Page images
PDF
EPUB

despars; partie par conscience (car par où ie veoy | le vilain et sot estude, d'estudier son argent, se

le poids qui touche telles vacations, ie veoy aussi le peu de moyen que i'ay d'y fournir; et Platon, maistre ouvrier en tout gouvernement politique, ne laissa de s'en abstenir), partie par poltronnerie. Ie me contente de iouyr le monde, sans m'en empresser; de vivre une vie seulement excusable, et qui seulement ne poise ny à moy, ny à aultruy.

Iamais homme ne se laissa aller plus plainement et plus laschement au soing et gouvernement d'un tiers, que ie feroy, si i̇'avois à qui. L'un de mes souhaicts, pour cette heure, ce seroit de trouver un gendre qui sceust appaster commodement mes vieux ans, et les endormir; entre les mains de qui ie deposasse, en toute souveraineté, la conduicte et usage de mes biens; qu'il en feist ce que i'en fois, et gaignast sur moy ce que i'y gaigne, pourveu qu'il y apportast un courage vrayement recognoissant et amy. Mais quoy? nous vivons en un monde où la loyauté des propres enfants est incogneue.

[ocr errors]

plaire à le manier, poiser et recompter! c'est par là que l'avarice faict ses approches.

Depuis dix huict ans que ie gouverne des biens, ie n'ay sceu gaigner sur moy de veoir ny tiltres ny mes principaulx affaires, qui ont necessairement à passer par ma science et par mon soing. Ce n'est pas un mespris philosophique des choses transitoires et mondaines; ie n'ay pas le goust si espuré, et les prise pour le moins ce qu'elles valent: mais certes c'est paresse et negligence inexcusable et puerile. Que ne feroy ie plustost, que de lire un contract? et plustost, que d'aller secouant ces paperasses poudreuses, serf de mes negoces', ou, encores pis, de ceulx d'aultruy, comme font tant de gents à prix d'argent? le n'ay rien cher que le soulcy et la peine; et ne cherche qu'à m'anonchalir et avachir. I'estoy, ce croy ie, plus propre à vivre de la fortune d'aultruy, s'il se pouvoit sans obligation et sans servitude et si ne sçay, à l'examiner de prez, si selon mon humeur et mon sort, ce que l'ay à souffrir des affaires, et des serviteurs, et des domestiques, n'a point plus d'abiection, d'importunité et d'aigreur, que n'auroit la suitte d'un homme, nay plus grand que moy, qui me guidast un peu à mon ayse; servitus obedientia est

:

Crates feit pis, qui se iecta en la franchise de la pauvreté, pour se desfaire des indignitez et cures3 de la maison. Cela ne feroy ie pas; ie hay la

pauvreté à pair de la douleur : mais ouy bien, changer cette sorte de vie à une aultre moins brave et moins affaireuse.

Qui a la garde de ma bourse en voyage, il l'a pure et sans contreroolle; aussi bien me tromperoit il en comptant : et si ce n'est un diable, ie l'oblige à bien faire, par une si abbandonnee confiance. Multi fallere docuerunt, dum timent falli; et aliis ius peccandi, suspicando, fecerunt.fracti animi et abiecti, arbitrio carentis suo1. La plus commune seureté que ie prens de mes gents, c'est la mescognoissance : ie ne presume les vices qu'aprez que ie les ay veus; et m'en fie plus aux ieunes, que i'estime moins gastez par mauvais exemple. I'oy plus volontiers dire, au bout de deux mois, que i'ay despendu quatre cents escus, que d'avoir les aureilles battues touts les soirs, de trois, cinq, sept: si ay ie esté desrobbé aussi peu qu'un aultre, de cette sorte de larrecin. Il est vray que ie preste la main à l'ignorance; ie nourris, à escient, aulcunement trouble et incertaine la science de mon argent : iusques à certaine mesure, ie suis content d'en pouvoir doubter. Il fault laisser un peu de place à la desloyauté ou imprudence de vostre valet : s'il nous en reste en gros dequoy faire nostre effect, cet excez de la liberalité de la fortune, laissons le un peu plus courre à sa mercy: la portion du glanneur. Aprez tout, ie ne prise pas tant la foy de mes gents, comme ie mesprise leur iniure 2. Oh!

