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puisse estendre à tant de peuples, pour en discerner la precellence, et percer nos polctrines où loge la cognoissance de nostre volonté et de nostre meilleure valeur : il fault qu'ils nous trient par coniecture et à tastons; par la race, les richesses, la doctrine, la voix du peuple; tres foibles arguments. Qui pourroit trouver moyen qu'on en peust iuger par iustice, et choisir les hommes par raison, establiroit, de ce seul traict, une parfaicte forme de police.

Ouy mais, il a mené à poinct ce grand affaire. » C'est dire quelque chose; mais ce n'est pas assez dire: car cette sentence est iustement receue, « Qu'il ne fault pas iuger les conseils par les evenements 1. » Les Carthaginois punissoient les mauvais advis de leurs capitaines, encores qu'ils feussent corrigez par une heureuse issue2 : et le peuple romain a souvent refusé le triumphe à des grandes et tres utiles victoires, parce que la conduicte du chef ne respondoit point à son bonheur. On s'apperceoit ordinairement, aux actions du monde, que la fortune, pour nous apprendre combien elle peult en toutes choses, et qui prend plaisir à rabbattre nostre presumption, n'ayant peu faire les mal habiles, sages, elle les faict heureux, à l'envy de la vertu; et se mesle volontiers à favoriser les executions où la trame est plus purement sienne d'où il se veoid touts les jours que les plus simples d'entre nous mettent à fin de tres grandes besongnes et publicques et privees; et comme Siramnez le Persien respondit à ceulx qui s'estonnoient comment ses affaires succedoient si mal, veu que ses propos estoient si sages, « Qu'il estoit seul maistre de ses propos, mais du succez de ses affaires c'estoit la fortune, » ceulx cy peuvent respondre de mesme, mais d'un contraire biais. La pluspart des choses du monde se font par elles mesmes 4;

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| qui l'avoient mené à fin, leurs motifs et leur adresse; ie n'y ay trouvé que des advis vulgaires : et les plus vulgaires et usitez sont aussi peult estre les plus seurs et plus commodes à la practique, sinon à la monstre. Quoy, si les plus plattes raisons sont les mieulx assises; les plus basses et lasches, et les plus battues, se couchent mieulx aux affaires? Pour conserver l'auctorité du conseil des roys, il n'est pas besoing que les personnes profanes y participent, et y veoyent plus avant que de la premiere barriere il se doibt reverer à credit et en bloc, qui en veult nourrir la reputation. Ma consultation esbauche un peu la matiere, et la considere legierement par ses premiers visages : le fort et principal de la besongne, i'ay accoustumé de le resigner au ciel;

5 Les destins s'ouvrent la route. VIRG. Énéide, III, 395.

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Permitte divis cetera '.

L'heur et le malheur sont, à mon gré, deux souveraines puissances : c'est imprudence d'estimer que l'humaine prudence puisse remplir le roolle de la fortune; et vaine est l'entreprinse de sequences, et mener par la main le progrez de celuy qui presume d'embrasser et causes et conson faict; vaine sur tout aux deliberations guerrieres. Il ne feut iamais plus de circonspection et prudence militaire, qu'il s'en veoid par fois entre nous seroit ce qu'on craind de se perdre ieu ? Ie dis plus, que nostre sagesse mesme et conen chemin, se reservant à la catastrophe de ce sultation suit, pour la pluspart, la conduicte du hazard ma volonté et mon discours se remue tantost d'un air, tantost d'un aultre; et y a plusieurs de ces mouvements qui se gouvernent sans moy ma raison a des impulsions et agitations iournalieres et casuelles :

Vertuntur species animorum, et pectora motus
Nunc alios, alios dum nubila ventus agebat,
Concipiunt 2.

Qu'on regarde qui sont les plus puissants aux villes, et qui font mieulx leurs besongnes; on trouvera ordinairement que ce sont les moins habiles: il est advenu aux femmelettes, aux enfants, et aux insensez, de commander des grands estats, à l'egual des plus suffisants princes; et y rencontrent (dict Thucydides 3) plus ordinairement les grossiers que les subtils : nous attribuons les effects de leur bonne fortune à leur prudence;

1 Abandonnez le reste aux dieux. HORACE, Od. I, 9, 9. 2 La disposition de l'âme varie sans cesse : maintenant une passion l'agite; que le vent change, une autre l'entrainera VIRG. Georg. I, 420.

