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veoir quel signe il leur donneroit, bien estonnez | iuste par l'usage (car d'arrivee ie leur confessay

de le veoir sortir, et abbandonner son advantage. Une aultre fois, me fiant à ie ne sçay quelle trefve qui venoit d'estre publiee en nos armees, ie m'acheminay à un voyage, par païs estrangement chatouilleux. Ie ne feus pas sitost esventé, que voylà trois ou quatre cavalcades de divers lieux pour m'attrapper : l'une me ioignit à la troisiesme iournee, où ie feus chargé par quinze ou vingt gentilshommes masquez, suyvis d'une ondee d'argoulets'. Me voylà prins et rendu, retiré dans l'espez d'une forest voysine, desmonté, desvalizé, mes coffres fouillez, ma boiste prinse, chevaulx et equippage dispersé à nouveaux maistres. Nous feusmes long temps à contester dans ce hallier, sur le faict de ma rançon, qu'ils me tailloient si haulte, qu'il paroissoit bien que ie ne leur estoy gueres cogneu. Ils entrerent en grande contestation de ma vie. De vray, il y avoit plusieurs circonstances qui me menaceoient du dangier où l'en estoy.

Tunc animis opus, Ænea, tunc pectore firmo3. le me mainteins tousiours, sur le titre de ma trefve, à leur quitter seulement le gaing qu'ils avoient faict de ma despouille, qui n'estoit pas à mespriser, sans promesse d'aultre rançon. Aprez deux ou trois heures que nous eusmes esté là, et qu'ils m'eurent faict monter sur un cheval qui n'avoit garde de leur eschapper, et commis ma conduicte particuliere à quinze ou vingt arquebusiers, et dispersé mes gents à d'aultres, ayants ordonné qu'on nous menast prisonniers diverses routes, et moy desia acheminé, à deux ou trois arquebusades de là,

Iam prece Pollucis, iam Castoris implorata 3 :

voycy une soubdaine et tres inopinee mutation qui leur print. Ie veis revenir à moy le chef, avecques paroles plus doulces: se mettant en peine de rechercher en la trouppe mes hardes escartees, et me les faisant rendre, selon qu'il s'en pouvoit recouvrer, iusques à ma boiste. Le meilleur present qu'ils me feirent, ce feut enfin ma liberté : le reste ne me touchoit gueres en ce temps là. La vraye j cause d'un changement si nouveau, et de ce radvisement sans aulcune impulsion apparente, et d'un repentir si miraculeux, en tel temps, en une entreprinse pourpensee et deliberee, et devenue

1 Arquebusiers, comme il les nomme plus bas. E. J.

2 C'est alors qu'il fallut montrer du courage et de la fermeté. VIRG. Eneide, VI, 261.

3 Lorsque j'avais imploré déjà le secours de Castor et de Pollux; pour parler avec CATULLE, Carm. LXVI, 65; ou comme Montaigne l'aurait pu dire en sa langue, après m'étre voué à tous les saints du paradis. C.

ouvertement le party duquel i'estoy, et le che min que ie tenoy), certes ie ne sçay pas bien encores quelle elle est. Le plus apparent qui se desmasqua, et me feit cognoistre son nom, me redit lors plusieurs fois que ie debvoy cette delivrance à mon visage, liberté et fermeté de mes paroles, qui me rendoient indigne d'une telle mesadventure, et me demanda asseurance d'une pareille. Il est possible que la bonté divine se voulut servir de ce vain instrument pour ma conservation : elle me deffendit encores l'endemain d'aultres pires embusches, desquelles ceulx cy mesmes m'avoient adverty. Le dernier est encores en pieds, pour en faire le conte; le premier feut tué il n'y a pas long temps.