[merged small][merged small][merged small][ocr errors]

Absent, ie me despouille de touts tels pensements; et sentiroy moins lors la ruyne d'une tour, que ie ne fois, present, la cheute d'une ardoise. Mon ame se desmesle bien ayseement à part; mais en presence, elle souffre, comme celle d'un vigneron: une rene de travers à mon cheval, un bout d'estriviere qui batte ma iambe, me tiendront tout un iour en eschec. I'esleve assez mon courage à l'encontre des inconvenients; les yeulx, ie ne puis.

Sensus! o superi, sensus 4!

Ie suis, chez moy, respondant de tout ce qui va mal. Peu de maistres (ie parle de ceulx de moyenne

- Injure signifie ici tort; c'est l'expression latine injuria. 1 Esclave de mes affaires.

2 L'esclavage est la sujétion d'un esprit lâche et faible, qui n'est point maître de sa propre volonté. Cic. Paradoz. V, 1. 3 Et soins. C.

4 Les sens! ô dieux! les sens!

condition, comme est la mienne; et s'il en est, ils sont plus heureux) se peuvent tant reposer sur un second, qu'il ne leur reste bonne part de la charge. Cela oste volontiers quelque chose de ma façon au traictement des survenants; et en ay peu arrester quelqu'un, par adventure, plus par ma cuisine que par ma grace, comme font les fascheux : et oste beaucoup du plaisir que ie debvroy prendre chez moy de la visitation et assemblee de mes amis. La plus sotte contenance d'un gentilhomme en sa maison, c'est de le veoir empesché du train de sa police, parler à l'aureille d'un valet, en menacer un aultre des yeulx; elle doibt couler insensiblement, et representer un cours ordinaire : et treuve laid qu'on entretienne ses hostes du traictement qu'on leur faict, autant à l'excuser qu'à le vanter. l'ayme l'ordre et la netteté,

[ocr errors]

Ostendunt mihi me',

Et cantharus et lanx

au prix de l'abondance; et regarde chez moy exactement à la necessité, peu à la parade. Si un valet se bat chez aultruy, si un plat se verse, vous n'en faictes que rire : vous dormez, ce pendant que monsieur renge avecques son maistre d'hostel son faict pour vostre traictement du lendemain. I'en parle selon moy; ne laissant pas, en general, d'estimer combien c'est un doulx amusement, à certaines natures, qu'un mesnage paisible, prospere, conduict par un ordre reiglé; et ne voulant attacher à la chose mes propres erreurs et inconvenients, ny desdire Platon, qui estime la plus heureuse occupation à chascun, Faire ses particuliers affaires sans iniustice 2. » Quand ie voyage, ie n'ay à penser qu'à moy, et à l'emploite de mon argent; cela se dispose d'un seul precepte : il est requis trop de parties à amasser; ie n'y entens rien. A despendre 3, ie m'y entens un peu, et à donner iour à ma despense, qui est de vray son principal usage: mais ie m'y attens 4 trop ambitieusement; qui la rend ineguale et difforme, et en oultre immoderee en l'un et l'aultre visage : si elle paroist, si elle sert, ie m'y laisse indiscrettement aller; et me resserre autant indiscrettement, si elle ne luict, et si elle ne me rit. Qui que ce soit, ou art, ou nature, qui nous imprime cette condition de vivre par la relation à aultruy, nous faict beaucoup

'J'aime à pouvoir me mirer dans les plats et dans les verres. HOR. Epist. I, 5, 23.

2 Lettre 9, à Archytas, éd. de 1602, p. 1299. J. V. L. 3 A dépenser. E. J.

4 Je m'y applique.

MONTAIGNE.

plus de mal que de bien : nous nous defraudons' de nos propres utilitez, pour former les apparences à l'opinion commune; il ne nous chault pas tant quel soit nostre estre en nous et en effect, comme quel il soit en la cognoissance publicque : les biens mesmes de l'esprit et la sagesse nous semblent sans fruict, si elle n'est iouye que de nous, si elle ne se produict à la veue et approbation estrangiere. Il y en a de qui l'or coule à gros bouillons par des lieux soubterrains, imperceptiblement; d'aultres l'estendent tout en lames et en feuilles : si qu'aux uns les liards valent escus, aux aultres le rebours; le monde estimant l'emploite et la valeur, selon la monstre. Tout soing curieux autour des richesses sent à l'avarice : leur dispensation mesme, et la liberalité trop ordonnee et artificielle, elles ne valent pas une advertance et solicitude penible : qui veult faire sa despense iuste, la faict estroicte et contraincte. La garde ou l'emploite sont, de soy, choses indifferentes, et ne prennent couleur de bien ou de mal, que selon l'application de nostre volonté 3.

