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qui l'essayent; mais ie viens d'apprendre que | soupple et erratique que nostre entendement ; c'est mesme la philosophie ancienne en a decidé : le soulier de Theramenes', bon à touts pieds : et il elle dict que les iambes et cuisses des boiteuses est double et divers; et les matieres, doubles et ne recevants, à cause de leur imperfection, l'a- diverses. « Donne moy une dragme d'argent, liment qui leur est deu, il en advient que les disoit un philosophe cynique à Antigonus. « Ce parties genitales, qui sont au dessus, sont plus n'est pas present de roy,» respondit il. « Donne plaines, plus nourries et vigoreuses; ou bien moy doncques un talent. Ce n'est pas present que ce default empeschant l'exercice, ceulx qui pour cynique. » en sont entachez dissipent moins leurs forces, et en viennent plus entiers aux ieux de Venus: qui est aussi la raison pourquoy les Grecs descrioient les tisserandes, d'estre plus chauldes que les aultres femmes, à cause du mestier sedentaire qu'elles font, sans grand exercice du corps. Dequoy ne pouvons nous raisonner à ce prix là? De celles icy ie pourrois aussi dire que ce tremoussement que leur ouvrage leur donne ainsin assises, les esveille et solicite, comme faict les dames le croulement et tremblement de leurs coches.

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Ces exemples servent ils pas à ce que ie disois au commencement : Que nos raisons anticipent souvent l'effect, et ont l'estendue de leur iurisdiction si infinie, qu'elles iugent et s'exercent en l'inanité mesme, et au non estre? Oultre la flexibilité de nostre invention à forger des raisons à toutes sortes de songes, nostre imagination se treuve pareillement facile à recevoir des impressions de la faulseté, par bien frivoles apparences; car par la seule auctorité de l'usage ancien et publicque de ce mot, ie me suis aultrefois faict accroire avoir receu plus de plaisir d'une femme, de ce qu'elle n'estoit pas droicte, et mis cela au compte de ses graces.

Torquato Tasso, en la comparaison qu'il faict de la France à l'Italie3, dict avoir remarqué cela, que nous avons les iambes plus grailes que les gentilshommes italiens, et en attribue la cause à ce que nous sommes continuellement à cheval : qui est celle mesme de laquelle Suetone tire une toute contraire conclusion; car il dict, au rebours, que Germanicus avoit grossy les siennes par continuation de ce mesme exercice 4. Il n'est rien si

ARISTOTE, Problèmes, sect. 10, probl. 26.

2 L'ébranlement et l'agitation de leurs carrosses. E. J. 3 « I nobili francesi, in universale, hanno le gambe assai sottili, rispetto al rimanente del corpo: mà di ciò per avventura la cagione non si deve riferire alla qualità del cielo, må alla maniera d'ell' esercizio; perciocchè cavalcando quasi continuamente, esercitano poco le parti inferiori, si che la natura non vi trasmette molto di nodrimento, etc. » Paragone dell' Italia alla Francia, pag. 11. Nella parte prima delle Rime e Prose del sig. TORQ. Tasso, in Ferrara, an 1585. C. 4 SUÉTONE, Caligula, c. 3. C.

