de sa condition. La vie de Cesar n'a point plus d'exemple que la nostre pour nous; et emperiere, et populaire, c'est tousiours une vie, que L'advertissement à chascun « De se cognoistouts accidents humains regardent. Escoutons ytre,» doibt estre d'un important effect, puis que seulement; nous nous disons tout ce dequoy nous ce dieu de science et de lumiere3 le feit planavons principalement besoing qui se souvient ter au front de son temple, comme comprenant de s'estre tant et tant de fois mescompté de son tout ce qu'il avoit à nous conseiller: Platon dict propre iugement, est il pas un sot de n'en entrer aussi que prudence n'est aultre chose que l'execupour iamais en desfiance? Quand ie me treuve tion de cette ordonnance; et Socrates le verifie par convaincu, par la raison d'aultruy, d'une opinion le menu, en Xenophon. Les difficultez et l'obsfaulse, ie n'apprens pas tant ce qu'il m'a dict curité ne s'apperceoivent en chascune science, de nouveau, et cette ignorance particuliere (ce que par ceulx qui y ont entree; car encores fault seroit peu d'acquest), comme en general i'apprens il quelque degré d'intelligence, à pouvoir rema debilité et la trahison de mon entendement: marquer qu'on ignore; et fault poulser à une d'où ie tire la reformation de toute la masse. En porte, pour sçavoir qu'elle nous est close : d'où toutes mes aultres erreurs, ie fois de mesme; et naist cette platonique subtilité, que « Ny ceulx sens de cette reigle grande utilité à la vie : ie ne qui sçavent n'ont à s'enquerir, d'autant qu'ils regarde pas l'espece et l'individu, comme une pierre où l'aye brunché; i'apprens à craindre mon allure par tout, et m'attens à la reigler. D'apprendre qu'on a dict ou faict une sottise, ce n'est rien que cela il fault apprendre qu'on n'est

L'édition de 1588, fol. 474 verso, porte qu'en Platon.

1 D'un premier saut. E. J.

R

2 Ainsi l'on voit, au premier souffle des vents, la mer blanchir, s'enfler peu à peu, soulever ses ondes, et bientôt, du fond des abimes, porter ses vagues jusqu'aux nues. VIRG. Eneide, VII, 528.

3 Apollon. Sur le frontispice de son temple, à Delphes, on lisait la fameuse maxime, Tvob: σeautóv, Nosce te ipsum.

J. V. L.

4 PLATON, Menon, p. 80. C.

>>

soit il', vous et moy ouyr Socrates; là ie seray disciple avecques vous: » et soustenant ce dogme de sa secte stoïque, << que la vertu suffisoit à rendre une vie plainement heureuse et n'ayant besoing de chose quelconque ; << Sinon de la force de Socrates, » adioustoit il.

Cette longue attention que i'employe à me considerer, me dresse à iuger aussi passablement des aultres; et est peu de chose dequoy ie parle plus heureusement et excusablement : il m'advient souvent de veoir et distinguer plus exactement les conditions de mes amis, qu'ils ne font eulx mesmes; i'en ay estonné quelqu'un par la pertinence de ma description, et l'ay adverty de soy. Pour m'estre dez mon enfance dressé à mirer ma vie dans celle d'aultruy, i'ay acquis une complexion studieuse en cela; et quand i'y pense, ie laisse eschapper autour de moy peu de choses qui y servent, contenances, humeurs, discours. I'estudie tout ce qu'il me fault fuyr, ce qu'il me fault suyvre. Ainsin à mes amis, ie descouvre, par leurs productions, leurs inclinations internes ; non pour renger cette infinie varieté d'actions, si diverses et si descouppees, à certains genres et cha pitres, et distribuer distinctement mes partages et divisions en classes et regions cogneues;