L'aultre cause qui me convie à ces promenades, c'est la disconvenance aux mœurs presentes de nostre estat. Ie me consolerois ayseement de cette corruption, pour le regard de l'interest publicque; Peioraque sæcula ferri

Temporibus, quorum sceleri non invenit ipsa Nomen, et a nullo posuit natura metallo 4; mais pour le mien, non : i'en suis en particulier trop pressé; car en mon voysinage, nous sommes tantost par la longue licence de ces guerres civiles, envieillis en une forme d'estat si desbordee, Quippe ubi fas versum atque nefas 5,

qu'à la verité c'est merveille qu'elle se puisse maintenir :

Armati terram exercent, semperque recentes
Convectare iuvat prædas, et vivere rapto 6.

Nous nous frustrons de, etc. E. J.

a Une surveillance, une attention. C.

3 La substance de tous ces aveux de Montaigne, sur son indifférence pour sa fortune, se trouve dans un mot de lui, dont Ménage avait conservé la tradition ( Menagiana). Montaigne, en son livre de dépense, mettait: Item, pour mon humeur paresseuse, mille livres. C'est, du moins, ce qu'il dit lui-même à peu près, liv. II, chap. 17 : « Au chapitre de mes mises, ie loge ce que ma nonchalance me couste à nourrir et entretenir. » Si le mot cité par Ménage est vrai, on voit ce que coutait cette nonchalance, probablement année commune. J. V. L.

quel les noms manquent aux crimes, et que la nature ne peut

4 Je supporterais ce siècle pire que le siècle de fer, dans le

désigner par un nouveau métal. Juv. Sat. XIII, 28.

5 Où le juste et l'injuste sont confondus. VIRGILE, Géorg I, 504.

6 On laboure tout armé; on n'aime qu'à vivre de butin, et

à faire tous les jours de nouveaux brigandages VIRG. Eneide, VII, 748.

Enfin ie veoy, par nostre exemple, que la societé des hommes se tient et se coud, à quelque prix que ce soit; en quelque assiette qu'on les couche, ils s'appilent et se rengent en se remuant et s'entassant: comme des corps mal unis, qu'on empoche sans ordre, treuvent d'eulx mesmes la façon de se ioindre et s'emplacer les uns parmy les aultres, souvent mieulx que l'art ne les eust sceu disposer. Le roy Philippus feit un amas des plus meschants hommes et incorrigibles qu'il peut trouver, et les logea touts en une ville qu'il leur feit bastir, qui en portoit le nom 1: i'estime qu'ils dresserent, des vices mesmes, une contexture politique entre eulx, et une commode et iuste societé 2. Ie veoy, non une action, ou trois, ou cent, mais des mœurs en usage commun et receu, si farouches, en inhumanité surtout et desloyauté, qui est pour moy la pire espece des vices, que ie n'ay point le courage de les concevoir sans horreur; et les admire quasi autant que ie les deteste l'exercice de ces meschancetez insignes porte marque de vigueur et force d'ame, autant que d'erreur et desreiglement. La necessité compose les hommes et les assemble : cette cousture fortuite se forme aprez en loix; car il en a esté d'aussi sauvages qu'aulcune opinion humaine puisse enfanter, qui toutesfois ont maintenu leurs corps avecques autant de santé et longueur de vie que celles de Platon et Aristote sçauroient faire et certes toutes ces descriptions de police, feinctes par art, se treuvent ridicules et ineptes à mettre en practique.

Ces grandes et longues altercations, de la meilleure forme de societé, et des reigles plus commodes à nous attacher, sont altercations propres seulement à l'exercice de nostre esprit comme il se treuve ez arts plusieurs subiects qui ont leur essence en l'agitation et en la dispute, et n'ont aulcune vie hors de là. Telle peincture de police seroit de mise en un nouveau monde; mais nous prenons un monde desia faict et formé à certaines coustumes; nous ne l'engendrons pas, comme Pyrrha, ou comme Cadmus. Par quelque moyen que nous ayons loy 3 de le redresser et renger de nouveau, nous ne pouvons gueres le tordre de son accoustumé ply, que nous ne rompions tout.