Seu plures calor ille vias et cæca relaxat Spiramenta', novas veniat qua succus in herbas: Seu durat magis, et venas adstringit hiantes; Ne tenues pluvia', rapidive potentia solis Acrior, aut Borea penetrabile frigus adurat 3. Ogni medaglia ha il suo riverso 4. Voylà pourquoy Clitomachus disoit anciennement, que Carneades avoit surmonté les labeurs d'Hercules, pour avoir arraché des hommes le consentement, c'est à dire l'opinion et la temerité de iuger 5. Cette à fantasie de Carneades, si vigoreuse, nasquit, mon advis, anciennement de l'impudence de ceulx qui font profession de sçavoir, et de leur oultrecuidance desmesuree. On meit Aesope en vente, avecques deux aultres esclaves : l'achepteur s'enquit du premier ce qu'il sçavoit faire; celuy là, pour se faire valoir, respondit monts et merveilles, qu'il sçavoit et cecy et cela; le deuxiesme en respondit de soy autant ou plus; quand ce feut à Aesope, et qu'on luy eut aussi demandé ce qu'il sçavoit faire : « Rien, dit il, car ceulx cy ont tout preoccupé; ils sçavent tout 6. » Ainsin est il advenu en l'eschole de la philosophie : la fierté de ceulx qui attribuoient à l'esprit humain la capacité de toutes choses, causa en d'aultres, par despit et par emulation, cette opinion, qu'il n'est capable d'aulcune chose : les uns tiennent en l'ignorance cette mesme extremité que les aultres tiennent en la science; à fin qu'on ne puisse nier que l'homme ne soit immoderé par tout, et qu'il n'a point d'arrest, que celuy de la necessité et impuissance d'aller oultre.

1 Voyez ERASME, sur le proverbe Theramenis cothurnus, auquel Montaigne fait allusion. C.

2 SÉNÈQUE, de Benef. II, 17. C.

3 Souvent, dit Virgile, il est bon de mettre le feu dans un champ stérile, et de brûler les restes de la paille :

Soit qu'en la (la terre) dilatant par sa chaleur active,
Il ouvre des chemins à la séve captive;
Soit qu'enfin resserrant les pores trop ouverts
D'un sol que fatiguait l'inclémence des airs,
Aux froides eaux du ciel, au souffle de Borée,
Au soleil dévorant, il en ferme l'entrée.

VIRG. Georg. 1, 89, trad. par Delille.
4 Toute médaille a son revers. Proverbe italien.
5 CICERON, Acad. II, 34. C.

6 PLANUDE, Vie d'Esope. J. V. L.

CHAPITRE XII.

De la physionomie.

Quasi toutes les opinions que nous avons sont prinses par auctorité et à credit: il n'y a point de mal; nous ne sçaurions pirement choisir que par nous, en un siecle si foible. Cette image des discours de Socrates que ses amis nous ont laissee, nous ne l'approuvons que pour la reverence de l'approbation publicque; ce n'est pas par nostre cognoissance : ils ne sont pas selon nostre usage; s'il naissoit, à cette heure, quelque chose de pareil, il est peu d'hommes qui le prisassent. Nous n'appercevons les graces que poinctues, bouffies, et enflees d'artifice : celles qui coulent soubs la naïfveté et la simplicité, eschappent ayseement à une veue grossiere comme est la nostre; elles ont une beaulté delicate et cachee; il fault la veue nette et bien purgee, pour descouvrir cette secrette lumiere. Est pas la naïfveté, selon nous, germaine à la sottise, et qualité de reproche? Socrates faict mouvoir son ame d'un mouvement naturel et commun; ainsi dict un païsan, ainsi dict une femme il n'a iamais en la bouche que cochers, menuisiers, savetiers et massons; ce sont inductions et similitudes tirees des plus vulgaires et cogneues actions des hommes; chascun l'entend. Soubs une si vile forme, nous n'eussions iamais choisy la noblesse et splendeur de ses conceptions admirables, nous qui estimons plates et basses toutes celles que la doctrine ne releve, qui n'appercevons la richesse qu'en monstre et en pompe. Nostre monde n'est formé qu'à l'ostentation les hommes ne s'enflent que de vent; et se manient à bonds, comme les balons. Cettuy cy ne se propose point de vaines fantasies: sa fin feut, Nous fournir de choses et de preceptes qui reellement et plus ioinctement servent à la vie :

Servare modum, finemque tenere,
Naturamque sequi 1.