Si mon visage ne respondoit pour moy, si on ne lisoit en mes yeulx et en ma voix la simplicité de mon intention, ie n'eusse pas duré sans querelle et sans offense si long temps, avecques cette indiscrette liberté de dire à tort et à droict ce qui me vient en fantasie, et iuger temerairement des choses. Cette façon peult paroistre avecques raison incivile et mal accommodee à nostre usage; mais oultrageuse et malicieuse, ie n'ay veu personne qui l'en ayt iugee, ny qui se soit picqué de ma liberté, s'il l'a receue de ma bouche: les paroles redictes ont, comme aultre son, aultre sens. Aussi ne hay ie personne; et suis si lasche à offenser, que pour le service de la raison mesme, ie ne le puis faire; et lors que l'occasion m'a convié aux condemnations criminelles, i̇'ay plustost manqué à la iustice: ut magis peccari nolim, quam satis animi ad vindicanda peccata habeam. On reprochoit, dict on, à Aristote, d'avoir esté trop misericordieux envers un meschant homme : « l'ay esté, de vray, dit il', misericordieux envers l'homme, non envers la meschanceté. » Les iugements ordinaires s'exasperent à la punition, par l'horreur du mesfaict: cela mesme refroidit le mien; l'horreur du premier meurtre m'en faict craindre un second; et la laideur de la premiere cruauté m'en faict abhorrer toute imitation. A moy, qui ne suis qu'escuyer de trefles3, peult toucher ce qu'on disoit de Charillus, roy de Sparte: « Il ne sçauroit estre bon, puis qu'il n'est pas mauvais aux meschants; » ou bien ainsi, car Plutarque le pre

Je voudrais qu'on n'eût pas commis de fautes; mais je n'ai pas le courage de punir celles qui sont commises. TITELIVE, XXIX, 21.

2 DIOG. LAERCE, V, 17. C.

3 Edition de 1588, fol. 470: « qui ne suis que valet de trefles. >>

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obligee à ne rien faire aultre, qui ne feust dissemblable.

Pourtant l'opinion de celuy là ne me plaist gueres, qui pensoit par la multitude des loix brider l'auctorité des iuges, en leur taillant leurs morceaux; il ne sentoit point qu'il y a autant de liberté et d'estendue à l'interpretation des loix, qu'à leur façon : et ceux là se mocquent, qui pensent appetisser nos debats et les arrester, en nous rappellant à l'expresse parole de la Bible; d'autant que nostre esprit ne treuve pas le champ moins patieux à contrerooller le sens d'aultruy qu'à representer le sien; et comme si il y avoit moins d'amimosité et d'aspreté à gloser qu'à inventer. Nous veoyons combien il se trompoit; car nous avons en France plus de loix que tout le reste du monde ensemble, et plus qu'il n'en fauldroit à reigler touts les mondes d'Epicurus; ut olim flagitiis, sic nunc legibus laboramus': et si, avons tant laissé à opiner et decider à nos iuges, qu'il ne feut iamais liberté si puissante et si licentieuse. Qu'ont gaigné nos legislateurs à choisir cent mille especes et faicts particuliers, et y attacher cent mille loix? ce nombre n'a aulcune proportion avecques l'infinie diversité des actions humaines; la multiplication de nos inventions n'arrivera pas à la variation des exemples: adioustez y en cent fois autant; il n'adviendra pas pourtant que des evenements à venir, il s'en treuve aulcun qui, en tout ce grand nombre de milliers d'evenements choisis et enregistrez, en rencontre un auquel il se puisse ioindre et apparier si exactement, qu'il n'y

qui est un moyen de beaucoup plus foible et plus vil; mais la verité est chose si grande,. que nous ne debvons desdaigner aulcune entremise qui nous y conduise. La raison a tant de formes, que nous ne sçavons à laquelle nous prendre l'experience n'en a pas moins ; la consequence que nous voulons tirer de la conference des evenements est mal seure, d'autant qu'ils sont tousiours dissemblables. Il n'est aulcune qualité si universelle, en cette image des choses, que la diversité et varieté. Et les Grecs, et les Latins, et nous, pour le plus exprez exemple de similitude, nous servons de celuy des œufs toutesfois il s'est trouvé des hommes, et notamment un en Delphes, qui reco-reste quelque circonstance et diversité qui requiere gnoissoit des marques de difference entre les œufs, si qu'il n'en prenoit iamais l'un pour l'aultre; et y ayant plusieurs poules, sçavoit iuger de laquelle estoit l'œuf3. La dissimilitude s'ingere d'elle mesme en nos ouvrages: nulle art peult arriver à la similitude; ni Perrozet, ny aultre ne peult si soigneusement polir et blanchir l'envers de ses chartes, qu'aulcuns ioueurs ne les distinguent, à les veoir seulement couler par les mains d'un aultre. La ressemblance ne faict pas tant, un; comme la difference faict, aultre. Nature s'est

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diverse consideration de iugement. Il y a peu de relation de nos actions, qui sont en perpetuelle mutation, avecques les loix fixes et immobiles : les plus desirables, ce sont les plus rares, plus simples et generales; et encores croy ie qu'il vauldroit mieulx n'en avoir point du tout, que de les avoir en tel nombre que nous avons.