3 III, 37, harangue de Cléon. C.

Ut quisque fortuna utitur, Ita præcellet; atque exinde sapere illum omnes dicimus 1: parquoy ie dis bien, en toutes façons, que les evenements sont maigres tesmoings' de nostre prix et capacité.

Or i'estoy sur ce poinct, qu'il ne fault que veoir un homme eslevé en dignité: quand nous l'aurions cogneu, trois iours devant, homme de peu, il coule insensiblement en nos opinions, une image de grandeur de suffisance3; et nous persuadons que croissant de train et de credit, il est creu de merite: nous iugeons de luy, non selon sa valeur, mais à la mode des iectons, selon la prerogative de son reng. Que la chance tourne aussi, qu'il retumbe et se mesle à la presse, chascun s'enquiert avecques admiration de la cause qui l'avoit guindési hault: « Est ce luy ? faict on; N'y sçavoit il aultre chose quand il y estoit ? Les princes se contentent ils de si peu? Nous estions vrayement en bonnes mains! » C'est chose que i'ay veu souvent de mon temps: voire, et le masque des grandeurs qu'on represente aux comedies nous touche aulcunement et nous pipe. Ce que i'adore moy mesme aux roys, c'est la foule de leurs adorateurs : toute inclination et soubmission leur est deue, sauf celle de l'entendement; ma raison n'est pas duicte à se courber et fleschir, ce sont mes genoux. Melanthius, interrogé ce qu'il luy sembloit de la tragedie de Dionysius : « Ie ne l'ay, dit il', point veue, tant elle est offusquee de langage» aussi la pluspart de ceulx qui iugent les discours des grands, debvroient dire : « le n'ay point entendu son propos, tant il estoit offusqué de gravité, de grandeur et de maiesté. » Antisthenes 5 suadoit un iour aux Atheniens qu'ils commandassent que leurs asnes feussent aussi bien employez au labourage des terres, comme estoient les chevaulx; sur quoy il luy feut respondu que cet animal n'estoit pas nay à un tel service : « C'est tout un, repliqua il; il n'y va que de vostre ordonnance; car les plus ignorants et incapables hommes que vous employez aux commandements de vos guerres, ne laissent pas d'en devenir incontinent tres dignes, parce que vous les y employez : » à quoy touche l'usage de tant de peuples qui canonizent le roy qu'ils ont faict d'entre eulx, et ne se contentent point de l'honnorer, s'ils ne l'adorent. Ceulx de

1 Un homme ne s'élève qu'à la faveur de la fortune, et des lors tout le monde vante son habileté. PLAUTE, Pseudol. II,

3, 13.

Edit. de 1588, fol. 411 verso, « sont debiles tesmoings. » 3 De grande suffisance, de grande habileté. C.

4 PLUTARQUE, Comment il fault ouyr, c. 7. C.

DIOG. LAFRCE, VI, 8. C.

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Mexico, depuis que les cerimonies de son sacre sont parachevees, n'osent plus le regarder au visage; ains, comme s'ils l'avoient deïfié par sa royauté, entre les serments qu'ils luy font iurer de maintenir leur religion, leurs loix, leurs libertez, d'estre vaillant, iuste, et debonnaire, il iure aussi de faire marcher le soleil en sa lumiere accoustumee, esgoutter les nuees en temps opportun, courir aux rivieres leurs cours, et faire porter à la terre toutes choses necessaires à son peuple1.

Ie suis divers à cette façon commune; et me desfie plus de la suffisance quand ie la veoy accompaignee de grandeur de fortune et de recommendation populaire : il nous fault prendre garde combien c'est de parler à son heure, de choisir son poinct, de rompre le propos, ou le changer, d'une auctorité magistrale, de se deffendre des oppositions d'aultruy par un mouvement de teste, un soubris, ou un silence, devant une assistance qui tremble de reverence et de respect. Un homme de monstrueuse fortune, venant mesler son advis à certain legier propos qui se demenoit tout laschement en sa table, commencea iustement ainsi : « Ce ne peult estre qu'un menteur ou ignorant qui dira aultrement que, etc. » Suyvez cette poincte philosophique, un poignard à la main.