Il feut aussi tousiours un et pareil, et se monta, non par boutades, mais par complexion, au dernier poinct de vigueur : ou pour mieulx dire, il ne monta rien, mais ravalla plustost et ramena à son poinct originel et naturel ; et luy soubmeit la vigueur, les aspretez et les difficultez. Car, en Caton, on veoid bien à clair que c'est une allure tendue bien loing au dessus des communes; aux

1 Régler ses actions, garder la loi du devoir, suivre la nature. LUCAIN parlant de Caton, II, 381.

2 CIC. de Offic. I, 26.

braves exploicts de sa vie, et en sa mort, on le sent tousiours monté sur ses grands chevaulx : cettuy cy ralle à terre1; et d'un pas mol et ordinaire, traicte les plus utiles discours, et se conduict, et à la mort, et aux plus espineuses traverses qui se puissent presenter au train de la vie humaine.

Il est bien advenu, que le plus digne homme d'estre cogneu et d'estre presenté au monde pour exemple, ce soit celuy duquel nous avons plus certaine cognoissance: il a esté esclairé par les plus clairvoyants hommes qui feurent oncques; les tesmoings que nous avons de luy sont admirables en fidelité et en suffisance'. C'est grand cas, d'avoir peu donner tel ordre aux pures imaginations d'un enfant, que sans les alterer ou estirer 3, il en ayt produict les plus beaux effects de nostre ame: il ne la represente ny eslevee, ny riche; il ne la represente que saine, mais certes d'une bien alaigre et nette santé. Par ces vulgaires ressorts et naturels, par ces fantasies ordinaires et communes, sans s'esmouvoir et sans se

picquer, il dressa non seulement les plus reiglees, mais les plus haultes et vigoreuses creances, actions et mœurs qui feurent oncques. C'est luy qui ramena du ciel, où elle perdoit son temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l'homme, où est sa plus iuste et plus laborieuse besongne. Veoyez le plaider devant ses iuges; veoyez par quelles raisons il esveille son courage aux hazards de la guerre; quels arguments fortifient sa patience contre la calomnie, la tyrannie, la mort, et contre la teste de sa femme : il n'y a rien d'emprunté de l'art et des sciences; les plus simples y recognoissent leurs moyens et leur force; il n'est possible d'aller plus arriere et plus bas. Il a faiet grand' faveur à l'humaine nature, de monstrer combien elle peult d'elle mesme.

Nous sommes, chascun, plus riches que nous ne pensons: mais on nous dresse à l'emprunt et à la queste; on nous duict à nous servir plus de l'aultruy que du nostre. En aulcune chose l'homme ne sçait s'arrester au poinct de son besoing: de volupté, de richesse, de puissance, il en embrasse plus qu'il n'en peult estreindre; son avidité est incapable de moderation. Ie treuve qu'en curiosité de sçavoir, il en est de mesme : il se taille de la

1 Selon COTGRAVE, raller à terre, c'est courir vite, et raser la terre, comme font certains oiseaux. C.

a L'édition de 1588 ajoute, fol. 460, « soit pour iuger, soit pour rapporter. »>

3 Ou lcs étendre, les agrandir. E. J.

4 CIC. Academ. I, 4, fait développer par Varron ce caractère moral de la philosophie de Socrate. J. V. L.

besongne bien plus qu'il n'en peult faire, et bien plus qu'il n'en a affaire, estendant l'utilité du sçavoir autant qu'est sa matiere: ut omnium rerum, sic litterarum quoque intemperantia laboramus': et Tacitus a raison de louer la mere d'Agricola, d'avoir bridé en son fils un appetit trop bouillant de science 2.