Nature les donne tousiours plus heureuses que ne sont celles que nous nous donnons ; tesmoing la peincture de l'aage doré des poëtes, et l'estat où nous veoyons vivre les nations qui n'en ont point d'aultres en voylà qui, pour touts iuges, employent en leurs causes le premier passant qui voyage le long de leurs montaignes 2; et ces aultres

1 On souffre autant des lois, qu'on souffrait autrefois des crimes. TACITE, Annal. III, 25.

2 C'était un usage presque général dans les républiques de Lombardie, au 13° siècle, de eonfier à des juges étrangers l'administration de la justice. Coste pense que l'auteur veut surtout parler ici de la petite république de Saint-Marin, enclavée dans les Etats du pape, qui n'a de pays qu'une mon

eslisent, le iour du marché, quelqu'un d'entre | redoubtons encores sur Bartolus et Baldus. Il fal

eulx, qui sur le champ decide touts leurs procez. Quel dangier y auroit il que les plus sages vuidassent ainsi les nostres, selon les occurrences, et à l'œil, sans obligation d'exemple et de consequence? A chasque pied son soulier. Le roy Ferdinand envoyant des colonies aux Indes, prouveut sagement qu'on n'y menast aulcuns escholiers de la iurisprudence, de crainte que les procez ne peuplassent en ce nouveau monde, comme estant science, de sa nature, generatrice d'altercation et division; iugeant avecques Platon', «Que c'est une mauvaise provision de païs, que iurisconsultes et medecins. »>

loit effacer la trace de cette diversité innumerable d'opinions; non point s'en parer, et en entester la posterité. Ie ne sçay qu'en dire; mais il se sent, par experience, que tant d'interpretations dissipent la verité et la rompent. Aristote a escript pour estre entendu : s'il ne l'a peu, moins le fera un moins habile; et un tiers, que celuy qui traicte sa propre imagination. Nous ouvrons la matiere, et l'espandons en la destrempant; d'un subiect nous en faisons mille, et retumbons, en multipliant et subdivisant, à l'infinité des atomes d'Epicurus. Iamais deux hommes ne iugerent pareillement de mesme chose; et est impossible de veoir deux opinions semblables exactement, non seulement en divers hommes, mais en mesme homme à diverses heures. Ordinairement ie treuve à doubter en ce que le commentaire n'a daigné toucher; ie brunche plus volontiers en païs plat: comme certains chevaulx que ie cognoy, qui chopent plus souvent en chemin uny.

Qui ne diroit que les gloses augmentent les doubtes et l'ignorance, puis qu'il ne se veoid aulcun livre, soit humain, soit divin, sur qui le monde s'embesongne, duquel l'interpretation face tarir la difficulté ? le centiesme commentaire le renvoye à son suyvant, plus espineux et scabreux que le premier ne l'avoit trouvé. Quand est il convenu entre nous : « Ce livre en a assez, il n'y a meshuy plus que dire?» Cecy se veoid mieulx en la chicane on donne auctorité de loy à infinis doc

Pourquoy est ce que nostre langage commun, si aysé à tout aultre usage, devient obscur et non intelligible en contract et testament; et que celuy qui s'exprime si clairement, quoy qu'il die et escrive, ne treuve en cela aulcune maniere de se declarer qui ne tumbe en doubte et contradiction? si ce n'est que les princes de cet art s'appliquants d'une peculiere attention à trier des mots solennes et former des clauses artistes, ont tant poisé chasque syllabe, espeluché si primement chasque espece de cousture, que les voylà enfrasquez 3 et embrouillez en l'infinité des figures, et si menues partitions, qu'elles ne peuvent plus tumber soubs aulcun reiglement et prescription, ny aulcune certaine intelligence: confusum est, quidquid in pulverem sectum est usque 4. Qui a veu des enfants essayants de renger à certain nombre une masse d'argent vif; plus ils le pres-teurs, infinis arrests, et à autant d'interpretasent et pestrissent, et s'estudient à le contraindre à leur loy, plus ils irritent la liberté de ce genereux metal; il fuit à leur art, et se va menuisant et esparpillant au delà de tout compte : c'est de mesme; car en subdivisant ces subtilitez, on apprend aux hommes d'accroistre les doubtes; on nous met en train d'estendre et diversifier les difficultez; on les alonge, on les disperse. En semant les questions et les retaillant, on faict fructifier et foisonner le monde en incertitude et en querelle; comme la terre se rend fertile, plus elle est esmiee et profondement remuee: difficultatem facit doctrinas. Nous doubtions sur Ulpian, et

