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nous avons assez duré, et oultre les termes ordinaires. Et cecy aussi me poise, que le plus voysin mal qui nous menace, ce n'est pas alteration en la masse entiere et solide, mais sa dissipation et divulsion : l'extreme de nos craintes.

son estonnement et son silence leur servit de confession; ayant eu en prison tant de loisir de se preparer, ce n'est plus, à leur advis, la memoire qui luy manque; c'est la conscience qui luy bride la langue et luy oste la force. Vrayement c'est bien dict : le lieu estonne, l'assistance, l'exspectation, lors mesme qu'il n'y va que de l'ambition de bien dire; que peult on faire quand c'est une harangue qui porte la vie en consequence?

I

Encores en ces ravasseries icy crains ie la trahison de ma memoire, que par inadvertance elle m'aye faict enregistrer une chose deux fois. le hay à me recognoistre; et ne retaste iamais qu'envy' ce qui m'est une fois eschappé. Or ie n'apporte icy rien de nouvel apprentissage; ce sont imaginations communes les ayant à l'adventure conceues cent fois, i'ay peur de les avoir desia enroollees. La redicte est par tout ennuyeuse, feust ce dans Homere; mais elle est ruyneuse aux choses qui n'ont qu'une monstre superficielle et passagiere. Ie me desplais de l'inculcation, voire aux choses utiles, comme en Seneque; et l'usage de son eschole stoïque me desplaist, de redire sur chasque matiere, tout au long et au large, les principes et pre-chalance d'accent et de visage, et des mouvesuppositions qui servent en general, et realleguer tousiours de nouveau les arguments et raisons communes et universelles.

Pour moy, cela mesme, que ie sois lié à ce que i'ay à dire, sert à m'en desprendre. Quand ie me suis commis et assigné entierement à ma memoire, je prens si fort sur elle, que ie l'accable; elle s'effraye de sa charge. Autant que ie m'en rapporte à elle, ie me mets hors de moy, iusques à essayer ma contenance2, et me suis veu quelque iour en peine de celer la servitude en laquelle i'estois entravé : là où mon desseing est de representer, en parlant, une profonde non

ments fortuites et impremeditez, comme naissants des occasions presentes, aymant aussi cher ne rien dire qui vaille, que de monstrer estre venu

Ma memoire s'empire cruellement touts les preparé pour bien dire; chose messeante, sur tout iours;

Pocula Lethæos ut si ducentia somnos

Arente fauce traxerim 3.

Il fauldra doresnavant (car, Dieu mercy, iusques à cette heure, il n'en est pas advenu de faulte) qu'au lieu que les aultres cherchent temps et occasion de penser à ce qu'ils ont à dire, ie fuye à me preparer, de peur de m'attacher à quelque obligation de laquelle i'aye à dependre. L'estre tenu et obligé me fourvoye, et le dependre d'un si foible instrument qu'est ma memoire. Je ne lis iamais cette histoire, que ie ne m'en offense d'un ressentiment propre et naturel: Lyncestes, accusé de coniuration contre Alexandre, le iour qu'il feut mené en la presence de l'armee, suyvant la coustume, pour estre ouy en ses deffenses, avoit en sa teste une harangue estudiee, de laquelle, tout hesitant et begayant, il prononcea quelques paroles. Comme il se troubloit de plus en plus, ce pendant qu'il luicte avecques sa memoire et qu'il la retaste, le voylà chargé et tué à coups de pique par les soldats qui luy estoient plus voysins, le tenants pour convaincu :

Qu'à regret, à contre-cœur. C.

Je n'aime pas à inculquer, à rebattre souvent, même les choses utiles. E. J.