C'est un bien, à le regarder d'yeulx fermes, qui a, comme les aultres biens des hommes, beaucoup de vanité et foiblesse propre et naturelle, et d'un cher coust. L'acquisition en est bien plus hazardeuse que de toute aultre viande ou boisson; car, ailleurs, ce que nous avons achepté, nous l'emportons au logis, en quelque vaisseau; et là nous avons loy d'en examiner la valeur, combien et à quelle heure nous en prendrons : mais les sciences, nous ne les pouvons, d'arrivee, mettre en aultre vaisseau qu'en nostre ame; nous les avallons en les acheptant, et sortons du marché ou infects desia, ou amendez : il y en a qui ne font que nous empescher et charger, au lieu de nourrir; et telles encores qui, soubs tiltre de nous guarir, nous empoisonnent. l'ay prins plaisir de veoir, en quelque lieu, des hommes, par devotion, faire vœu d'ignorance, comme de chasteté, de pauvreté, de penitence: c'est aussi chastrer nos appetits desordonnez, d'esmousser cette cupidité qui nous espoinçonne à l'estude des livres, et priver l'ame de cette complaisance voluptueuse qui nous chatouille par l'opinion de science; et est richement accomplir le vœu de pauvreté, d'y ioindre encores celle de l'esprit. Il ne nous fault gueres de doctrine pour vivre à nostre ayse : et Socrates nous apprend qu'elle est en nous, et la maniere de l'y trouver et de s'en ayder. Toute cette nostre suffisance, qui est au delà de la naturelle, est à peu prez vaine et superflue; c'est beaucoup si elle ne nous charge et trouble plus qu'elle ne nous sert: paucis opus est litteris ad mentem bonam3: ce sont des excez fiebvreux de nostre esprit, instrument brouillon et inquiet. Recueillez vous; vous trouverez en vous les arguments de la nature contre la mort, vrays, et les plus propres à vous servir à la necessité : ce sont ceulx qui font mourir un païsan, et des peuples entiers, aussi constamment qu'un philosophe. Feusse ie mort moins alaigrement avant qu'avoir veu les Tusculanes? i'estime que non et quand ie me treuve au

I Nous ne mettons pas plus de modération dans l'étude des lettres que dans tout le reste. SÉNÈQUE, Epist. 106.

2 ... Ni prudentia matris incensum ac flagrantem animum coercuisset. TACITE, Vie d'Agricola, c. 4.

3 On n'a pas besoin de savoir beaucoup pour être sage. SENEQUE, Epist. 106.

propre, ie sens que ma langue s'est enrichie; mon courage, de peu; il est comme nature me le forgea, et se targue' pour le conflict, non que d'une | marche naturelle et commune : les livres m'ont servy non tant d'instruction que d'exercitation. Quoy, si la science essayant de nous armer de nouvelles deffenses contre les inconvenients naturels, nous a plus imprimé en la fantasie leur grandeur et leur poids, qu'elle n'a ses raisons et subtilitez à nous en couvrir? Ce sont voirement subtilitez par où elle nous esveille souvent bien vainement : les aucteurs mesmes plus serrez et plus sages, veoyez, autour d'un bon argument, combien ils en sement d'aultres legiers, et, qui y regarde de prez, incorporels 2; ce ne sont qu'arguties verbales, qui nous trompent: mais d'autant que ce peult estre utilement, ie ne les veulx pas aultrement espelucher; il y en a ceans asseg de cette condition, en divers lieux, ou par em prunt, ou par imitation. Si se fault il prendre un peu garde, de n'appeler pas force, ce qui n'est que gentillesse; et ce qui n'est qu'aigu, solide; ou bon, ce qui n'est que beau; quæ magis gustata, quam potata delectant3: tout ce qui plaist, ne paist pas, ubi non ingenii, sed animi negotium agitur 4.

A veoir les efforts que Seneque se donne pour se preparer contre la mort; à le veoir suer d'ahan 5 pour se roidir et pour s'asseurer, et se debattre si long temps en cette perche, i'eusse esbranlé sa reputation, s'il ne l'eust, en mourant, tres vaillamment maintenue. Son agitation si ardente, si frequente, monstre qu'il estoit chauld et impetueux luy mesme (magnus animus remissius loquitur, et securius..... non est alius ingenio, alius animo color6, il le fault convaincre à ses despens); et monstre aulcunement qu'il estoit pressé de son adversaire. La façon de Plutarque, d'autant qu'elle est plus desdaigneuse et plus destendue, elle est, selon moy, d'autant plus virile et persuasifve: ie croirois ayseement que son ame avoit les mouvements plus asseurez et plus reiglez. L'un, plus aigu, nous picque et eslance en sursault; touche plus l'esprit : l'aultre, plus solide,

Et ne s'arme pour le combat que d'une marche natu relle, etc.- Se targuer signifie proprement se couvrir d'une targe ou targue, espèce de bouclier. NICOT.