Voycy un aultre advertissement duquel ie tire grand usage: c'est qu'aux disputes et conferences, touts les mots qui nous semblent bons ne doibvent pas incontinent estre acceptez. La pluspart des hommes sont riches d'une suffisance estrangiere; il peult bien advenir à tel de dire un beau traict, une bonne response et sentence, et la mettre en avant, sans en cognoistre la force. Qu'on ne tient pas tout ce qu'on emprunte, à l'adventure se pourra il verifier par moy mesme. Il n'y fault point tousiours ceder2, quelque verité ou beaulté qu'elle ayt: ou il la fault combattre à escient, ou se tirer arriere, soubs couleur de ne l'entendre pas, pour taster de toutes parts comment elle est logee en son aucteur. Il peult advenir que nous nous enferrons, et aydons au coup, oultre sa portee. l'ay aultrefois employé, à la necessité et presse du combat, des revirades 3 qui ont faict faulsee oultre

Montaigne a tiré ce fait de Lopez de Gomara, dans son Historia general de las Indias (voyez les Observationes miscellæ de Matthias Bernegger, imprimées à Strasbourg en 1669, Observat. 35). Le passage se trouve au liv. II, chap. 77, de la traduction française de Gomara, imprimée à Paris en 1587. A. D.

2 Dans l'édition de 1588, fol. 412, la phrase que l'on va lire suivait immédiatement celle qui, trois lignes plus haut, finit par sans en cognoistre la force. Le sens n'était point interrompu. A. D.

3 Des répliques, des ripostes qui ont porté coup au delà de mon intention et de mon espérance. Revirade est un

mon desseing et mon esperance ie ne les donnoy qu'en nombre, on les recevoit en poids. Tout ainsi comme, quand ie debats contre un homme vigoreux, ie me plais d'anticiper ses conclusions, ie luy oste la peine de s'interpreter, i'essaye de prevenir son imagination imparfaicte encores et naissante; l'ordre et la pertinence de son entendement m'advertit et menace de loing: de ces aultres ie fois tout le rebours; il ne fault rien entendre que par eulx, ny rien presupposer. S'ils iugent en paroles universelles, « Cecy est bon, cela ne l'est pas, » et qu'ils rencontrent; veoyez si c'est la fortune qui rencontre pour eulx : qu'ils circonscrivent et restreignent un peu leur sentence; pourquoy c'est; par où c'est. Ces iugements universels, que ie veoy si ordinaires, ne disent rien; ce sont gents qui saluent tout un peuple en foule et en trouppe: ceulx qui en ont vraye cognoissance, le saluent et remarquent nommeement et particulierement; mais c'est une hazardeuse entreprinse : d'où l'ay veu, plus souvent que touts les iours, advenir que les esprits foiblement fondez, voulants faire les ingenieux à remarquer en la lecture de quelque ouvrage le poinct de la beaulté, arrestent leur admiration d'un si mauvais chois, qu'au lieu de nous apprendre l'excellence de l'aucteur, ils nous apprennent leur propre ignorance. Cette exclamation est seure, « Voylà qui est beau! » ayant ouy une entiere page de Virgile; par là se sauvent les fins mais d'entreprendre à le suyvre par espaulettes; et de iugement exprez et trié, vouloir remarquer par où un bon aucteur se surmonte, poisant les mots, les phrases, les inventions, et ses diverses vertus, l'une aprez l'aultre: ostez vous de là. Videndum est, non modo quid quisque loquatur, sed etiam quid quisque sentiat, atque eliam qua de causa quisque sentiat. I'oy iouruellement dire à des sots des mots non sots; ils disent une bonne chose scachons iusques où ils la cognoissent; veoyons par où ils la tiennent. Nous les aydons à employer ce beau mot et cette belle raison, qu'ils ne possedent pas; ils ne l'ont mot tout à fait inusité, et qui n'a peut-être jamais été français. Je le crois purement gascon. Le peuple du Languedoc s'en sert

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fort communément encore. C. L'Académie donne revirade comme terme du jeu de trictrac. On s'en sert aussi à la paume.

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qu'en garde : ils l'auront produicte à l'adventure et à tastons; nous la leur mettons en credit et en prix. Vous leur prestez la main; à quoy faire? ils ne vous en sçavent nul gré, et en deviennent plus ineptes : ne les secondez pas, laissez les aller; ils manieront cette matiere comme gents qui ont peur de s'eschaulder; ils n'osent luy changer d'assiette et de iour, ny l'enfoncer : croulez la tant soit peu, elle leur eschappe; ils vous la quittent, toute forte et belle qu'elle est : ce sont belles armes, mais elles sont mal emmanchees. Combien de fois en ay ie veu l'experience! Or si vous venez à les esclaircir et confirmer, ils vous saisissent et desrobbent incontinent cet advantage de vostre interprctation : « C'estoit ce que ie vouloy dire: voyla iustement ma conception; si ie ne l'ay ainsin exprimé, ce n'est que faulte de langue. » Soufflez. Il fault employer la malice mesme, à corriger cette fiere bestise. Le dogme d'Hegesias 2, « Qu'il ne fault ny haïr ny accuser, ains instruire, » a de la raison ailleurs; mais ici c'est iniustice et inhumanité de secourir et redresser celuy qui n'en a que faire, et qui en vault moins. l'ayme à les laisser embourber et empestrer encores plus qu'ils ne sont, et si avant, s'il est possible, qu'enfin ils se recognoissent.