3

[blocks in formation]

|

On demandoit à Solon s'il avoit estably les meil leures loix qu'il avoit peu aux Atheniens: «< Ouy bien, respondit il', de celles qu'ils eussent receues. » Varro2 s'excuse de pareil air : « Que s'il avoit tout de nouveau à escrire de la religion, il diroit ce qu'il en croid; mais estant desia receue et formee, il en dira selon l'usage, plus que selon nature. »

Non par opinion, mais en verité, l'excellente et meilleure police est, à chascune nation, celle soubs laquelle elle s'est maintenue : sa forme et commodité essentielle depend de l'usage. Nous nous desplaisons volontiers de la condition presente mais ie tiens pourtant que d'aller desirant le commandement de peu, en un estat populaire ; ou en la monarchie, une aultre espece de gouvernement, c'est vice et folie.

Ayme l'estat tel que tu le veois estre : S'il est royal, ayme la royauté; S'il est de peu, ou bien communanté, Ayme l' aussi; car Dieu t'y a faict naistre. Ainsi en parloit le bon monsieur de Pibrac, que nous venons de perdre 3; un esprit si gentil, les opinions si saines, les mœurs si doulces. Cette perte, et celle qu'en mesme temps nous avons faicte de monsieur de Foix, sont pertes importantes à nostre couronne. Ie ne scay s'il reste à la France dequoy substituer une aultre couple pareille à ces deux Gascons, en sincerité et en suffisance, pour le conseil de nos roys. C'estoient ames diversement belles, et certes, selon le siecle, rares et belles, chascune en sa forme : mais qui les avoit logees en cet aage, si disconvenables et si disproportionnees à nostre corruption et à nos tempestes?

Rien ne presse un estat, que l'innovation; le changement donne seul forme à l'iniustice et à la tyrannie. Quand quelque piece se desmanche, on

I PLUTARQUE, Vie de Solon, c. 9. C.

2 Dans S. AUGUSTIN, de Civit. Dei, V, 4. C. 3 Gui du Faur, seigneur de Pibrac, l'auteur des Quatrons contenants preceptes et enseignements utiles pour la vie de l'homme, mourut le 27 de mai 1584, à l'âge de cinquantecinq ans. Ce bon monsieur de Pibrac avait publie en latin une apologie de la Saint-Barthélemy, datée du 1er novembre 1572, et que l'on trouvera, traduite en français, dans les Memorci de l'estat de France soubs Charles IX, t. I, fol. 436 verso. Il essaye d'y prouver, fol. 444, que ce prince, auteur du massa cre, a surpassé toute mesure de clemence, et que sa mere, cette vertueuse royne, est un modele de bonté. Mais il faut que ses contemporains lui aient pardonné cette faiblesse; car on voit les regrets honorables que Montaigne lui accorde; et un juge bien plus sévère que lui, l'inflexible Jos. Scaliger, quoique zélé protestant, parlait ainsi de Pibrac (Scaligerawa I) : « PIBRACIUS, vir honestissimus, bonus jurisconsultus, et, pour un Gascon, parle bien francois. » J. V. L.

4 Conseiller du roi en son conseil privé, et qui fut ambassadeur de France à Venise. C'est à lui que Montaigne dedia, en 1570, les vers français de la Boëtie. Voyez la Lettre. IX de

cette édition. J. V. L.

peult l'estayer; on peult s'opposer à ce que l'alteration et corruption naturelle à toutes choses ne nous esloingne trop de nos commencements et principes mais d'entreprendre à refondre une si grande masse, et à changer les fondements d'un si grand bastiment, c'est à faire à ceulx qui, pour descrasser, effacent, qui veulent amender les defaults particuliers par une confusion universelle, et guarir les maladies par la mort, non tam commutandarum, quam evertendarum rerum cupidi. Le monde est inepte à se guarir; il est si impatient de ce qui le presse, qu'il ne vise qu'à s'en desfaire, sans regarder à quel prix. Nous veoyons, par mille exemples, qu'il se guarit ordinairement à ses despens. La descharge du mal present n'est pas guarison, s'il n'y a, en general, amendement de condition: la fin du chirurgien n'est pas de faire mourir la mauvaise chair; ce n'est que l'acheminement de sa cure: il regarde au delà, d'y faire renaistre la naturelle, et rendre la partie à son deu estre 2. Quiconque propose seulement d'emporter ce qui le masche 3, il demeure court; car le bien ne succede pas necessairement au mal; un aultre mal luy peult succeder, et pire: comme il adveint aux tueurs de Cesar, qui iecterent la chose publicque à tel poinct, qu'ils eurent à se repentir de s'en estre meslez. A plusieurs depuis, iusques à nos siecles, il est advenu de mesme: les François mes contemporanees 4 sçavent bien qu'en dire. Toutes grandes mutations esbranlent l'estat, et le desordonnent.