2 Sans corps, vides de sens, frivoles. E. J.

3 Choses qui plaisent plus au goût qu'à l'estomac. CIC. Tusc. quæst. V, 5.

4 Lorsqu'il s'agit de l'âme, et non de l'esprit. SÉNÈQUE, Epist. 75.

5 D'effort, de fatigue, de tourment. E. J.

6 Une ȧme forte s'exprime d'une manière plus calme, plus tranquille....... L'esprit a la même teinte que l'âme. SÉNÈQUE, Epist. 115, 114.

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nous informe', establit et conforte constamment; touche plus l'entendement. Celuy là ravit nostre iugement; cettuy cy le gaigne. l'ay veu pareillement d'aultres escripts, encores plus reverez, qui, en la poincture du combat qu'ils soustiennent contre les aiguillons de la chair, les representent si cuysants, si puissants et invincibles, que nous mesmes, qui sommes de la voirie du peuple, avons autant à admirer l'estrangeté et vigueur incogneue de leur tentation, que leur resistance. A quoy faire nous allons nous gendarmant par ces efforts de la science? Regardons à terre : les pauvres gents que nous y veoyons espandus, la teste penchante aprez leur besongne, qui ne sçavent ny Aristote ny Caton, ny exemple ny precepte; de ceulx là tire nature touts les iours des effects de constance et de patience, plus purs et plus roides que ne sont ceulx que nous estudions si curieusement en l'eschole: combien en veɔy ie ordinairement qui mescognoissent la pauvreté! combien qui desirent la mort, ou qui la passent sans alarme et sans affliction! Celuy là qui fouït mon iardin, il a, ce matin, enterré son pere ou son fils. Les noms mesme dequoy ils appellent les maladies, en addoulcissent et amollissent l'aspreté : la Phthisie, c'est la toux pour eulx; la Dysenterie, devoyement d'estomach; un Pleuresis, c'est un morfondement : et selon qu'ils les nomment doulcement, ils les supportent aussi; elles sont bien griefves, quand elles rompent leur travail ordinaire; ils ne s'allictent que pour mourir. Simplex illa et aperta virtus in obscuram et solertem scientiam versa est 3.

l'escrivoy cecy environ le temps qu'une forte charge de nos troubles se croupit plusieurs mois, de tout son poids, droict sur moy : i'avoy, d'une part, les ennemis à ma porte; d'aultre part, les picoreurs, pires ennemis, non armis, sed vitiis certatur; et essayoy toute sorte d'iniures militaires à la fois :

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Hostis adest dextra lævaque a parte timendus, Vicinoque malo terret utrumque latus 7. Monstrueuse guerre ! les aultres agissent au dehors; cette cy encores contre soy, se ronge et se desfaict par son propre venin. Elle est de nature

I Nous forme, nous façonne.

2 De la lie du peuple. C.

3 Cette vertu simple et naïve a été changée en une science subtile et obscure. SÉNÈQUE, Epist. 95.

4 Les partisans, les maraudeurs, prædatores.

5 Ce n'est pas par les armes que l'on combat, mais par les crimes.

6 J'essuyais, j'éprouvais. E. J.

7 A droite, à gauche, un ennemi redoutable me presse; des deux côtés je dois craindre. OVIDE, de Ponto, 1, 3, 57.

si maligne et ruyneuse, qu'elle se ruyne quand et quand le reste, et se deschire et despece de rage. Nous la veoyons plus souvent se dissoudre par elle mesme, que par disette d'aulcune chose necessaire, ou par la force ennemie. Toute discipline la fuit: elle vient guarir la sedition, et en est pleine; veult chastier la desobeïssance, et en monstre l'exemple; et employee à la deffense des loix, faict sa part de rebellion à l'encontre des siennes propres. Où en sommes nous ? nostre medecine porte infection;

Nostre mal s'empoisonne

Du secours qu'on luy donne.