La sottise et desreiglement de sens n'est pas chose guarissable par un traict d'advertissement : et pouvons proprement dire de cette reparation ce que Cyrus respond à celuy qui le presse d'enhorter son ost3, sur le poinct d'une battaille :

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Que les hommes ne se rendent pas courageux et belliqueux sur le champ par une bonne harangue; non plus qu'on ne devient incontinent musicien, pour ouyr une bonne chanson 4. » Ce sont apprentissages qui ont à estre faicts avant la main, par longue et constante institution. Nous debvons ce soing aux nostres, et cette assiduité de correction et d'instruction; mais d'aller prescher le premier passant, et regenter l'ignorance ou ineptie du premier rencontré, c'est un usage auquel ie veulx grand mal. Rarement le fois ie, aux propos mesme qui se passent avecques moy; et quitte plustost tout, que de venir à ces instructions reculecs et magistrales; mon humeur n'est propre non plus à parler qu'à escrire pour les principiants mais aux choses qui se disent en commun, ou entre aultres, pour faulses et absurdes

5

1 Remuez-la. E. J.

2 DOG. LAERCE, II, 95. C.

3 D'exhorter, d'encourager son armée. E J.

4 XENOPHON, Cyrop. III, 3, 23. C.

5 Pour les commençants. E. J.

que ie les iuge, ie ne me iecte iamais à la traverse, | rassis, nous ne pouvons toucher sans offense; et ny de parole ny de signe.

Au demourant, rien ne me despite tant en la sottise, que dequoy elle se plaist plus que aulcune raison ne se peult raisonnablement plaire. C'est malheur, que la prudence vous deffend de vous satisfaire et fier de vous, et vous renvoye tousiours mal content et craintif; là où l'opiniastreté et la temerité remplissent leurs hostes d'esiouïssance et d'asseurance. C'est aux plus mal habiles de regarder les aultres hommes par dessus l'espaule, s'en retournants tousiours du combat pleins de gloire et d'alaigresse; et le plus souvent encores, cette oultrecuidance de langage et gayeté de visage leur donne gaigné, à l'endroict de l'assistance, qui est communement foible et incapable de bien iuger et discerner les vrays advantages. L'obstination et ardeur d'opinion est la plus seure preuve de bestise : est il rien certain, resolu, desdaigneux, contemplatif, grave, serieux, comme l'asne?

Pouvons nous pas mesler au tiltre de la conference et communication, les devis poinctus et couppez que l'alaigresse et la privauté introduict entre les amis, gaussants et gaudissants' plaisamentre les amis, gaussants et gaudissants plaisam

ment et vifvement les uns les aultres? exercice

auquel ma gayeté naturelle me rend assez propre; et s'il n'est aussi tendu et serieux que cet aultre exercice que ie viens de dire, il n'est pas moins aigu et ingenieux, ny moins proufitable, comme il sembloit à Lycurgus 2. Pour mon regard, i'y apporte plus de liberté que d'esprit, et y ay plus d'heur que d'invention : mais ie suis parfaict en la souffrance; car i'endure la revenche, non seulement aspre, mais indiscrette aussi, sans alteration : et à la charge qu'on me faict, si ie n'ay dequoy repartir brusquement sur le champ, ie ne vois pas3 m'amusant à suyvre cette poincte, d'une contestation ennuyeuse et lasche, tirant à

:

l'opiniastreté; ie la laisse passer, et baissant ioyeusement les aureilles, remets d'en avoir ma raison à quelque heure meilleure n'est pas marchand qui tousiours gaigne. La pluspart changent de visage et de voix où la force leur fault, et par une importune cholere, au lieu de se venger, accusent leur foiblesse ensemble et leur impatience. En cette gaillardise, nous pinceons par fois des chordes secrettes de nos imperfections, lesquelles,

1 Gausser et gaudir, termes à peu près synonymes, qui signifient rire, se moquer, se ruiller les uns des autres. Gausser trouve encore sa place dans le burlesque. Gaudir, se gaudir, est tout à fait suranné. C.