3 Comme si, brùlant de soif, j'eusse bu à longs traits au fleuve assoupissant du Léthé. HOR. Epod. XIV, 3.

4 QUINTE-CURCE, VII, 1. C.

gents de ma profession, et chose de trop grande obligation à qui ne peult beaucoup tenir. L'apprest donne plus à esperer qu'il ne porte: on se met souvent sottement en pourpoinct, pour ne saulter pas mieulx qu'en saye3: nihil est his, qui placere volunt, tam adversarium, quam exspectatio4. Ils ont laissé, par escript, de l'orateur Curio 5, que quand il proposoit la distribution des pieces de son oraison, en trois, ou en quatre, ou le nombre de ses arguments ou raisons, il luy advenoit volontiers, ou d'en oublier quelqu'un, ou d'y en adiouster un ou deux de plus. I'ay tousiours bien evité de tumber en cet inconvenient, ayant haï ces promesses et prescriptions, non seulement pour la desfiance de ma memoire, mais aussi pour ce que cette forme retire trop à l'artiste : simpliciora militares decent. Baste 7, que ie me suis meshuy promis de ne prendre plus la charge de parler en lieu de respect car quant à parler en lisant son

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escript, oultre ce qu'il est tres inepte, il est de grand desadvantage à ceulx qui, par nature, pouvoient quelque chose en l'action; et de me iecter à la mercy de mon invention presente, encores moins ie l'ay lourde et trouble, qui ne sçauroit fournir aux soubdaines necessitez et importantes.

feurent l'an mil cinq cents quatre vingts : mais ie fois doubte que ie sois assagy d'un poulce. Moy asture, et moy tantost, sommes bien deux; quand meilleur, ie n'en puis rien dire. Il feroit bel estre vieil, si nous ne marchions que vers l'amendement: c'est un mouvement d'yvrongne, titubant, vertigineux, informe; ou des iones que l'air manie casuellement selon soy1. Antiochus avoit vigoreusement escript en faveur de l'academie ; il print sur ses vieulx ans un aultre party : lequel des deux ie suyvisse, seroit ce pas tousiours suyvre Antiochus? Aprez avoir estably le doubte, vouloir establir la certitude des opinions humaines, estoit ce pas establir le doubte, non la certitude, et promettre, qui luy eust donné encores un aage à durer, qu'il estoit tousiours en termes de nouvelle agitation, non tant meilleure, qu'aultre 2?

La faveur publicque m'a donné un peu plus de hardiesse que ie n'esperoy : mais ce que ie crains le plus, c'est de saouler; i'aymeroy mieulx

Laisse, lecteur, courir encores ce coup d'essay, et ce troisiesme alongeail du reste des pieces de ma peincture. l'adiouste, mais ie ne corrige pas'. Premierement, parce que celuy qui a hypothequé au monde son ouvrage, ie treuve apparence qu'il n'y aye plus de droict : qu'il die, s'il peult, mieulx ailleurs, et ne corrompe la besongne qu'il a vendue. De telles gents, il ne fauldroit rien achepter qu'aprez leur mort. Qu'ils y pensent bien, avant que de se produire : qui les haste? Mon livre est tousiours un, sauf qu'à mesure qu'on se met à le renouveller, à fin que l'achepteur ne s'en aille les mains du tout vuides, ie me donne loy d'y attacher, comme ce n'est qu'une marque-poindre que lasser, comme a faict un sçavant terie mal ioincte, quelque embleme supernumeraire : ce ne sont que surpoids qui ne condemnent point la premiere forme, mais donnent quelque prix particulier à chascune des suyvantes, par une petite subtilité ambitieuse : de là toutesfois il adviendra facilement qu'il s'y mesle quelque transposition de chronologie, mes contes prenants place selon leur opportunité, non tousiours selon leur aage.