tions; trouvons nous pourtant quelque fin au besoing d'interpreter ?s'y veoid il quelque progrez et advancement vers la tranquillité? nous fault il moins d'advocats et de iuges, que lors que cette masse de droict estoit encores en sa premiere enfance? Au contraire, nous obcurcissons et ensepvelissons l'intelligence; nous ne la descouvrons plus qu'à la mercy de tant de clostures et barrieres. Les hommes mescognoissent la maladie naturelle de leur esprit : il ne faict que fureter et quester, et va sans cesse tournoyant, bastissant, et s'empestrant en sa besongne, comme nos vers à soye, et s'y estouffe; mus in pice1: il pense remarquer de loing ie ne sçay quelle

tagne, et qui choisit toujours pour juge un étranger. Lorsque j'y étais, en 1827, c'était un avocat de Césène qui remplissait apparence de clarté et verité imaginaire; mais

les fonctions de juge. J. V. L.

1 République, liv. III, pag. 621. C.

2 Arrangées avec art. E. J.

3 Embarrassés. De l'italien infrascarsi, s'embarrasser dans

les branches des arbres.

4 Tout ce qui est divisé jusqu'à n'être que poussière, devient confus. SENEQUE, Epist. 89.

5 C'est la doctrine qui produit les difficultés. QUINTILIEN,

pendant qu'il y court, tant de difficultez luy tra

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ce pas sçavoir entendre les sçavants? est ce pas la fin commune et derniere de touts estudes? Nos opinions s'entent les unes sur les aultres; la premiere sert de tige à la seconde, la seconde à la tierce nous eschellons ainsi de degré en degré; et advient de là que le plus hault monté a souvent plus d'honneur que de merite, car il n'est monté que d'un grain sur les espaules du penultieme. Combien souvent, et sottement à l'adventure, ay ie estendu mon livre à parler de soy! sotte

versent la voye, d'empeschements et de nouvelles | principal et plus fameux sçavoir de nos siecles, est questes, qu'elles l'esgarent et l'enyvrent: non gueres aultrement qu'il adveint aux chiens d'Esope, lesquels descouvrants quelque apparence de corps morts flotter en mer, et ne le pouvants approcher, entreprindrent de boire cette eau, d'asseicher le passage, et s'y estoufferent. A quoy se rencontre ce qu'un Crates' disoit des escripts d'Heraclitus, « qu'ils avoient besoing d'un lecteur bon nageur, › à fin que la profondeur et poids de sa doctrine ne l'engloutist et suffoquast. Ce n'est rien que foiblesse particuliere, qui nous faict contenter de cement, quand ce ne seroit que pour cette raison, que d'aultres ou que nous mesmes avons trouvé en cette chasse de cognoissance; un plus habile ne s'en contentera pas : il y a tousiours place pour un suyvant, ouy et pour nous mesmes, et route par ailleurs. Il n'y a point de fin en nos inquisitions nostre fin est en l'aultre monde. C'est signe de raccourcissement d'esprit, quand il se contente; ou signe de lasseté. Nul esprit genereux ne s'arreste en soy; il pretend tousiours, et va oultre ses forces; il a des eslans au delà de ses effects s'il ne s'advance, et ne se presse, et ne s'accule, et ne se chocque et tournevire, il n'est vif qu'à demy; ses poursuittes sont sans terme et sans forme; son aliment, c'est admiration, chasse, ambiguïté : ce que declaroit assez Apollo, parIant tousiours à nous doublement, obscurement et obliquement; ne nous repaissant pas, mais nous amusant et embesongnant. C'est un mouvement irregulier, perpetuel, sans patron et sans but ses inventions s'eschauffent, se suyvent, et s'entreproduisent l'une l'aultre :

Ainsi veoid on, en un ruisseau coulant,
Sans fin l'une eau aprez l'aultre roulant;
Et tout de reng, d'un eternel conduict,
L'une suit l'aultre, et l'une l'aultre fuit.
Par cette cy celle là est poulsee,
Et cette cy par l'aultre est devancee :
Tousiours l'eau va dans l'eau; et tousiours est ce
Mesme ruisseau, et tousiours eau diverse'.