2 PLUTARQUE, Lycurgue, c. 11 de la version d'Amyot. C. 3 Je ne vais pas. E. J.

nous entr'advertissons utilement de nos defaults. Il y a d'aultres ieux de main, indiscrets et aspres, à la françoise, que ie hay mortellement ; i'ay la peau tendre et sensible: i'en ay veu, en ma vie, enterrer deux princes de nostre sang royal. Il faict laid se battre en s'esbattant.

Au reste, quand ie veulx iuger de quelqu'un, ie luy demande combien il se contente de soy; iusques où son parler ou son escript luy plaist. Ie veulx eviter ces belles excuses : « Ie le feis en me iouant;

Ablatum mediis opus est incudibus istud '; Je n'y feus pas une heure; Ie ne l'ay reveu depuis. » Or, dis ie, laissons doncques ces pieces ; donnez m'en une qui vous represente bien entier, par laquelle il vous plaise qu'on vous mesure : et puis, que trouvez vous le plus beau en vostre ouvrage? est ce ou cette partie, ou cette cy? la grace, ou la matiere, ou l'invention, ou le iugement, ou la science? Car ordinairement ie m'apperceoy qu'on fault autant à iuger de sa propre besongne, que de celle d'aultruy, non seulement pour l'affection qu'on y mesle, mais pour n'avoir la suffisance de la cognoistre et distinguer : l'ouvrage, de sa propre force et fortune, peult seconder l'ouvrier et le devancer oultre son invention et cognoissance. Pour moy, ie ne iuge la valeur d'aultre besongne plus obscurement que de la tantost mienne; et loge les Essais tantost bas, hault, fort inconstamment et doubteusement. Il y a plusieurs livres utiles, à raison de leurs subiects, desquels l'aucteur ne tire aulcune recommendation; et des bons livres, comme des bons la facon de nos convives et de nos vestements, ouvrages, qui font honte à l'ouvrier. l'escriray les edicts de mon temps, et les lettres des princes et l'escriray de mauvaise grace; ie publieray qui passent ez mains publicques; ie feray un abbregé sur un bon livre (et tout abbregé sur un bon livre est un sot abbregé 2 ), lequel livre vien

dra à se perdre; et choses semblables: la pos

terité retirera utilité singuliere de telles compositions; moy, quel honneur, si ce n'est de ma bonne fortune? Bonne part des livres fameux sont de cette condition.

Quand ie leus Philippes de Comines, il y a

Cet ouvrage, imparfait encore, a été retiré du métier. OVIDE, Trist. I, 6, 29.

2 Cet axiome littéraire mériterait l'attention de nos compilateurs modernes ; ils l'ont oublié trop souvent. On a voulu faire un abrégé des ESSAIS (Esprit de Montaigne, par Pesselier, 1753); mais le sot abrégé n'a pas vécu. J. V. L.

plusieurs annees, tres bon aucteur certes, i'y re- | marquay ce mot pour non vulgaire : « Qu'il se fault bien garder de faire tant de service à son maistre, qu'on l'empesche d'en trouver la iuste recompense: » ie debvoy louer l'invention, non pas luy 1; ie la rencontray en Tacitus il n'y a pas long temps: Beneficia eo usque læta sunt, dum videntur exsolvi posse; ubi multum antevenere, pro gratia odium redditur2; et Seneque vigoreusement: Nam qui putat esse turpe non reddere, non vult esse cui reddat3; et Cicero, d'un biais plus lasche: Qui se non putat satisfacere, amicus esse nullo modo potest. Le subiect, selon qu'il est, peult faire trouver un homme sçavant et memorieux 5; mais pour iuger en luy les parties plus siennes et plus dignes, la force et beaulté de son ame, il fault sçavoir ce qui est sien, et ce qui ne l'est point et en ce qui n'est pas sien, combien on luy doibt, en consideration du chois, disposition, ornement et langage qu'il a fourny. Quoy, s'il a emprunté la matiere, et emprunté la forme, comme il advient souvent? Nous aultres, qui avons peu de practique avecques les livres, sommes en cette peine, que quand nous veoyons quelque belle invention en un poëte nouveau, quelque fort argument en un prescheur, nous n'osons pourtant les en louer, que nous n'ayons prins instruction, de quelque sçavant, si cette piece leur est propre, ou si elle est estrangiere iusques lors ie me tiens tousiours sur mes gardes.