sçavent; Ny ceulx qui ne sçavent, d'autant que | sophe Antisthenes, à ses disciples, « Allons, dipour s'enquerir il fault sçavoir dequoy on s'enquiert. Ainsin en cette cy« De se cognoistre soy mesme, » ce que chascun se veoid si resolu et satisfaict, ce que chascun y pense estre suffisamment entendu, signifie que chascun n'y entend rien du tout; comme Socrates apprend à Euthydeme'. Moy, qui ne fois aultre profession, y treuve une profondeur et varieté si infinie, que mon apprentissage n'a aultre fruict que de me faire sentir combien il me reste à apprendre. A ma foiblesse, si souvent recogneue, ie dois l'inclination que l'ay à la modestie, à l'obeïssance des creances qui me sont prescriptes, à une constante froideur et moderation d'opinions, et la haine de cette arrogance importune et querelleuse se croyant et fiant toute à soy, ennemie capitale de discipline et de verité. Oyez les regenter; les premieres sottises qu'ils mettent en avant, c'est au style qu'on establit les religions et les loix 2. Nihil est turpius, quam cognitioni et perceptioni assertionem approbationemque præcurrere 3. Aristarchus disoit qu'anciennement à peine se trouva il sept sages au monde; et que, de son temps, à peine se trouvoit il sept ignorants: aurions nous pas plus de raison que luy de le dire en nostre temps? L'affirmation et l'opiniastreté sont signes exprez de bestise. Cettuy cy aura donné du nez à terre cent fois pour un iour; le voy là sur ses ergots, aussi resolu et entier que devant vous diriez qu'on luy a infus, depuis, quelque nouvelle ame et vigueur d'entendement, et qu'il luy advient comme à cet ancien fils de la terre, qui reprenoit nouvelle fermeté et se renforceoit par sa cheute;

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Sed neque quam multa species, et nomina quæ sint,
Est numerus 2.

Les sçavants parlent, et denotent leurs fantasies,
plus specifiquement et par le menu : moy, qui
n'y veoy qu'autant que l'usage m'en informe,
sans reigle, presente generalement les miennes,
et à tastons; comme en cecy, ie prononce ma sen-
tence par articles descousus, ainsi que de chose
qui ne se peult dire à la fois et en bloc : la relation
et la conformité ne se treuvent point en telles
ames que les nostres, basses et communes. La
sagesse est un bastiment solide et entier, dont
chasque piece tient son reng, et porte sa marque:
sola sapientia in se tota conversa est3. le laisse
aux artistes, et ne sçay s'ils en viennent à bout en
chose si meslee, si menue et fortuite, de renger en
bandes cette infinie diversité de visages, et ar-
rester nostre inconstance, et la mettre par ordre.

'DIOG. LAERCE, VI, 2. Au lieu de cet éloge de Socrate par Antisthènes, on lisait seulement dans l'édition de 1588, fol. 476 « qu'ils la recognoissent par Socrates, le plus sage qui feut oncques, au tesmoignage des dieux et des hommes. >>

2 Car on n'en saurait dire tous les noms, ni désigner toutes les espèces. Georg. II, 103, où Virgile parle de toutes les es pèces de raisins qu'on ne saurait nommer ni compter. C. 3 Il n'y a que la sagesse qui soit toute renfermée en elle même. Cic. de Finib. bon. et mal. III, 7.

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Non seulement ie treuve mal aysé d'attacher nos | piece à piece, simplement et naturellement; luy

actions les unes aux aultres; mais chascune à part soy, ie treuve mal aysé de la designer proprement par quelque qualité principale: tant elles sont doubles, et bigarrees à divers lustres. Ce qu'on remarque pour rare au roy de Macedoine, Perseus', «Que son esprit ne s'attachant à aulcune et condition, alloit errant par tout genre de vie, representant des mœurs si essorees' et vagabondes, qu'il n'estoit cogneu ny de luy, ny d'aultres, quel homme ce feut, » me semble à peu prez convenir à tout le monde; et par dessus touts, l'ay veu quelque aultre de sa taille, à qui cette conclusion s'appliqueroit plus proprement encores, ce croy ie3: Nulle assiette moyenne; s'emportant tousiours de l'un à l'aultre extreme par occasions indivinables; nulle espece de train, sans traverse et contrarieté merveilleuse; nulle faculté simple: si que le plus vraysemblablement qu'on en pourra feindre un iour, ce sera qu'il affectoit et estudioit de se rendre cogneu par estre mescognoissable. Il faict besoing d'aureilles bien fortes, pour s'ouyr franchement iuger : et parce qu'il en est peu qui le puissent souffrir sans morsure, ceulx qui se hazardent de l'entreprendre envers nous, monstrent un singulier effect d'amitié; car c'est aymer sainement, d'entreprendre à blecer et offenser pour proufiter. Ie treuve rude de iuger celuy là, en qui les mauvaises qualitez surpassent les bonnes : Platon ordonne trois par ties à qui veult examiner l'ame d'un aultre, Science, Bienvueillance, Hardiesse 4.