Exsuperat magis, ægrescitque medendo'.
Omnia fanda, nefanda, malo permista furore,
Iustificam nobis mentem avertere deorum.

En ces maladies populaires, on peult distinguer, sur le commencement, les sains des malades; mais quand elles viennent à durer, comme la nostre, tout le corps s'en sent, et la teste et les talons: aulcune partie n'est exempte de corruption; car il n'est air qui se hume si gouluement, qui s'espande et penetre, comme faict la licence. Nos armees ne se lient et tiennent plus que par ciment estrangier des François on ne sçait plus faire un corps d'armee constant et reiglé. Quelle honte! il n'y a qu'autant de discipline que nous en font veoir des soldats empruntez! Quant à nous, nous nous conduisons à discretion, et non pas du chef', chascun selon la sienne; il a plus à faire au dedans qu'au dehors: c'est au commandant de suyvre, courtiser et plier, à luy seul d'obeïr; tout le reste est libre et dissolu. Il me plaist de veoir combien il y a de lascheté et de pusillanimité en l'ambition; par combien d'abiection et de servitude il luy fault arriver à son but : mais cecy me desplaist il, de veoir des natures debonnaires, et capables de iustice, se corrompre touts les iours au maniement et commandement de cette confusion. La longue souffrance engendre la coustume; la coustume, le consentement et l'imitation. Nous avions assez

1 Les remèdes ne font qu'aigrir le mal. VIRG. Énéide, XII, 46. 2 Le juste, l'injuste, confondus par nos coupables fureurs, ont détourné de nous la protection des dieux. CATULLE, de Nuptiis Pelei et Thetidos, v. 405.

3 Non à la discrétion du chef, mais chacun selon la sienne. Ce chef a plus à faire au dedans qu'au dehors: c'est le commandant qui seul est obligé de suivre les soldats, de leur faire la cour, de s'accommoder à leurs fantaisies, de leur obéir: à tout autre égard, il n'y a que licence et dissolution dans nos armées. Si cette paraphrase paraît inutile à certains critiques qui entendent tout à demi-mot, je les prie de considérer qu'elle pourrait être de quelque usage à d'autres, puisque dans ce même endroit, le traducteur anglais, homme d'es prit, s'est fort éloigné de la pensée de Montaigne. C.

d'ames mal nees, sans gaster les bonnes et ge- | pas, disoit Favonius', l'usurpation de la possesnereuses: si que, si nous continuons, il restera mal ayseement à qui fier la santé de cet estat, au cas que fortune nous la redonne :

Hunc saltem everso iuvenem succurrere seclo
Ne prohibete1!

sion tyrannique d'une republique. Platon', de mesme, ne consent pas qu'on face violence au repos de son païs, pour le guarir, et n'accepte pas l'amendement qui trouble et hazarde tout, et qui couste le sang et ruyne des citoyens; establissant l'office d'un homme de bien, en ce cas, de laisser tout là; seulement prier Dieu qu'il y porte sa main extraordinaire : et semble sçavoir mauvais gré à Dion, son grand amy, d'y avoir un peu aultrement procedé. l'estoy platonicien de ce costé là, avant que ie sceusse qu'il y eust de Platon au monde. Et si ce personnage doibt purement estre refusé de nostre consorce 3, luy qui, par la sincerité de sa conscience, merita envers la faveur divine de penetrer si avant en la chrestienne lumiere, au travers des tenebres publicques du monde de son temps, ie ne pense pas qu'il nous siese bien de nous laisser instruire à un payen, combien c'est d'impieté de n'attendre de Dieu nul secours simplement sien, et sans nostre cooperation. Ie doubte souvent si, entre tant de