Il y a plus affaire à interpreter les interpretations, qu'à intrepreter les choses; et plus de livres sur les livres, que sur aultre subiect: nous ne faisons que nous entregloser. Tout formille de commentaires : d'aucteurs, il en est grand' cherté. Le

1 Ou plutôt Socrates, comme l'auteur avait probablement écrit. Voyez DIOG. LAERCE, II, 22; SUIDAS, au mot Anλícu κολυμβητοῦ. C.

2 Ces vers, qui sont d'Estienne de la Boëtie, et dont les deux derniers ne riment pas, se trouvent dans une pièce adressée à Marguerite de Carle, à l'occasion d'une traduction en vers français des plaintes de l'héroïne Bradamante, dans l'Orlando furioso, chant 32; traduction que la Boëtie fit à la prière de cette Marguerite de Carle, qui fut ensuite sa femme. C.

qu'il me debvoit soubvenir de ce que ie dis des aultres qui en font de mesme, « Que ces œillades si frequentes à leur ouvrage, tesmoignent que le cœur leur frissonne de son amour ; et les rudoyements mesmes desdaigneux dequoy ils le battent, que ce ne sont que mignardises et affetteries d'une faveur maternelle; » suyvant Aristote2, à qui et se priser et se mepriser naissent souvent de pareil air d'arrogance. Car mon excuse, « Que ie dois avoir en cela plus de liberté que les aultres, d'autant qu'à poinct nommé l'escris de moy et de mes escripts, comme de mes aultres actions; que mon theme se renverse en soy: » ie ne sçay si chascun la prendra.

l'ay veu en Allemaigne que Luther a laissé autant de divisions et d'altercations sur le doubte de ses opinions, et plus, qu'il n'en esmeut sur les Escriptures sainctes. Nostre contestation est verbale. Ie demande que c'est que Nature, Volupté, Cercle, et Substitution; la question est de paroles, et se paye de mesme. «Une pierre, c'est un corps; » mais qui presseroit : « Et corps, qu'est-ce ? Substance; Et substance3, quoy? » ainsi de suitte, acculeroit enfin le respondant au bout de son Calepin. On eschange un mot pour un aultre mot, et souvent plus incogneu: ie sçay mieulx que c'est qu'Homme, que ie ne sçay que c'est Animal, ou Mortel, ou Raisonnable. Pour satisfaire à un doubte, ils m'en donnent trois; c'est la teste d'Hydra1. Socrates demandoit à Menon 5, 1 C'est-à-dire d'un grain de blé, métaphore tirée de l'argument nommé sorite, de owpós, tas de blé. J. V. L. 2 Morale à Nicomaque, IV, 13. C.

3 Locke a fait voir démonstrativement que nous n'avons aucune idée claire et précise de ce que nous appelons substance. Voyez son Essai philosophique concernant l'entendement humain, liv. I, c. 4, § 18; liv. II, c. 23, § 2, etc. C. 4 C'est la tête de l'hydre. E. J.

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Que c'estoit que vertu. Il y a, dit Menon, vertu d'homme et de femme, de magistrat et d'homme privé, d'enfant et de vieillard. Voycy qui va bien, s'escria Socrates: nous estions en cherche d'une vertu; tu nous en apportes un exaim.» Nous communiquons une question; on nous en redonne une ruchee. Comme nul evenement et nulle forme ressemble entierement à une aultre; aussi ne differe l'une de l'aultre entierement; ingenieux meslange de nature. Si nos faces n'estoient semblables, on ne sçauroit discerner l'homme de la beste; si elles n'estoient dissemblables, on ne sçauroit discerner l'homme de l'homme toutes choses se tiennent par quelque similitude; tout exemple cloche; et la relation qui se tire de l'experience est tousiours defaillante et imparfaicte. On ioinct toutesfois les comparaisons par quelque bout: ainsi servent les loix, et s'assortissent ainsin à chascun de nos affaires par quelque interpretation destournee, contraincte et biaise.