Secondement, à cause que, pour mon regard, ie crains de perdre au change mon entendement ne va pas tousiours avant, il va à reculons aussi; ie ne me desfie gueres moins de mes fantasies, pour estre secondes ou tierces, que premieres, ou presentes, ou passees : nous nous corrigeons aussi sottement souvent, comme nous corrigeons les aultres. Ie suis envieilly de nombre d'ans depuis mes premieres publications, qui

On croirait, à entendre ici Montaigne, qu'il ne corrigeait jamais ses ouvrages. Quand les innombrables variantes des Essais ne prouveraient pas le contraire, nous pourrions le réfuter par son propre aveu: « En mes escripts mesmes, dit

il (liv. II, c. 12), ie ne retreuve pas tousiours l'air de ma
premiere imagination ie ne sçay ce que i'ay voulu dire; et
m'eschaulde souvent à corriger et y mettre un nouveau sens,
pour avoir perdu le premier, qui valoit mieulx. » J. V. L.
2 Quelque ornement surnuméraire, quelque pièce de rap-
port; dans le sens grec et latin de ce mot, qui se disait éga-
lement et des figurines adaptées à un vase précieux, scaphia
cum emblematis, Cic. in Verr. IV, 17; et des pièces d'une
mosaïque, emblema vermiculatum, LUCIL. ap. Cic. de Orat.
III, 43; Brut. c. 79; emblema, aut lithostrotum, VARRON, de
Re rust. III, 2, 4. Le mot emblème n'a plus ce sens en fran-
çais. J. V. L.

3 Edition de 1588, fol. 425 : « le suis envieilly de huict ans depuis mes premieres publications: mais ie fois doubte que ie sois amendé d'un poulce. »

homme de mon temps. La louange est tousiours plaisante, de qui et pourquoy elle vienne : si fault il, pour s'en agreer iustement, estre informé de sa cause; les imperfections mesme ont leur moyen de se recommender : l'estimation vulgaire et commune se veoid peu heureuse en rencontre; et de mon temps, ie suis trompé si les pires escripts ne sont ceulx qui ont gaigné le dessus du vent populaire. Certes, ie rends graces à des honnestes hommes qui daignent prendre en bonne part mes foibles efforts: il n'est lieu où les faultes de la façon paroissent tant, qu'en une matiere qui de soy n'a point de recommendation. Ne te prens point à moy, lecteur, de celles qui se coulent icy par la fantasie ou inadvertance d'aultruy; chasque main, chasque ouvrier y apporte les siennes ie ne me mesle ny d'orthographe (et ordonne seulement qu'ils suyvent l'ancienne), ny de la punctuation; ie suis peu expert en l'un et en l'aultre. Où ils rompent du tout le sens, ie m'en donne peu de peine, car au moins ils me deschargent: mais où ils en substituent un fauls, comme ils font si souvent, et me destournent à leur conception, ils me ruynent. Toutesfois quand la sentence n'est forte à ma mesure, un honneste homme la doibt refuser pour mienne. Qui co

Ou des roseaux que l'air agite par hasard à son gré. Coste a fait ici une longue note sur le jeu des jonchées ou joachets, parce qu'il lit jonchez (comme l'édition de 1595), au lieu de joncs d'où l'on voit que c'est de l'érudition en pure perte. E. J.

2 Non pas tant meilleure que différente, ou non pas meilleure, mais différente. E. J.

gnoistra combien ie suis peu laborieux, combien ie suis faict à ma mode, croira facilement que ie redicteroy plus volontiers encores autant d'Essais, que de m'assubiectir à resuyvre ceulx cy pour cette puerile correction.