Qui viseroit droict à la guarison, et en consulteroit avant toute œuvre, se refroidiroit volontiers d'y mettre la main. Pacuvius Calavius corrigea le vice de ce proceder, par un exemple insigne. Ses concitoyens estoient mutinez contre leurs magistrats: luy, personnage de grande auctorité en la ville de Capoue, trouva un iour moyen d'enfermer le senat dans le palais; et convoquant le peuple en la place, leur dit, Que le iour estoit venu auquel, en pleine liberté, ils pouvoient prendre vengeance des tyrans qui les avoient si long temps seuls et oppressez, lesquels il tenoit à sa mercy, desarmez: feut d'advis qu'au sort on les tirast hors, l'un aprez l'aultre, et de chascun on ordonnast particulierement, faisant sur le champ executer ce qui en seroit decreté; pourveu aussi que tout d'un train ils advisassent d'establir quelque

Qui cherchent moins à changer le gouvernement qu'à le détruire. Cic. de Offic. II, 1.

2 A son état de santé et de force. E. J.
3 Ce qui le ronge, ce qui le fait souffrir. C.

4 Mes contemporains. C.

[ocr errors]

homme de bien en la place du condemné, à fin qu'elle ne demeurast vuide d'officier. Ils n'eurent pas plustost ouy le nom d'un senateur, qu'il s'esleva un cry de mescontentement universel à l'encontre de luy. « le veoy bien, dit Pacuvius, il fault desmettre cettuy cy; c'est un meschant : ayons en un bon en change. » Ce feut un prompt silence, tout le monde se trouvant bien empesché au chois. Au premier plus effronté qui dit le sien, voylà un consentement de voix encores plus grand à refuser celuy là; cent imperfections et iustes causes de le rebuter. Ces humeurs contradictoires s'estants eschauffees, il adveint encores pis du second senateur, et du tiers: autant de discorde à l'eslection, que de convenance à la desmission. S'estants inutilement lassez à ce trouble, ils commencent, qui deçà, qui delà, à se desrobber peu à peu de l'assemblee, rapportant chascun cette resolution en son ame, « Que le plus vieil et mieulx cogneu mal est tousiours plus supportable que le mal recent et inexperimenté 1.»

Pour nous veoir bien piteusement agitez ( car que n'avons nous faict?

Eheu! cicatricum et sceleris pudet,
Fratrumque quid nos dura refugimus
Ætas? quid intactum nefasti

Liquimus? unde manus iuventus
Metu deorum continuit? quibus
Pepercit aris 2?)

[merged small][merged small][ocr errors][merged small]

Tout ce récit est emprunté de TITE-LIVE, XXIII, 3, etc. On sait que M. Andrieux a composé, sur le même sujet, un conte en vers, intitulé, Procès du sénat de Capoue, ou Les

jugements de la multitude. J. V. L.

2 Hélas! nos cicatrices, nos guerres parricides, nous couvrent de honte. Barbares que nous sommes, quels forfaits avons-nous craint de commettre? où n'avons-nous point porté nos attentats ? est-il une chose sainte que n'ait profanée notre jeunesse? est-il un autel qu'elle ait respecté? HOR. Od. I, 35,

[blocks in formation]

et re

et ignorance des magistrats, licence et sedition des peuples. En toutes nos fortunes, nous nous comparons à ce qui est au dessus de nous, gardons vers ceulx qui sont mieulx : mesurons nous à ce qui est au dessoubs; il n'en est point de si miserable qui ne treuve mille exemples où se consoler. C'est nostre vice, que nous veoyons plus mal volontiers ce qui est dessus nous, que volontiers ce qui est dessoubs. Si disoit Solon, « Qui dresseroit un tas de touts les maulx ensemble, qu'il n'est aulcun qui ne choisist plustost de remporter avec soy les maulx qu'il a, que de venir à division legitime, avecques touts les aultres hommes, de ce tas de maulx, et en prendre sa quote part. » Nostre police se porte mal: il en a esté pourtant de plus malades, sans mourir. Les dieux s'esbattent de nous à la pelote, et nous agitent à toutes mains :