Quelquesfois on me demandoit à quoy i'eusse pensé estre bon, qui se feust advisé de se servir de moy pendant que i'en avoy l'aage;

Dum melior vires sanguis dabat, æmula necdum
Temporibus geminis canebat sparsa senectus 5:

« A rien, » dis ie; et m'excuse volontiers de ne sçavoir faire chose qui m'esclave à aultruy. Mais f'eusse dict ses veritez à mon maistre, et eusse contreroollé ses mœurs, s'il eust voulu : non en gros, par leçons scholastiques que ie ne sçay point, et n'en veoy naistre aulcune vraye reformation en ceulx qui les sçavent; mais les observant pas à pas, en toute opportunité, et en iugeant à l'œil,

C'est le caractère que lui donne TITE-LIVE, XLI, 20: Nulli fortune, dit-il, adhærebat animus, per omnia genera vitæ errans; uti nec sibi, nec aliis, quinam homo esset, satis constaret. C.

2 Si libres en leur essor. E. J.

3 L'auteur veut parler de lui-même.

4 PLATON, Gorg. éd. de Francfort, 1602, p. 332. C.

5 Lorsqu'un sang plus vif bouillait dans mes veines, et que ja vieillesse jalouse n'avait pas encore blanchi ma tête. VIRGILE, Enéide, V, 415.

faisant veoir quel il est en l'opinion commune; m'opposant à ses flatteurs. Il n'y a nul de nous qui ne valust moins que les roys, s'il estoit ainsi continuellement corrompu, comme ils sont, de cette canaille de gents: comment, si Alexandre, ce grand et roy et philosophe, ne s'en peut deffendre? l'eusse eu assez de fidelité, de iugement et de liberté pour cela. Ce seroit un office sans nom, aultrement il perdroit son effect et sa grace; et est un roolle qui ne peult indifferemment appartenir à touts : car la verité mesme n'a pas ce privilege d'estre employee à toute heure et en toute sorte; son usage, tout noble qu'il est, a ses circonscriptions et limites. Il advient souvent, comme le monde est, qu'on la lasche à l'aureille du prince, non seulement sans fruict, mais dommageablement, et encores iniustement : et ne me fera lon pas accroire qu'une saincte remonstrance ne puisse estre appliquee vicieusement, et que l'interest de la substance ne doibve souvent ceder à l'interest de la forme.

Ie vouldrois, à ce mestier, un homme content de sa fortune,

Quod sit, esse velit, nihilque malit',

et nay

de moyenne fortune: d'autant que, d'une part, il n'auroit point de crainte de toucher vifvement et profondement le cœur du maistre, pour ne perdre par là le cours de son advancement; et d'aultre part, pour estre d'une condition moyenne, il auroit plus aysee communication à toute sorte de gents. Ie le vouldrois à un homme seul; car respandre le privilege de cette liberté et privauté à plusieurs, engendreroit une nuisible irreverence; ouy, et de celuy là ie requerroy surtout la fidelité du silence.

Un roy n'est pas à croire, quand il se vante de sa constance à attendre le rencontre de l'ennemy, pour sa gloire; si pour son proufit et amendement, il ne peult souffrir la liberté des paroles d'un amy, qui n'ont aultre effort que de luy pincer l'ouye, le reste de leur effect estant en sa main. Or il n'est aulcune condition d'hommes qui ayt si grand besoing que ceulx là, de vrays et libres advertissements: ils soustiennent une vie publicque, et ont à agreer à l'opinion de tant de spectateurs, que, comme on a accoustumé de leur taire tout ce qui les divertit de leur route, ils se treuvent, sans le sentir, engagez en la haine et detestation de leurs peuples, pour des occasions

I Qui voulût être ce qu'il est, et rien de plus. MARTIAL, X, 47, 12.

souvent qu'ils eussent peu eviter, à nul interest' | prendre. Ils font telle description de nos maulx que faict un trompette de ville qui crie un cheval ou un chien perdu Tel poil, telle haulteur, telle aureille; mais presentez le luy, il ne le cognoist pas pourtant. Pour Dieu ! que la medecine me face un iour quelque bon et perceptible secours, veoir comme ie crieray de bonne foy,

de leurs plaisirs mesme, qui les en eust advisez et redressez à temps. Communement leurs favoris regardent à soy, plus qu'au maistre : et il leur va de bon'; d'autant qu'à la verité la pluspart des offices de la vraye amitié sont, envers le souverain, en un rude et perilleux essay3; de maniere qu'il y faict besoing, non seulement de beaucoup d'affection et de franchise, mais encores de

courage.