le disoy doncques tantost, qu'estant planté en la plus profonde miniere de ce nouveau metal ', non seulement ie suis privé de grande familiarité avecques gents d'aultres mœurs que les miennes, et d'aultres opinions, par lesquelles ils tiennent ensemble d'un nœud qui commande 3 tout aultre nœud; mais encores ie ne suis pas sans hazard parmy ceulx à qui tout est egualement loisible, et desquels la pluspart ne peult meshuy empirer son marché vers nostre iustice; d'où naist l'extremé degré de licence. Comptant toutes les particulieres circonstances qui me regardent, ie ne treuve homme des nostres à qui la deffense des loix couste, et en gaing cessant, et en dommage emergeant 4, disent les clercs, plus qu'à moy et tels font bien les braves de leur chaleur et aspreté, qui font beaucoup moins que moy, en iuste balance. Comme maison de tout temps libre, de grand abord, et officieuse à chascun (car ie ne me suis iamais laissé induire d'en faire un util de guerre, laquelle ie vois chercher plus volontiers où elle est le plus esloingnee de mon voysinage), ma maison a merité assez d'affection populaire, et seroit bien mal aysé de me gourmander sur mon fumier; et l'estime à un merveilleux chef d'œuvre et exemplaire, qu'elle soit encores vierge de sang et de sac, soubs un si long orage, tant de changements et agitations voysines car, à dire vray, il estoit possible à un homme de ma complexion d'eschapper à une forme constante et continue, quelle qu'elle feust; mais les invasions et incursions contraires, et alternations et vicissitudes de la fortune autour de moy, ont iusques à cette heure plus exasperé qu'amolly l'humeur du pays, et me rechargent de dangiers et difficultez invincibles.

I'eschappe mais il me desplaist que ce soit plus par fortune, voire et par ma prudence, que par iustice; et me desplaist d'estre hors la protection des loix, et soubs aultre sauvegarde que la leur. Comme les choses sont, ie vis plus qu'à demy de la faveur d'aultruy, qui est une rude obligation. Ie ne veulx debvoir ma seureté ny

Au milieu de ce que ce siècle a de plus corrompu. C. 2 Celui de la religion. C.

3 Edition de 1802, tom. IV, p. 92 : « qui fuit à tout aultre norud. »

Et sans profit, et avec perte; lucro cessante, emergente damno. E. J.

à la bonté et benignité des grands, qui s'agreent de ma legalité et liberté, ny à la facilité des mœurs de mes predecesseurs, et miennes; car quoy, si i̇'estois aultre? Si mes deportements et la franchise de ma conversation obligent mes voysins ou la parenté; c'est cruauté qu'ils s'en puissent acquitter en me laissant vivre, et qu'ils puissent dire « Nous luy condonnons la libre continuation du service divin en la chapelle de sa maison, toutes les eglises d'autour estants par nous desertees; et luy condonnons l'usage de ses biens et de sa vie, comme il conserve nos femmes et nos bœufs au besoing. » De longue main chez moy, nous avons part à la louange de Lycurgus athenien ', qui estoit general depositaire et gardien des bourses de ses concitoyens. Or ie tiens qu'il fault vivre par droict et par auctorité, non par recompense ny par grace. Combien de galants hommes ont mieulx aymé perdre la vie que la debvoir! Ie fuy à me soubmettre à toute sorte d'obligation, mais sur tout à celle qui m'attache par debvoir d'honneur. Ie ne treuve rien si cher, que ce qui m'est donné, et ce pourquoy ma volonté demeure hypothequee par tiltre de gratitude; et receoy plus volontiers les offices qui sont à vendre: ie croy bien; pour ceulx cy ie ne donne que de l'argent; pour les aultres, ie me donne moy mesme.

Le nœud qui me tient par la loy d'honnesteté me semble bien plus pressant et plus poisant, que n'est celuy de la contraincte civile; on me garrotte plus doulcement par un notaire que par moy : n'est ce pas raison, que ma conscience soit beaucoup plus engagee à ce en quoy on s'est simplement fié d'elle? Ailleurs, ma foy ne doibt rien, car on ne luy a rien presté : qu'on s'ayde de la fiance et asseurance qu'on a prinse hors de moy. l'aymeroy bien plus cher rompre la prison d'une muraille et des loix, que de ma parole. Ie suis delicat à l'observation de mes promesses, iusques à la superstition; et les fois en touts subiects volontiers incertaines et conditionnelles. A celles qui sont de nul poids, ie donne poids de la ialousie de ma reigle; elle me gehenne et charge de son propre interest: ouy, ez entreprinses toutes miennes et libres, si i'en dis le poinct, il me semble que ie me le prescris, et que le donner à la science d'aultruy, c'est le preordonner à soy; il me semble que ie le promets, quand ie le dis ainsi i'esvente peu mes propositions. La condemnation que ie fois de moy est plus vifve et plus roide que