Je viens de courre d'un fil l'histoire de Tacitus (ce qui ne m'advient gueres; il y a vingt ans que ie ne meis en livre une heure de suitte); et l'ay faict à la suasion d'un gentilhomme que la France estime beaucoup, tant pour sa valeur propre, que pour une constante forme de suffisance et bonté qui se veoid en plusieurs freres qu'ils sont. Ie ne sçache point d'aucteur qui mesle à un registre publicque tant de consideration des mœurs et inclinations particulieres: et me

1 Mais Comines lui-même, III, 12, ne s'attribue pas ce mot; car il déclare qu'il le tient de son maistre (Louis XI), qui lui en allegua son aucteur, et de qui il le tenoit. C.

2 Les bienfaits sont agréables tant que l'on croit pouvoir s'acquitter; mais lorsqu'ils deviennent trop grands, loin de les reconnaitre, on les paye de hayne. TACITE, Annal. IV, 18.

3 Celui qui trouve honteux de ne pas rendre, voudrait qu'il n'y eût plus personne à qui il fut obligé. SENÈQUE, Epist. 81. 4 Celui qui ne croit pas être quitte envers vous, ne saurait être votre ami. Q. Cic. de Petitione consulatus, c. 9.

5 Que le mot de memorieux, qui se trouve dans Cotgrave, ait été forgé par Montaigne, ou usité de son temps, l'usage l'a entièrement rejeté sans nous donner un équivalent. Homo, dit Cicéron (de Leg. 1, 7), animal acutum, memor. Montaigne pouvait rendre ce dernier mot latin par un seul mot français; nous ne saurions le faire aujourd'hui. C.

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semble le rebours de ce qu'il luy semble à luy 1, Qu'ayant specialement à suyvre les vies des empereurs de son temps, si diverses et extremes en toute sorte de formes, tant de notables actions que nommeement leur cruauté produisit en leurs subiects, il avoit une matiere plus forte et attirante à discourir et à narrer, que s'il eust eu à dire des battailles et agitations universelles; si que souvent ie le treuve sterile, courant par dessus ces belles morts, comme s'il craignoit nous fascher de leur multitude et longueur. Cette forme d'histoire est de beaucoup la plus utile : les mouvements publicques dependent plus de la conduicte de la fortune; les privez, de la nostre. C'est plustost un iugement, que deduction d'histoire; il y'a plus de preceptes que de contes : ce n'est pas un livre à lire, c'est un livre à estudier et apprendre; il est si plein de sentences, qu'il y en a à tort et à droict; c'est une pepiniere de discours ethiques et politiques, pour la provision et ornement de ceulx qui tiennent quelque reng au maniement du monde. Il plaide tousiours par raisons solides et vigoreuses, d'une facon poinctue et subtile, suyvant le style affecté du siecle; ils aymoient tant à s'enfler, qu'où ils ne trouvoient de la poincte et subtilité aux choses, ils l'empruntoient des paroles. Il ne retire pas mal à l'escrire de Seneque : il me semble plus charnu; Seneque plus aigu. Son service est plus propre à un estat trouble et malade, comme est le nostre present; vous diriez souvent qu'il nous peinct, et qu'il nous pince.

Ceulx qui doubtent de sa foy, s'accusent assez de luy vouloir mal d'ailleurs. Il a les opinions saines, et prend du bon party aux affaires romaines. Ie me plains un peu toutesfois dequoy il a iugé de Pompeius plus aigrement que ne porte l'advis des gents de bien qui ont vescu et traicté avecques luy; de l'avoir estimé du tout pareil à Marius et à Sylla, sinon d'autant qu'il estoit plus couvert 2. On n'a pas exempté d'ambition son intention au gouvernement des affaires, ny de vengeance; et ont craint ses amis mesmes que la victoire l'eust emporté oultre les bornes de la raison, mais non pas iusques à une mesure si effrenee: il n'y a rien, en sa vie, qui nous ayt menacé d'une si expresse cruauté et tyrannie. Encores ne fault il pas contrepoiser le souspeçon à l'evidence : ainsi ie ne l'en croy pas. Que ses narrations soient naïfves et droictes, il se pourroit à l'adventure argumenter de cecy mesme, Qu'elles ne s'appliquent Annal. XVI, 16. J. V. L.

* Histor. II, 38. J. V. L.

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