Qu'est devenu cet ancien precepte? que les soldats ont plus à craindre leur chef que l'ennemy 2; et ce merveilleux exemple? qu'un pommier s'estant trouvé enfermé dans le pourpris du camp de l'armee romaine, elle feut veue l'endemain en desloger, laissant au possesseur le compte entier de ses pommes, meures et delicieuses 3. I'aymeroy bien que nostre ieunesse, au lieu du temps qu'elle employe à des peregrinations moins utiles, et apprentissages moins honnorables, elle le meist, moitié à veoir de la guerre sur mer, soubs quelque bon capitaine commandeur de Rhodes : moitié à recognoistre la discipline des armees turkesques; car elle a beaucoup de differences et d'advantages sur la nostre : cecy en est, que nos soldats deviennent plus licentieux aux expeditions; là, plus retenus et craintifs; car les offenses ou lar-gents qui se meslent de telle besongne, nul s'est recins sur le menu peuple, qui se punissent de bastonades en la paix, sout capitales en la guerre; pour un œuf prins sans payer, ce sont, de compte prefix, cinquante coups de baston; pour toute aultre chose, tant legiere soit elle, non necessaire à la nourriture, on les empale ou descapite sans deport 4. Ie me suis estonné, en l'histoire de Selim, le plus cruel conquerant qui feut oncques, veoir que lors qu'il subiugua l'Aegypte, les beaux iardins d'autour de la ville de Damas, touts ouverts, et en terre de conqueste, son armee campant sur le lieu mesme, feurent laissez vierges des mains des soldats, parce qu'ils n'avoient pas eu le signe de piller 5.

Mais est il quelque mal en une police, qui vaille estre combattu par une drogue si mortelle 6 ? non

1 N'empêchez pas, du moins, que ce jeune héros ne soutienne l'Etat sur le penchant de sa ruine! VIRG. Géorg. I, 500.

Si je ne me trompe, Montaigne veut parler ici de Henri de Bourbon, roi de Navarre, qui, devenu roi de France après la mort de Henri III, non-seulement sauva l'État qu'il avait soutenu pendant la vie de ce prince, mais le rendit plus flo

rissant et plus redoutable qu'il n'avait été depuis longtemps. C. 2 VALÈRE MAXIME, II, 7, ext. 2. C.

3 C'est ce que rapporte FRONTIN, au sujet de l'armée de

M. Scaurus, Stratag. IV, 3, 13. C.
4 Sans délai. Deport, delay. NICOT.

5 L'édition de 1802, d'après le manuscrit de Bordeaux :
« Les admirables iardins qui sont autour de la ville de Damas,
en abondance de delicatesse, resterent vierges des mains de
ses soldats; touts ouverts et non clos comme ils sont. » Il
est évident que ce texte a été abandonné, et que l'auteur a
revu et fortifié, depuis, une phrase si faible et si embarras-
sée. Nous suivons l'édition de 1595. J. V. L.
6 C'est-à-dire par la guerre civile.

MONTAIGNE.

rencontré d'entendement si imbecille, à qui on aye en bon escient persuadé, Qu'il alloit vers la reformation par la derniere des difformations; Qu'il tiroit vers son salut par les plus expresses causes que nous ayons de tres certaine damnation; Que renversant la police, le magistrat, et les loix, en la tutelle desquelles Dieu l'a colloqué, desmembrant sa mere et en donnant à ronger les pieces à ses anciens ennemis, remplissant des haines parricides les courages fraternels, appelant à son ayde les diables et les furies, il puisse apporter secours à la sacrosaincte doulceur et iustice de la loy divine. L'ambition, l'avarice, la cruauté, la vengeance, n'ont point assez de propre et naturelle impetuosité; amorceons les et les attisons par le glorieux tiltre de iustice et de devotion. Il ne se peult imaginer un pire estat de choses, qu'où la meschanceté vient à estre legitime, et prendre, avecques le congé du magistrat, le manteau de la vertu : nihil in speciem fallacius, quam prava religio, ubi deorum numen prætenditur sceleribus 4 : l'extreme espece d'iniustice, selon Platon, c'est que ce qui est iniuste soit tenu pour iuste 5.

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