1 PLUTARQUE, l'ies des dix Orateurs, Lycurgue, c. I. C

n'est celle des iuges, qui ne me prennent que par le visage de l'obligation commune; l'estreincte de ma conscience', plus serree et plus severe. Ie suy laschement les debvoirs ausquels on m'entraisneroit si ie n'y alloy : hoc ipsum ita iustum est, quod recte fit, si est voluntarium 2. Si l'action n'a quelque splendeur de liberté, elle n'a point de grace ny d'honneur :

3:

Quod me ius cogit, vix voluntate impetrent 3 : où la necessité me tire, i'ayme à lascher la volonté; quia quidquid imperio cogitur, exigenti magis, quam præstanti, acceptum refertur. I'en sçay qui suyvent cet air iusques à l'iniustice; donnent plustost qu'ils ne rendent ; prestent plustost qu'ils ne payent; font plus escharsement 5 bien à celuy à qui ils en sont tenus. Ie ne vois 6 pas là, mais ie touche contre.

l'ayme tant à me descharger et desobliger, que i'ay par fois compté à proufit les ingratitudes, offenses et indignitez que i'avoy receu de ceulx à qui, ou par nature, ou par accident, i'avoy quelque debvoir d'amitié; prenant cette occasion de leur faulte pour autant d'acquit et descharge de ma debte. Encores que ie continue à leur payer les offices apparents de la raison publicque, ie treuve grande espargne pourtant à faire par iustice ce que ie faisoy par affection, et à me soulager un peu de l'attention et solicitude de ma volonté au dedans 7; est prudentis sustinere, ut currum, sic impetum benevolentiæ, laquelle i'ay trop urgente et pressante où ie m'addonne, au moins pour un homme qui ne veult estre aulcunement en presse : et me sert cette mesnagerie, de quelque consolation aux imperfections de ceulx qui me touchent; ie suis bien desplaisant qu'ils en vaillent moins, mais tant y

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4 Parce que, dans les choses qu'une autorité supérieure ordonne, on sait plus de gré à celui qui commande qu'à celui qui exécute. VALÈRE MAXIME, II, 2, 6.

5 Plus chichement. Le mot employé par Montaigne est pris de l'italien scarso.

6 Je ne vais pas jusque-là, mais j'en approche un peu. C. 7 L'édition de 1588 ajoute, fol. 426 verso, « et de l'obligation interne de mon affection. >>

8 Il est prudent de retenir, comme un char qui s'emporte, le premier essor de l'amitié. Cic. de Amicit. c. 17. 9 Je suis bien fáché. E. J.

aque i'en espargne aussi quelque chose de mon application et engagement envers eulx. l'approuve celuy qui ayme moins son enfant, d'autant qu'il est ou teigneux ou bossu, et non seulement quand il est malicieux, mais aussi quand il est malheu reux et mal nay (Dieu mesme en a rabbattu cela de son prix et estimation naturelle); pourveu qu'il se porte en ce refroidissement avecques moderation et iustice exacte: en moy la proximité n'al lege pas les defaults, elle les aggrave plustost.

A prez tout, selon que ie m'entens en la science du bienfaict et de recognoissance, qui est une subtile science et de grand usage, ie ne veoy personne plus libre et moins endebté que ie suis iusques à cette heure. Ce que ie dois ie le dois simplement aux obligations communes et naturelles : il n'en est point qui soit plus nettement quitte d'ailleurs';

Munera 2.