Enimvero dii nos homines quasi pilas habent'. Les astres ont fatalement destiné l'estat de Rome pour exemplaire de ce qu'ils peuvent en ce genre: il comprend en soy toutes les formes et adventures qui touchent un estat ; tout ce que l'ordre y peult, et le trouble, et l'heur, et le malheur. Qui se doibt desesperer de sa condition, veoyant les secousses et mouvements dequoy celuy là feut agité, et qu'il supporta? Si l'estendue de la domination est la santé d'un estat (dequoy ie ne suis aulcunement d'advis, et me plaist Isocrates, qui instruict Nicocles, non d'envier les princes qui ont des dominations larges, mais qui sçavent bien conserver celles qui leur sont escheues 3), celuy là ne feut iamais si sain, que quand il feut le plus malade. La pire de ses formes luy feut la plus fortunee: à peine recognoist on l'image d'aulcune police soubs les premiers empereurs; c'est la plus horrible et la plus espesse confusion qu'on puisse concevoir; toutesfois il la supporta, et y dura, conservant, non pas une monarchie resserree en ses limites, mais tant de nations si diverses, si esloingnees, si mal affectionnees, si desordonneement commandees et iniustement conquises: Nec gentibus ullis

Commodat in populum, terræ pelagique potentem,
Invidiam fortuna suam 4.

Tout ce qui bransle ne tumbe pas. La contexture d'un si grand corps tient à plus d'un clou; il tient

* VALÈRE MAXIME, VII, 2, ext. 2. C.

2 Paroles de PLAUTE, dans le prologue des Captifs, v. 22, et dont Montaigne rend fort bien le sens avant que de les citer. C.

3 ISOCRATE à Nicoclès, pag. 34. C.

4 Et la fortune n'a voulu confier à aucune nation le soin de sa haine contre les maîtres du monde. LUCAIN, I, 82.

[ocr errors]

mesme par son antiquité : comme les vieux bastiments ausquels l'aage a desrobbé le pied, sans crouste et sans ciment, qui pourtant vivent et se soustiennent en leur propre poids,

Nec iam validis radicibus hærens,
Pondere tuta suo est'.

Davantage, ce n'est pas bien procedé de recognoistre seulement le flanc et le fossé, pour iuger de la seureté d'une place; il fault veoir par où on y peult venir, en quel estat est l'assaillant : peu de vaisseaux fondent de leur propre poids, et sans violence estrangiere. Or tournons les yeulx par tout; tout croule autour de nous en touts les grands estats, soit de chrestienté, soit d'ailleurs, que nous cognoissons, regardez y, vous y trouverez une evidente menace de changement et de ruyne :

Et sua sunt illis incommoda, parque per omnes
Tempestas 2.

Les astrologues ont beau ieu à nous advertir, comme ils font, de grandes alterations et mutations prochaines : leurs divinations sont presentes et palpables; il ne fault pas aller au ciel pour cela. Nous n'avons pas seulement à tirer consolation de cette societé universelle de mal et de menace, mais encores quelque esperance pour la duree de nostre estat; d'autant que naturellement rien ne tumbe là où tout tumbe : la maladie universelle est la santé particuliere; la conformité est qualité ennemie à la dissolution. Pour moy, ie n'en entre point au desespoir, et me semble y veoir des routes à nous sauver :

Deus hæc fortasse benigna
Reducet in sedem vice 3.

Qui sçait si Dieu vouldra qu'il en advienne comme des corps qui se purgent et remettent en meilleur estat par longues et griefves maladies, lesquelles leur rendent une santé plus entiere et plus nette que celle qu'elles leur avoient osté? Ce qui me poise le plus, c'est qu'à compter les symptomes de nostre mal, i'en veoy autant de naturels, et de ceulx que le ciel nous envoye et proprement siens, que de ceulx que nostre desreiglement et l'imprudence humaine y conferent : il semble que les astres mesmes ordonnent que

[merged small][merged small][ocr errors][merged small]
« PreviousContinue »