Enfin toute cette fricassee que ie barbouille icy, n'est qu'un registre des essais de ma vie, qui est, pour l'interne santé, exemplaire assez, à prendre l'instruction à contrepoil: mais quant à la santé corporelle, personne ne peult fournir d'experience plus utile que moy, qui la presente pure, nullement corrompue et alteree par art et par opination. L'experience est proprement sur son fumier au subiect de la medecine, où la raison luy quitte toute la place: Tibere disoit que quiconque avoit vescu vingt ans, se debvoit respondre des choses qui luy estoient nuisibles ou salutaires, et se sçavoir conduire sans medecine: et le pouvoit avoir apprins de Socrates, lequel conseillant à ses disciples soigneusement, et comme un tres principal estude, l'estude de leur santé, adioustoit qu'il estoit mal aysé qu'un homme d'entendement, prenant garde à ses exercices, à son boire et à son manger, ne discernast mieulx que tout medecin, ce qui luy estoit bon ou mauvais3. Si faict la medecine profession d'avoir tousiours l'experience pour touche de son operation: ainsi Platon avoit raison de dire, que pour estre vray medecin, il seroit necessaire que celuy qui l'entreprendroit eust passé par toutes les maladies qu'il veult guarir, et par touts les accidents et circonstances dequoy il doibt iuger. C'est raison qu'ils prennent la verole, s'ils la veulent sçavoir panser. Vrayement ie m'en fierois à celuy là : car les aultres nous guident comme celuy qui peinet les mers, ies escueils et les ports, estant assis sur sa table, ety faict promener le modelle d'une navire en toute seureté; iectez le à l'effect, il ne sçait par où s'y

1 Sans détriment de. E. J.

2 Et cela leur réussit. E. J.

3 Nam suadere principi, quod oporteat, multi laboris. TACITE, Hist. I, 15.

4 Montaigne semble avoir eu dans l'esprit ce passage de TACITE (Annal. VI, 46), où l'historien dit de Tibère : Solitusque eludere medicorum artes, atque eos, qui post tricesimum ætatis annum, ad internoscenda corpori suo utilia vel noxia, alieni consilii indigerent. Voyez aussi SUÉTONE, Vie de Tibère, c. 68, et PLUTARQUE, Préceptes de santé, c. 23. C.

5 XENOPHON, Mémoires sur Socrate, IV, 7, 9. J. V. L. PLATON, République, liv. III, p. 408. C.

Tandem efficaci do manus scientiæ 1!

Les arts qui promettent de nous tenir le corps en santé, et l'ame en santé, nous promettent beaucoup: : mais aussi n'en est il point qui tiennent moins ce qu'elles promettent. Et en nostre temps, ceulx qui font profession de ces arts entre nous, en monstrent moins les effects que touts aultres hommes: on peult dire d'eulx, pour le plus, qu'ils vendent les drogues medecinales; mais qu'ils soient medecins, cela ne peult on dire1. l'ay assez vescu pour mettre en compte l'usage qui m'a conduict si loing : pour qui en vouldra gouster, i'en ay faict l'essay, son eschanson. En voyey. quelques articles, comme la souvenance me les fournira : ie n'ay point de façon qui ne soit allee variant selon les accidents; mais l'enregistre celles que i'ay plus souvent veu en train, qui ont eu plus de possession en moy iusqu'asteure.

Ma forme de vie est pareille en maladie comme en santé mesme lict, mesmes heures mesmes viandes me servent, et mesme bruvage; ie n'y adiouste du tout rien, que la moderation du plus et du moins, selon ma force et appetit. Ma santé, c'est maintenir sans destourbier3 mon estat accoustumé. Ie veoy que la maladie m'en desloge d'un costé; si ie croy les medecins, ils m'en destourneront de l'aultre : et par fortune et par art, me voylà hors de ma route. Ie ne croy rien plus certainement que cecy : Que ie ne sçaurois estre offensé par l'usage des choses que i'ay si long temps accoustumees. C'est à la coustume de donner forme à nostre vie, telle qu'il luy plaist: elle peult tout en cela; c'est le bruvage de Circé, qui diversifie nostre nature comme bon luy semble. Combien de nations, et à trois pas de nous, estiment ridicule la crainte du serein, qui nous blece si apparemment! et nos bateliers et nos païsans s'en mocquent. Vous faictes malade un Allemand de le coucher sur un matelats; comme un Italien sur la plume, et un François sans rideau et sans feu. L'estomach d'un Espaignol ne dure

Enfin je reconnais un art dont je vois les effets. HORACE, Od. V, 17, 1.

2 L'édition de 1588 ajoute, fol. 478 : « à les veoir, et ceulx. qui se gouvernent par eulx. »

3 Sans.trouble.

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