Nec sunt mihi nota potentum

Les princes me donnent prou 3, s'ils ne m'ostent rien; et me font assez de bien, quand ils ne me font point de mal : c'est tout ce que i'en demande. Oh! combien ie suis tenu à Dieu de ce qu'il luy a pleu que l'aye receu immediatement de sa grace tout ce que i'ay! qu'il a retenu particulierement à soy toute ma debte! Combien ie supplie instamment sa saincte misericorde, que iamais ie ne doive un essentiel grand mercy à personne! Bien heureuse franchise qui m'a conduict si loing! Qu'elle acheve! l'essaye à n'avoir exprez besoing de nul 4; in me omnis spes est mihi 5 : c'est chose que chascun peult en soy, mais plus facilement ceulx que Dieu a mis à l'abry des necessitez naturelles et urgentes. Il faict bien piteux et hazardeux dependre d'un aultre. Nous mesmes, qui est la plus iuste addresse et la plus seure, ne nous sommes pas assez asseurez. Ie n'ay rien mien, que moy; et si en est la possession, en partie, manque et empruntee. Ie me cultive, et en courage, qui est le plus fort, et encores en fortune", pour y trouver dequoy me satisfaire, quand ail

6

C'est-à-dire, comme il y a dans l'édition de 1588, fol. 427,

" d'obligations et bienfaicts estrangiers. »

2 Les présents des grands me sont inconnus. VIRG. Encide, XII, 519.

3 Beaucoup. E. J.

4 Ou comme il y a dans l'édition in-4° de 1588, fol. 427 : P'essaye à n'avoir necessairement besoing de personne. C.

5 Toutes mes espérances sont en moi. TÉRENCE, Adelph. act. III, sc. 5, v. 9. Il y a dans le texte, In te spes omnis, Hegio, nobis sita est.

6 Défectueuse.

7 Je me cultive, je m'exerce, et du côté du courage, clc. et du côté de la fortune. E. J.

leurs tout m'abbandonneroit. Eleüs Hippias' ne se fournit pas seulement de science, pour, au giron des Muses, se pouvoir ioyeusement escarter de toute aultre compaignie au besoing; ny seulement de la cognoissance de la philosophie, pour apprendre à son ame de se contenter d'elle, et se passer virilement des commoditez qui luy viennent du dehors, quand le sort l'ordonne : il feut si curieux d'apprendre encores à faire sa cuisine, et son poil, ses robbes, ses souliers, ses bragues', pour se fonder en soy 3 autant qu'il pourroit, et soubstraire au secours estrangier. On iouït bien plus librement et plus gayement des biens empruntez, quand ce n'est pas une iouïssance obligee et contraincte par le besoing, et qu'on a, et en sa volonté et en sa fortune, la force et les moyens de s'en passer. Ie me cognoy bien; mais il m'est mal aysé d'imaginer nulle si pure liberalité de personne envers moy, nulle hospitalité si franche et gratuite, qui ne me semblast disgraciee, tyrannique et teincte de reproche, si la necessité m'y avoit enchevestré. Comme le donner est qualité ambitieuse et de prerogative; aussi est l'accepter qualité de soubmission: tesmoing l'iniurieux et querelleux refus que Baiazet feit des presents que Temir 4 luy envoyoit et ceulx qu'on offrit, de la part de l'empereur Solyman, à l'empereur de Calicut, le meirent en si grand despit, que non seulement il les refusa rudement, disant que ny luy ny ses predecesseurs n'avoient accoustumé de prendre, et que c'estoit leur office de donner; mais, en oultre, feit mettre en un cul de fosse les ambassadeurs envoyez à cet effect. Quand Thetis, dict Aristote 5, flatte Iupiter; quand les Lacedemoniens flattent les Atheniens, ils ne vont pas leur refreschissant la memoire des biens qu'ils leur ont faicts, qui est tousiours odieuse, mais la memoire des bienfaicts qu'ils ont receus d'eulx. Ceulx que ie veoy si familierement employer tout chascun et s'y engager, ne le feroient pas, s'ils savouroient comme moy la doulceur d'une pure liberté, et s'ils poisoient, autant que doibt poiser à un sage homme, l'engageure d'une obligation elle se paye à l'adventure quelquesfois,