:

l'arrest, sinon prononcé, au moins conclu et arresté. Sur ce poinct, les iuges sont advertis, par les officiers d'une cour subalterne voysine, qu'ils tiennent quelques prisonniers, lesquels advouent disertement cet homicide, et apportent à tout ce faict une lumiere indubitable. On delibere si pourtant on doibt interrompre et differer l'execution de l'arrest donné contre les premiers: on considere la nouvelleté de l'exemple, et sa consequence pour accrocher les iugements; que la condemnation est iuridiquement passee, les iuges privez de repentance. Somme, ces pauvres diables sont consacrés1 aux formules de la justice. Philippus, ou quelque aultre 2, prouveut à un pareil inconvenient, en cette maniere. Il avoit condemné en grosses amendes un homme envers un aultre, par un iugement resolu. La verité se descouvrant quelque temps aprez, il se trouva qu'il avoit iniquement iugé. D'un costé estoit la raison de la cause; de l'aultre costé la raison des formes iudiciaires : il satisfeit aulcunement à toutes les deux, lais

sa bourse l'interest du condemné. Mais il avoit affaire à un accident reparable : les miens feurent pendus irreparablement. Combien ay ie veu de condemnations plus crimineuses que le crime!

Puis que les loix ethiques', qui regardent le sant en son estat la sentence, et recompensant de debvoir particulier, de chascun en soy, sont si difficiles à dresser, comme nous veoyons qu'elles sont; ce n'est pas merveille si celles qui gouvernent tant de particuliers, le sont davantage. Considerez la forme de cette iustice qui nous regit; c'est un vray tesmoignage de l'humaine imbecillité: tant il y a de contradiction et d'erreur! Ce que nous trouvons faveur et rigueur en la iustice (et y en trouvons tant, que ie ne sçay si l'entre deux s'y treuve si souvent), ce sont parties maladifves et membres iniustes du corps mesme et essence de la iustice. Des païsans viennent de m'advertir en haste qu'ils ont laissé presentement en une forest qui est à moy, un homme meurtry de cent coups, qui respire encores, et qui leur a demandé de l'eau par pitié, et du secours pour le soublever : disent qu'ils n'ont osé l'approcher, et s'en sont fuys, de peur que les gents de la iustice ne les y attrappassent ; et comme il se faict de ceulx qu'on rencontre prez d'un homme tué, ils n'eussent à rendre compte de cet accident, à leur totale ruyne, n'ayants ny suffisance, ny argent, pour deffendre leur innocence. Que leur eusse ie dict? il est certain que cet office d'humanité les eust mis en peine.

Combien avons nous descouvert d'innocents avoir esté punis, ie dis sans la coulpe des iuges! et combien en y a il eu que nous n'avons pas descouverts! Cecy est advenu de mon temps: Certains sont condemnez à la mort pour un homicide;

1 Morales. C.

Tout cecy me faict souvenir de ces anciennes opinions 3 : « Qu'il est force de faire tort en detail, qui veult faire droict en gros; et iniustice en petites choses, qui veult venir à chef de faire iustice ez grandes : que l'humaine iustice est formee au modelle de la medecine, selon laquelle tout ce qui est utile est aussi iuste et honneste: » et de ce que tiennent les stoïciens, « que nature mesme procede contre iustice en la pluspart de ses ouvrages : » et de ce que tiennent aussi les cyrenaiques, « qu'il n'y a rien iuste de soy 4; que les coustumes et loix forment la iustice: » et les theodoriens, qui treuvent iuste au sage le larrecin, le sacrilege, toute sorte de paillardise, s'il cognoist qu'elle luy soit proufitable 5. Il n'y a remede i'en suis là, comme Alcibiades 6, que ie ne me representeray 1 Sont immolés aux formes. E. J.

2 C'est bien exactement Philippe, roi de Macédoine, comme on le voit dans les Apophthegmes de Plutarque. Mais Montaigne a un peu changé les circonstances; car, dans Plutarque, celui que Philippe avait condamné, ayant aperçu que tandis qu'il plaidait sa cause, ce prince sommeillait, il en appela aussitôt : Et à qui? dit Philippe avec indignation. — A Philippe éveillé. Reproche piquant, qui fit que le roi venant à réfléchir sur sa sentence, en reconnut l'injustice, qu'il répara lui-même de son argent. C.

3

PLUTARQUE, Instruction pour ceulx qui manient affaires d'estat, chap. 21. C.

4 DIOG. LAERCE, II, 92. C.

5 DIOG. LAERCE, I, 99. C.

6 Qui disait qu'en pareil cas il ne se fierait pas à sa propre

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