1 Ou plutôt, Hippias d'Élis. Voy. CIC. de Oratore, III, 32. 2 Ses hauts-de-chausses, braccæ. E. J.

3 Pour ne faire fond que sur lui, n'avoir besoin que de lui. E. J.

4 Timur ou Tamerlan. E. J.

5 ARISTOTE, Morale à Nicomaque, IV, 3, pag. 72 de l'édit. de M. Coray, 1822. Le discours de Thétis à Jupiter se trouve au premier chant de l'Iliade, v. 503; et il parait par le scholiaste de la Morale qu'Aristote faisait ensuite allusion au discours des Lacédémoniens, non dans Xenophon, mais dans les Helléniques de Callisthène. J. V. L.

mais elle ne se dissoult iamais. Cruel garrottage à qui ayme affranchir les coudees de sa liberté en touts sens! Mes cognoissants, et au dessus et au dessoubs de moy, sçavent s'ils en ont iamais veu de moins solicitant, requerant, suppliant, ny moins chargeant sur aultruy. Si ie le suis au delà de tout exemple moderne, ce n'est pas grande merveille, tant de pieces de mes mœurs y contribuants; un peu de fierté naturelle, l'impatience du refus, contraction de mes desirs et desseings, inhabileté à toute sorte d'affaires, et mes qualitez plus favories, l'oysifveté, la franchise par tout cela, i̇'ay prins à haine mortelle d'estre tenu ny à aultre ny par aultre que moy. I'employe bien vifvement tout ce que ie puis à m'en passer, avant que i'employe la beneficence d'un aultre, en quelque ou legiere ou poisante occasion ou besoing que ce soit. Mes amis m'importunent estrangement, quand ils me requierent de requerir un tiers et ne me semble gueres moins de coust, desengager celuy qui me doibt, usant de luy, que m'engager envers celuy qui ne me doibt rien. Cette condition ostee, et cette aultre, Qu'ils ne vueillent de moy chose negotieuse et soulcieuse (car i̇'ay denoncé à tout soing guerre capitale), ie suis commodement facile et prest au besoing de chascun 2. Mais i'ay encores plus fuy à recevoir, que ie n'ay cherché à donner; aussi est il bien plus aysé, selon Aristote 3. Ma fortune m'a peu permis de bien faire à aultruy; et ce peu qu'elle m'en a permis, elle l'a assez maigrement logé. Si elle m'eust faict naistre pour tenir quelque reng entre les hommes, i'eusse esté ambitieux de me faire aymer, non de me faire craindre ou admirer l'exprimerai ie plus insolemment? i'eusse autant regardé au plaire qu'au proufiter. Cyrus, tres sagement, et par la bouche d'un tres bon capitaine et meilleur philosophe encores 4, estime sa bonté et ses bienfaicts loing au delà de sa vaillance et belliqueuses conquestes et le premier Scipion, par tout où il se veult faire valoir, poise sa debonnaireté et

L'exiguïté, le peu d'étendue de mes désirs et de mes projets. Ce mot est purement latin. Cic. Part. orat. c. 6: Obscurum fit aut longitudine, aut contractione orationis. J. V. L.

2 L'édition de 1588, fol. 427, après avoir exprimé en quelques mots ce que Montaigne vient de développer, ajoutait : l'ay tres volontiers cherché l'occasion de bien faire, et d'attacher les aultres à moy; et me semble qu'il n'est point de plus doulx usage de nos moyens. Mais i'ay encore plus fuy, etc.» Cette phrase aurait dù rester. J. V. L.

3 Morale à Nicomaque, IX, 7, p. 178 de l'éd. de M. Coray, 1822. J. V. L.

4 XÉNOPHON, Cyrop. VIII, 4, 4. C.

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